Alice Scaliger | Place d’homme

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l’auteur

Alice Scaliger est née en 1976. Vit et enseigne les lettres classiques à Tours. En est fière. Aime les formes d’écriture collective et participe à des ateliers d’écriture, comme l’aventure estivale ouvrez.fr durant l’été 2013 ; en anime aussi.

Tient un blog : alice.scaliger.fr ; est joignable via Facebook.

le texte

Cette fiction est née d’une rencontre entre un souvenir personnel d’hiver canadien très précis, envahissant ; et des questions comme que fait-on sur cette terre, on ne s’y habitue pas. C’est une expérience un peu étrange, et utile comme un manteau de neige (les idées poussent en dessous).

 

Dans la neige, creuser un trou. Les chiens, à côté, font de même. Je creuse calmement. Je vis le plus beau moment de ma vie.

Je sais que ça ne se fait pas, de dire ça. Il faudrait choisir : la naissance de mes enfants, le jour de tel premier baiser. C’est vrai aussi, c’est beau, ces moments où l’on prend une nouvelle place, ces moments où l’on ajoute une fonction, une utilité à son existence. Mère de. Amante, compagne, épouse. Le jour où l’on achète une maison, en plus petit, est un jour de gloire. Propriétaire de. Avec une voiture, en minuscule, ça marche un peu aussi. Une naissance, c’est le mieux. Une nouvelle utilité à soi accordée, et la magie d’une vie qui débute. Il y a de quoi s’extasier.

Mais je maintiens que ce trou dans la neige, c’est le plus beau jour de ma vie. Trois journées de randonnée hivernale au Canada, sur un traîneau tiré par des chiens. Une demi-journée pour apprendre à manier le traîneau, à connaître la meute, à dialoguer uniquement avec le chien qui est le chef du petit groupe de six animaux. Le départ, après le déjeuner, pour soi et pour les chiens. Comme c’était écrit sur le dépliant, Raid Hiver Aventure. J’ai bien conscience qu’on me vend du rêve. J’ai bien conscience d’être une urbaine contemporaine, enfermée dans une société de loisirs, et qui travaille tant qu’elle s’offre une échappée au loin, à la merci des promoteurs du bonheur sportif et naturel, un retour aux sources formaté pour elle. Je me sens si caricaturale, j’ai tellement conscience de ce que représente l’artifice de ma promenade dans la neige que je suis surprise par la neige elle-même.

Je creuse la neige. C’est là qu’il va falloir dormir. Quand il fait moins trente-cinq degrés, moins cinquante en température ressentie, à cause du vent froid et humide qui incruste de petites étoiles de givre la moindre mèche de cheveux échappée, tiède encore, du bonnet épais qui couvre les oreilles, quand il fait si froid, on vient chercher près de la terre couverte par le manteau blanc un peu de tiédeur, une température légèrement inférieure à zéro, la chaleur vert clair où éclosent, dans leur audace, quelques embryons de plantes dont j’ignore tout, et qui m’ignorent aussi bien.

Il fait blanc. Il fait humide. Il fait nuit plus sombre que je n’aurais cru, autour du feu de camp.

M’a-t-on vendu du rêve ? Je récolte du froid.

Est-ce du tourisme de masse ? Non.

Est-ce du tourisme ? Non plus. Je commence à en douter. J’ai de plus en plus l’impression que les moniteurs ne sont pas des moniteurs, mais des gens qui vivent dans ce monde-là, celui de la neige et des chiens, que nous sommes non pas leurs invités, non pas leurs clients, mais juste des gens là, transparents, qui n’appartenons pas plus à leur monde que tous ces objets que nous avons laissés là-bas.

Nous n’avons pas de téléphone, ni d’appareil photo : il fait trop froid. On dormira dans la neige, avec une couverture étanche autour de nous, et les chiens aussi, ensemble, à se tenir chaud. On le savait, mais dormir avec ces chiens surprend, par l’intensité familière. Une journée ensemble dans la neige aura suffi pour que je niche sans pudeur mon nez dans le poil doux d’un animal inconnu la veille. Et ce, au-dessus d’un sac plastique, appelé couverture de survie, posée au fond du trou. Au-dessous d’un auvent pliable, posé là comme un parapluie, mais solidement ancré dans la neige. Je respire le chien. C’est comme se surprendre à renifler longtemps son nouveau-né. Se surprendre à être soi-même animal.

Est-ce du tourisme ? Non. Pas exactement. Notre guide est jeune, et ressemble déjà à un trappeur usé. Il appartient à la tribu des hommes d’autrefois, qui n’ont pas oublié comment creuser la neige, ont simplement remplacé une peau de bête tannée à la pierre par un tissu argenté qui ne laisse pas passer l’eau. Leur esprit aussi est étanche. Le sourire est là, l’amabilité est là, mais leur esprit est dans la forêt. Cela se sent. Il se tient très loin de ce qui nous préoccupe. L’homme d’autrefois nous emmène, quelques-uns. Petit groupe de quatre adultes d’aujourd’hui, en bonne santé. Le guide nous a demandé si nous nous portions bien. Nous parlons peu. Chacun est sur son traîneau, avec quelques affaires, son ravitaillement, celui de sa meute. Le soir, chacun dort avec ses chiens. Chaque humain dans son trou, sous le ciel froid, dont les étoiles font ressentir le vide.

Ces hommes d’autrefois nourrissent leurs chiens. Nous sommes une façon de leur apporter leur nourriture. Ils pourraient chasser des cervidés, mais il y a des lois. Nous sommes les cervidés. Nous sommes le bétail. Nous apportons la nourriture aux chiens. On ne nous tue pas. On sourit, on encaisse un paiement. C’est indirect. Nous avons toute l’importance d’une source de protéines ; exactement cette importance-là.

Le guide nous regarde avec la bienveillance du fermier sur ses vaches. Ou alors, je cherche un point de repère, une référence connue. Pourtant, je crois vraiment qu’il dit mon prénom comme celui de ses chiens, ou de vaches d’un troupeau : on se nomme chacun Vie utile. C’est une sorte de nom indien. Et sinon, on peut être mangé. Il fait si froid ici.

Creuser un trou avec ses mains, ses pattes. La neige n’est pas dure, sous la croûte légère du dessus. Dans la forêt, l’immense forêt canadienne, il n’y a pas eu beaucoup de pas pour la tasser. Quelques traces d’animaux passés par là permettent de dater la dernière tombée de neige. Sous les arbres, les pas s’effacent, à cause de la neige qui s’éparpille à nouveau, quand le vent souffle et la lance en pluie fine, depuis les branches jusqu’au sol blanc. Pour remonter, il faudra tasser la neige en escalier. Pour remonter, même si remonter semble improbable en cet instant.

Il y a dans ce creux une chaleur d’utérus. Et c’est tellement idiot et caricatural de se dire ça. C’est simplement une chaleur animale.

Il y a dans ce creux une chaleur d’étable. Trop biblique.

Il y a dans ce creux une chaleur primordiale. Celle-là. Celle qui vient de si loin que j’en ignorais tout. C’est cela que je découvre, dans ce trou. Je descends de l’homme-animal depuis si longtemps, depuis tant de générations, que je ne connais rien de ces gestes ancestraux : creuser la neige, parler au chien. Dans ce trou dont il faudra péniblement que je remonte, faisant du bout du pied un escalier fragile, en allant assez vite pour ne pas trop peser.

Tout est poids dans cet univers. Le traîneau est fait de branches tressées solidement, mais aussi ajourées que possible. Pour tenir les sacs, un tissu solidement noué suffit. À moi de me faire légère, de courir avec les chiens à la moindre montée.

Dans les chaussures, des chaussons de plastique. Dans les chaussons étanches, deux paires de chaussettes. Je chausse du 36, et ces bottes semi-rigides de trappeur sont un peu trop grandes pour moi, même dans le plus petit modèle. Sur les mains, des sous-gants de soie, avant les gants qui aggripent le traîneau. Ici, on multiplie les couches, on répète. Devant moi, trois rangées horizontales de chiens. Ou deux lignes verticales de chiens. Quoi qu’il en soit, ça va devant, les barreaux d’une échelle de Jacob. Devant à gauche, le chef de meute, qui aime cette place-là. Chaque chien à sa place - je ne me tromperai pas. Une seule paire de chaussures, pour courir, remonter les pentes, glisser avec le traîneau. Dans la neige, pour dormir, on délace un peu ses chaussures, on ne les enlève pas.

Un léger malaise au matin. C’est de rester dans les mêmes vêtements que la veille. Ou d’être avec des chiens qui connaissent la forêt, et repèrent des odeurs dans un univers blanc qui sent la neige, juste la neige, pour moi. Eux s’agitent, reniflent des animaux que je ne vois pas.

L’éblouissement du matin. Le chef de meute me suit quand je vais faire mes besoins. Il me fixe du regard, me surveille. Je fais partie de sa meute. On ne s’éloigne pas comme ça de son regard intense et prudent. C’est un lieu qui sert souvent de premier campement, les guides ont noué à la branche d’un arbre un chiffon jaune vif qui signale qu’on peut aller se cacher derrière ces buissons-là, pour un peu d’intimité, sans prendre de risque particulier. En tout, nous sommes cinq humains, ce n’est pas beaucoup. Ce matin, nous partons encore un peu plus vers le nord. Il n’y aura plus de chiffon. On va se diriger à la boussole. On devra sonder un peu le sol, dans les plaines, pour vérifier si on passe sur du sol, ou sur de l’eau sous la glace – dans ce cas, on passe tout de même, mais on évite de rester statique trop longtemps. On fera confiance aux chiens. Ils savent, eux, là où il faut passer, quel est le meilleur chemin. Il n’y a pas de trace à suivre. On monte au nord, pour écouter les loups.

Il n’y a pas que les loups : les écureuils d’hiver sont venus voir qui nous étions, voler des miettes en riant. Les cinq traîneaux repartent, après la brève collation. Les chiens se sont jetés sur leurs croquettes, et nous avons dévoré nos barres énergétiques. Les chiens ont eu aussi de la viande séchée, de fines lamelles blanchies au sel, leur gourmandise. On a des fruits secs dans nos poches, des amandes et des abricots dont la couleur orange vif surprend ici, des canneberges séchées, dont le rose sucré réconforte. On n’a pas changé de vêtement, ni pris de douche. La neige, le froid, ça fait qu’on se sent propre. On a ri de nos habitudes d’hygiène, venues de la saleté de la ville. Dans la nature, sa pureté supposée déteint sur nous. On se regarde les uns les autres, décoiffés, la sueur séchée sous les aisselles. On ne se fait pas d’illusions.

Le plaisir naît du silence. On a beau être cinq, quatre voyageurs accompagnés de leur guide, on ne parle pas de tout le jour. Le matin, les consignes, brèves, la direction à prendre : plein nord. Quelques plaisanteries rapides, mais chacun retourne très vite à ses chiens. Quelques mots échangés lors des relais, d’un parler lent : – Ça va ? – Oui. – Ça ira, pour prendre la tête ? Oui ? Tes chiens vont bien ? – Le jaune, là, a boité un peu. – OK, je regarde sa patte. Une boule de glace sous le coussinet, remets-lui de la vaseline. – OK. - Pause vaseline pour les pattes des chiens. – Je vais vérifier si ce matin, j’en ai passé assez entre les coussinets. – On vérifie tous. – OK. Ne les laisse pas trop manger de la neige. Tu as des croquettes pour eux dans tes poches ? – Oui. Petite fierté de novice d’y avoir pensé, au matin.

C’est tout. Je leur graisse les pattes, dans le silence revenu, sous les grands arbres blancs qui déversent, au gré du vent, un peu de neige supplémentaire. On se tait. On parlera ce soir, quand on mangera, quand on fera un feu. De l’autre côté de la clairière, passe un orignal. Il nous regarde. C’est un grand cervidé aux bois plats et ouvragés en ses pointes, un grand mâle solitaire. Je pense : orignal, original. Nom scientifique Alces alces, Alceste le misanthrope. Il nous regarde, je ne pense plus rien. Fascination réciproque. On dirait qu’il approuve notre sortie, nous souhaite bonne route, quand il incline sa tête, doucement. Autrefois, il y a eu sans doute ses cousines, des licornes, pour ouvrir la route aux voyageurs, dans les forêts d’Europe, quand c’était des forêts.

Ma place d’homme, c’est d’être ici, soutenu par l’animal, à la fois leur chef, leur soigneur, mais aussi à leur merci. Ils ont des griffes, et des dents. Je sens les griffes qu’ils retiennent quand je soigne leurs pattes. C’est tout près. Leur haleine tiède a des dents de loup. Je songe soudain qu’on n’a vraiment pas de téléphone. Pour un chien malade, éventuellement, ou blessé, un harnais pour le porter en bandoulière, comme un gros sac qui pèserait mon demi-poids en plus sur le traîneau, et ralentirait la course assurément. Et nous ? Les chiens nous ont choisis. Ils ont été d’accord. Le musher, le guide qui vit avec ces chiens, vit d’eux et pour eux, nous avait prévenus : après une demi-journée de travail avec les chiens, le chef de meute acquiescera ou refusera, pour le départ. Ceci ne se discute pas. Signez en bas.

Ce chien a accepté ma place d’être humain à ses côtés, avec sa meute. L’orignal nous observe posément. Je graisse les pattes des chiens. Le ciel est bleu et blanc. On monte vers le nord, parce que les humains se déplacent. Ils naissent rarement là où ils sont nés. Ne sont pas faits pour ça. Inventent les traîneaux. Dressent les chiens. Vont plus loin. Je suis fille du vent dans les cheveux, du mouvement, du ciel qui tourne. Ce soir, j’observerai la Voie lactée, avec un peu de chance, si le ciel est dégagé.

Cette gravure de Dürer me revient en miroir. La neige aussi donne des hallucinations. Non, je n’ai pas déjà vécu en 1513, sous la plume d’un graveur de Francfort qui connaissait les bois de l’orignal et savait qu’il fallait faire mon portrait ainsi, lumière à la main, ailes discrètes aux épaules, et queue à l’arrière pour venir plus vite faire mon office de chandelier. Ou alors, j’ai bien connu Dürer, mais je ne vous le raconterai pas. Il faudrait alors que j’explique que c’est lui qui a disposé au ciel certaines étoiles, pour en rétablir l’équilibre. Ça y est, le désert blanc me monte à la tête. Place d’homme.

On avance sur la neige. On ralentit devant un groupe de castors. On ne fait pas de bruit. Jamais je n’ai entendu un tel silence : sous les pas des chiens, la neige émet un léger sifflement, très doux, le traîneau semble fuir le bruit, nous sommes debout sous le ciel, nous longeons un sentier large qui est peut-être, l’été, celui d’une exploitation forestière, ce n’est pas loin d’une rivière, et soudain les castors qui s’affairent à leur barrage, on dirait qu’ils le consolident, ils ne sont que trois castors et je ne savais pas que c’était si grand, un mètre environ, j’avais dû confondre avec des marmottes, ils lèvent le nez vers nous, au bord de la rivière gelée, pas loin d’un de ces trous qui émaillent d’une tache sombre la carapace de glace de la rivière. Nous les saluons d’un mouvement de tête, les chiens ralentissent le pas. Je songe à communiquer avec mes pairs, moi aussi, avant de me perdre dans les souvenirs de Dürer. Dans la forêt blanche, on rencontre soi, parmi les castors.

Le soir, l’Australien se plaint de sa botte gauche, mouillée à l’intérieur, à cause des projections de neige. Il l’avait mal lacée. Son français est quasi inexistant, et le trappeur québécois refuse de parler anglais. Il rit, dit qu’il est déjà bilingue français-chien. L’étudiant de Montréal essaie de se faire traducteur. Moi aussi, qui ralentis mon français, essaie de me souvenir de l’accent de la Renaissance, jadis. Le trappeur n’a pas de botte de rechange, de toute façon. Il propose d’amputer l’Australien, au besoin. L’Australien ne rit pas du tout.

On fait un feu. J’apprends que les castors sortent la nuit, en général. Ce que j’ai pris pour un barrage, c’est une cache de nourriture, au milieu de la rivière gelée, où ils mettent leurs réserves pendant l’hiver. Il fait relativement beau, il y a du soleil, malgré les moins vingt-cinq degrés, ça fait un peu bouger la glace, il faut entretenir la cache constamment.

Nous aussi entretenons les pattes des chiens, avec la vaseline. Si c’était encore autorisé, on mettrait de la graisse d’ours, c’est mieux. On tartine nos peaux humaines de crème épaisse. On ne se lave toujours pas. Il faut creuser la neige, se mettre à l’abri pour la nuit. La température va descendre d’un coup sec, quand disparaîtra le soleil. Les chiens s’agitent, jouent un peu fort, se chamaillent. Nous voici deux, le chef de meute et moi, à apaiser nos animaux. Les chiens dominés se couchent sur le flanc, offrent symboliquement leur cou, la jugulaire, je caresse les poils et sens l’artère qui bat, le ciel se fait très rose, on va manger, la neige couleur de sang aiguise l’appétit, c’est l’heure.

On ne chasse pas. Ça ne fait pas partie du programme. Le musher chasse, lui, d’autres jours, mais n’a pas envie de s’étendre sur ses exploits devant nos oreilles de profanes, de gens des villes qui ne comprendraient pas comment on peut tuer un énorme orignal, dépecer la viande en lamelles, la faire sécher et la saler. Cette gourmandise qu’on donne pourtant aux chiens. Il ne nous dira pas qu’il a déjà mangé du castor, aussi, mais je le sens à la façon dont il explique que les dents des castors sont comme celles des rats, rongent tout, et que la viande de castor, c’est très gras. Il hausse les épaules. Dans ce monde froid, il faut manger, voilà tout.

La nuit tombe brusquement. Chacun regroupe vite ses chiens, recrée la chaleur du groupe sous l’auvent. On entend les loups.

C’est un hurlement qui déchire le ciel. Je sursaute : c’est cela qu’on nous a vendu, non ? C’est pour ce cri que nous sommes venus, le mot d’éco-tourisme me vient, je me traiterais bien d’imbécile et qu’est-ce que je suis venue faire ici. Parce que j’ai peur.

Au loin, une autre meute répond. Six, dix voix à chaque fois, pas plus. Mais les chiens s’éveillent à leur tour, et hurlent dans la nuit, dans le creux que nous avions fait ensemble. Je hurle aussi, avec eux. Cela va mieux. Je hurle de joie d’être là, de signaler ma position dans la nuit. Je dis qu’ici est notre territoire, ce soir. On crie. Je crois que le chef de meute me sourit. Il m’a donné un grand coup de langue, c’est sûr.

Les cris cessent brutalement. La nuit se fait plus noire. Et puis un faisceau vert s’agite doucement, offre en sa bordure des nuances d’une autre couleur, qui tire vers le roux. C’est une aurore boréale. J’en avais vu des photographies, mais le ciel immense et vibrant rend l’émotion plus forte encore que la stupéfaction de voir un ciel déchiré d’une telle couleur. Le ciel tout dégagé, plein d’étoiles, qui soudain se charge de lumière d’un vert iridescent, qui oscille, hypnotise. Les chiens s’endorment, leur chaleur me gagne. Au réveil, la neige tombe doucement.

Elle est partie, la carte postale. Le musher a les yeux sévères. L’Australien émet des réclamations pour n’avoir pas été réveillé par le guide, il a raté l’aurore boréale, la photo, l’instant sacré. Je sens l’instant où notre musher, couteau à la main, menacerait bien l’importun, lui ferait ravaler sa vindicte. Il a sa main posée sur sa cuisse. Sur sa poche. Les chiens, à ses pieds, se couchent. Il y a un chef de meute parmi nous.

Sous sa main, sur sa cuisse, il y a une boîte de sardines. Il en a cinq ou six sur lui, qu’il glisse sur son corps le matin, en les répartissant le long des poches qui ornent les jambes de sa combinaison. C’est important, c’est sa façon d’être un hôte délicat, un bon guide. Ainsi, lors du bivouac du soir, il nous offre à chacun une boîte de sardines maintenue hors gel tout le jour, tandis qu’il prépare le feu. C’est un drôle de feu, qu’il dresse bas et tout en longueur entre deux rondins de bois étroits, un feu prudent, un feu de trappeur, très loin de la prodigalité des flambées campagnardes.

La boîte de sardines a volé dans les airs. L’étudiant de Montréal, accompagné de son étudiante, aussitôt suivis par leurs chiens respectifs, s’éloignent pour aller la chercher : elle a manqué sa cible. L’Australien ne saura jamais si son front épargné a échappé de justesse à la bosse ou à la mort, si c’était volontaire ou non ; mais il se tait. On l’a remis à sa place. Ici, on avance, on ne se plaint pas. Si on me laissait la parole, je convoquerais l’an moins 218, Hannibal, la traversée des Alpes avec les éléphants. Mieux vaut que je me taise. Je n’ai pas très envie de recevoir une boîte de sardines à la figure. Et dans cette forêt blanche, ce serait mérité. Que les Anciens nous apprennent à vivre, en commençant par vivre silencieux.

Ce que j’ai vécu de plus beau, c’est la découverte de ce silence. Ici, parmi les hommes et sur la page, sur les plages et dans les bureaux, on parle, il y a du vent, des avions au loin, des bimoteurs sur les vagues et le vrombissement discret mais permanent de nos ordinateurs. On rentre : une longue journée de traîneau nous attend. J’y apprends ma place d’homme, à la surface de la nature. Non pas dans l’échelle des animaux, non pas tout en haut, c’est là le chef de meute d’abord, puis les loups sans doute, et les grands ours au-dessus. Ma place d’homme est à part, presque à côté, et prisonnière du réseau de dominations internes à mon espèce. J’appartiens à cette nature et lui suis extérieure, condamnée à l’inconfort du porte-à-faux. Je n’ai gardé de ce monde sauvage qu’un point de rencontre étroit, mon corps ; mes yeux émerveillés et la sensation du froid. L’équilibre est précaire.

J’en garde le goût de creuser la neige.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 30 mars 2014.
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