Dupin | échardes dans écrire

Ballast de Dupin, doux coaching pour l’écriture


il était seul, d’une lucidité de supplicié, à tenir raison contre les monstres du dedans, seul à percer le mur, seul à tenir raison violente contre tous, malgré lui, malgré l’extorsion de sa force, malgré l’éradication de la vie, seul à exposer son corps à la foudre, à invectiver les dieux et leurs sbires, ici, et pour nous, ce qu’un soir, au Vieux Colombier, mon oeil a vu...

Comme on va travailelr mercredi à Montréal à partir de ce texte, je le repasse en Une... Et le livre est tout récent.

Celui qui a vu Artaud et sait nommer ce qu’on lui doit. Pareil que, dans ce texte, passera le corps de Francis Ponge qu’on enterre...

Petit sourire cette semaine à lire dans la presse un article sur nouvelle mode du coaching littéraire version commerciale (voir aussi ici), et rapporter de la librairie Pantoute, avec les Cahiers In-Octavo de Kafka chez Rivages (version transcrite sans nettoyage ni réorganisation de textes qui nous sont déjà greffés au coeur par le Journal : Kafka dans son quotidien de notes), la reprise en Poésie/Gallimard de différents textes de Jacques Dupin préalablement publiés chez POL.

La même violence qu’on reconnaît d’emblée dans cette voix âpre, principale.

Et notamment, dans Échancré, ce passage : Fragmes où chaque page est une incise sur le mot écrire. On clôturera le semestre fac, à Québec et Montréal, par une incursion ici. Une écharde est le dernier texte de Échancré (POL, 1991).

Sur Tiers Livre, lire aussi Ce qui gronde dans le sous-sol. Par Alain Freixe, sur le dernier livre paru de Jacques Dupin, Par quelque biais vers quelque bord. Le livre atelier principal, Corps clairvoyant, aussi chez Poésie/Gallimard. Et la page Jacques Dupin sur site POL (notamment, tout aussi indispensable, l’avant-dernier livre, M’introduire dans ton histoire).

FB

 

Jacques Dupin | Fragmes (extrait)


Écrire les yeux fermés. écrire la ligne de crête. écrire le fond de la mer...
creuser plus profond que le vagissement du nouveau-né, que le cri de la chasseresse, la plainte du supplicié.... que l’enchevêtrement des racines, que l’exténuation des lanières de la terreur...
écrire sans recul. dans le noir. dans la doublure, dans la duplicité, du noir...

 

Écrire : une écoute – une surdité, une absurdité – écrire pour atteindre le silence, jouir de la musique de la langue, extraire le silence du rythme et des syncopes de la langue

[...]

Écrire avec les aiguilles pins qui adoucissaient la terre devant le caveau de Ponge. Nîmes, un vingt août, un midi torride, nous étions quinze sous l’ombrage odorant de son bois de pins... dans une chaotique dispersion de pierres huguenotes, dans la chaleur qui est la sienne, qui est la nôtre...

[...]

Écrire sur la pointe du pied, écrire en marchant sur l’eau, quand la rivière est plus longue, plus parlante d’être sèche...

 

Écrire depuis toujours, pour quelqu’un, pour personne, écrire pour les pierres... écrire pour un inconnu, pour un aveugle, pour un inconnu aveugle... âcre le résidu de ce brasier, de cette fumée, de ce jet de pierres vers l’autre, vers l’ombre de l’autre, vers cet inconnu qui attend, qui est là, qui était là, depuis toujours...

 

Écrire hors de soi... écrire loin de soi signifiant qu’un masque, qu’une musique, qu’une rhétorique sauvage, adhèrent à la peau d’un vivant, d’un visage ouvert – écrire hors de soi comme glisse un noeud coulant autour de la gorge, au-delà de la voix...

 

Écrire éprouve, épouvante, cristallise le temps de ma paresse, écrire entame et désagrège ma stature d’agonisant... et l’herbe pousse, contre toute attente, l’herbe pousse entre mes jambes, entre mes dents..., la lettre fuit, par les pierres disjointes, les mottes fendues, le temps détruit, l’irrémédiable en suspens...
ayant peur d’écrire, cédant à la peur, écrivant debout, adossé au mur...

 

Écrire sans point d’ancrage, sans point de mire, risque absolu, espace ouvert... précipice de la langue, laconisme du funambule, – et le volubilis de la mort qui s’accouple à l’écriture, qui s’enroule autour...

 

Écrire entre les pattes de cette tarentule millénaire. être son comptable, et son amant. le cireur obséquieux de ses bottillons glacés...

 

Écrire en se gardant du spéculaire, du simulacre. de la déflagration. du glissement... autour des yeux, au fond de l’oeil, hors de portée du regard... écrire étant la traversée du souffle, l’impossible traversée... étant l’impossible...

 

Écrire que tu étais moi, que tu étais nue, que n’étais rien que l’ombre d’un cep, que le délié d’une lettre, que la fleur de givre sur le carreau... qu’une cicatrice inversée, une morsure éteinte... que l’ouverture et le fermoir. – que l’aube d’hiver et la nuit d’été – que la senteur du genêt sur le tumulus au bord du chemin, – que la même phrase à l’infini, reprise, biffée, répudiée – écrite...

[...]

Écrire, un mourir qui ne finit pas de s’éteindre entre mes doigts, de rougeoyer sous la cendre, et de reverdir sur l’aburpt de la falaise, comme une naissance de l’un adossée à l’agonie de l’autre, – le partage à couteaux tirées de notre gémellité orodante... très loin de moi, seul, qui verse l’huile sur le feu de l’écriture, pour activer le brasier de la mort du livre, et graisser les minuscules rouages édentés de la poétique aphasie...

[...]

Écrire de froid. écrire sur un calepin qui sort de la bouche avec la buée, quand dehors il gèle. et que tout commence, et le jour, et que le non-dit s’insinue sous la paupière et, par les fissures et les craquements de la glace, marque d’un trait, de plusieurs traits, l’affilement de l’iris, l’élargissement du souffle...

 

Écrire d’un pas léger sur le miroitement de l’eau dans la plénitude du soir – tel un pêcheur un lancer qui amorce, et ferre, et tire dans le même instant amoureux, ] avant de se jeter à la rivière...
écrire étant cet éclair, cette noce noyée, un embâcle de branches et l’interstice d’une autre lumière dans le corps de l’eau...
écrire, désécrire, signer la vie, la bruissante obscurité de la rivière – et attendre que la nuit vienne pour ne jamais revenir...

 

Dans la douleur, dans le sommeil strident, pour l’inscription exacerbée du double...
écrire en feignant d’oublier le brouillard et le ressentiment, la férule, et que dessous s’ourdit une sorte d’assassinat, une circulation de couteaux ébréchés contre laquelle Artaud s’insurge, qu’il hurle et qu’il circonscrit, qu’il affûte et qu’il exaspère, et qu’il anéantit, la dirigeant contre son corps, d’un oeil de faucon, d’une écriture atroce de terrassier de l’esprit...
il était seul, d’une lucidité de supplicié, à tenir raison contre les monstres du dedans, seul à percer le mur, seul à tenir raison violente contre tous, malgré lui, malgré l’extorsion de sa force, malgré l’éradication de la vie, seul à exposer son corps à la foudre, à invectiver les dieux et leurs sbires, ici, et pour nous, ce qu’un soir, au Vieux Colombier, mon oeil a vu...

 

Écrire entre les cordes. écrire, comme à vingt ans, sur un ring, dans les banlieues, arcade ouverte, dans le décompte des secondes... à présent, dans le décompte des années, plus sordides, plus échancrées, sans coquille sur le sexe, sans résine sous le pied...

[...]

Écrire comme on crucifie, les nuits de grand vent, l’âme errante, ou la clocharde ivre, en crevant les poux de leurs tignasses, en buvant le vin à leur goulot – en ouvrant les cages, en jetant des sous, en tatouant la peau de l’abcès, en transfigurant le maléfice...

 

© Jacques Dupin, L’Échancré (extraits), POL, 1991, repris dans Ballast, Poésie/Gallimard, nov 2009.


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1ère mise en ligne 14 novembre 2009 et dernière modification le 1er décembre 2009
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