pas seulement une question animale
On ne vivait pas dans des espaces limités. Il y avait des granges, des buanderies, et à Damvix le fenil. Les outils n’y étaient pas forcément rangés, mais on savait où les retrouver. Chaque fonction avait son outil, quand bien même on ne l’utilisait qu’une fois par an : il y a un nom, pour ce qui sert à cueillir les asperges, comme une gouge la lame qu’on glisse sous terre le long du pied, pour le casser au plus profond de la butte sableuse ? C’est sur la terre battue, avec le bois de chauffage, et j’ai du mal à retrouver le détail (la vieille moto de Brocq y est encore). Par contre, les yeux fermés à toutes ces années de distance je soulève le bâti de bois de la caisse à grenouilles, avec les deux grillages à maille fine sur le côté, et la trappe à ressort sur le dessus.
Ensuite on est dans la barque, côté conches, un à l’arrière pigouille lentement sur l’eau recouverte de lentilles, et sur la planche du plat-bord avant, côte à côte, on s’allonge avec appui sur la poitrine, les deux mains en avant le plus loin possible, effleurant ce contact grumeleux de l’eau végétale.
Il y avait certainement un équilibre entre les ressources qu’offrait le marais et ceux qui en usaient – chaque maison avait sa barque, et le trémail pour la rivière. Et les conches donnaient sur les jardins que chacun y entretenait. On s’y perdait facilement, mais cette lenteur faisait de l’errance elle-même un prolongement des vieilles légendes d’ici, et chaque ruine ou chaque arbre avait une histoire. C’était bien longtemps avant qu’on draine les conches au tracteur, que le marais s’appauvrisse, hors le petit mouchoir de poche réservé au tourisme régional. Les grenouilles, les escargots, les nèfles et quoi d’autre : ce sont les nourritures du peuple dont Rabelais atteste déjà, ce qu’on ramassait librement, même sous le régime féodal.
Alors on repérait les yeux dorés, qui sont le seul signe par quoi on la reconnaît. Elle est là, verte, lourde, elle ne repère pas la masse géante qui la surplombe. On a brusquement refermé la main là où brillaient les yeux dorés. On sent dans la paume que ça se gonfle et se crispe pour sauter, mais on tient bien. Le corps est gros comme la main qui le prend. On se redresse, la caisse aux grenouilles est posée sur le fond de la barque, on la pousse par la trappe. Dans ces deux heures de l’immobilité chaude d’après-midi, en voilà quelques douzaines.
Je ne crois pas que ma grand-mère maternelle ait jamais témoigné d’une once de méchanceté envers quiconque, et jusqu’au terme de sa vie – une vie simple (mais ce titre est déjà pris). Dans un des encastrements parmi les vieilles pierres du mur extérieur du fenil, un clou ancien, rouillé, énorme. C’est là qu’on pend les lapins, une ficelle accrochée aux deux pattes arrière : le sang égoutte en bas dans une cuvette, puis on arrache la peau tout net, ils émergent roses, devenus consommables. La peau on la sèche. Dans un autre coin on a la réserve de charbon, boulets et anthracite, et dans le carré où on dépose tout ce qui pourra faire compost on a un coin avec du sable, deux seaux de sable, parce que c’est le seul moyen de se saisir des anguilles qu’une nasse fournit régulièrement – bien curieux de les voir s’agiter même après avoir été coupées en tronçons.
Il n’y avait pas de cruauté inhérente à ces modes d’organisation, où chacun disposait de ressources pour sa propre consommation. Mais lorsqu’on remettait la caisse aux grenouilles à ma grand-mère, on préférait quand même ignorer, et regarder de très loin. Il lui fallait du temps. On revoyait les yeux dorés, la détente brusque du corps mou sous la paume qui serre. Elle, elle les prenait une à une, passant la main par la trappe, les appliquait sur un billot de gros bois, et tranchait au hachoir. Les longues pattes arrière épiautées dans une passoire, le reste dans une bassine en zinc.
Quand je repense à la caisse aux grenouilles (qui doit y être encore, il n’y a aucune raison que mon cousin Jean-Claude, propriétaire de la maison, ait rien touché au fenil qui fait notre enfance), je ne sais pas bien ce qu’il faut y associer de la mécanisation agricole, qui a fait tant de mal au marais, ou à son assèchement provoqué, la polyculture à échelle familiale remplacée par les terres à blé ou l’élevage. On trouve dans les étals des brochettes de cuisses de grenouilles, mais importées en général de Roumanie ou Hongrie : je n’en achèterais pas.
On ne faisait pas d’elles, les yeux dorés, un repas ordinaire : elles étaient fêtées par le plat préparé, la quantité respective distribuée à chacun. On remerciait l’animal et le marais, comme on faisait pour un sandre ou un brochet livré par la rivière.
Restait la lourde bassine en zinc. On sortait par le garage, on traversait la route, et en bas du pont, on la vidait côté rivière, où on avait l’autre embarcadère, pour la barque de rivière, plus lourde, où il était encore fréquent, ces temps, de croiser les agriculteurs y convoyant une vache, ou toute une famille en balade. La masse morte coulait, à vingt mètres d’où on les avait prises, mais dans une eau qui n’était pas la leur.
On en plaçait une partie dans les nasses : la semaine suivante, les anguilles et écrevisses nécrophages feraient à leur tour le plat familial.
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1ère mise en ligne 28 février 2011 et dernière modification le 10 février 2013
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