autobiographie des objets | 20, voitures à pédales

de l’apparition du ciment dans la circulation du monde


La fascination propre à initier un système de déplacement hors de son corps, avec les moyens de son corps, est probablement un fait qui ne dépend pas de ces circonstances temporelles ou techniques : on croise tant de ces adolescents prolongés naviguant romantiquement dans les villes des planches à roulettes qui nous auraient été inconcevables – l’histoire du jouet est si ancienne.

Trottinettes (et modèles perfectionnés où une pédale centrale avec chaîne et ressort prolongeait l’élan), tricycles tubulaires avec pédales sur la roue avant, position allongée, dérapages) ou carrément ces carrosseries de tôle mimant les voitures des grands, et système élémentaire de vilebrequin pour que le mouvement horizontal des deux pieds devienne mouvement circulaire du moyeu arrière, on avait ça partout.

C’est probablement lié aussi à la nouveauté qu’était la dalle de ciment. Le béton armé est arrivé dans les villes dès les années 30, mais à Saint-Michel en l’Herm, dans les années 50, je connaissais encore des cuisines de terre battue. Le futurisme du linoleum avec ses motifs, sa sous-couche de feutre et sa souplesse lisse, a suivi l’arrivée du ciment dans les maisons. Échapper à la terre : au seuil des cuisines on avait rituellement cette lame de fer scellée au dehors pour décoller la terre des semelles. Chez mes grands-parents, aussi bien côté paternel que maternel, on avait donc une cour avec allées de ciment, pour exercer nos roulettes.

Des deux côtés, aussi, les engins neufs (un kart rouge à Damvix, qui servirait à quinze ans de cousins successifs, on se chargeait des soudures) relayaient des surgissements bien plus anciens, sous forme de cheval à roulettes, à Damvix presque un vrai cheval de manège, étroit et instable, mais une fois lancé sur la petite pente c’était un vertige, à Saint-Michel un système de planches en bois (deux pattes avant, deux pattes arrière et une selle vissées sur la découpe principale, le tout hissé sur un rectangle à quatre roues, plus un guidon dans les oreilles) : pourtant il y avait beau temps que la locomotion automobile avait remplacé l’usage du cheval – mais les chevaux à roulettes, on en trouve déjà dans le Gargantua. Et du moins, si les nôtres ne nous arrivaient pas du seizième siècle, ils nous avaient précédés à une génération de distance : on gardait les choses, elles n’étaient pas faites pour se détruire en deux ans, on n’avait pas inventé la décheterie.

Pour la voiture à pédale, aucune idée de son origine : mais je la revois en fabrication, récupérée en triste état, mais d’où ? Le grand-père mécanicien l’avait rafistolée lui-même, rebouchée, repeinte, avait trouvé des roues. On l’a usée longtemps.

À Damvix, le grand-père avait choisi pour sa retraite de reprendre la maison de son propre grand-père, d’y rajouter une cuisine (dans l’autre partie de la maison, qui appartenait à une de ses cousines germaines, la vieille tante vivait toujours dans une pièce unique très sombre, le lit dans le coin opposé à la fenêtre sur rue, une cuisinière à charbon pour l’eau chaude dans les brocs, la marmite dans la cheminée – et je m’étonne moi-même d’avoir été témoin du changement de monde), et donc avait cimenté ces allées pour nos roulettes de course.

Dans l’expédition qu’était le dimanche mensuel à Damvix, parents et enfants dans la deux-chevaux, ce qui marquait le changement de territoire c’était, un peu avant Vix (où vivait Chaissac, mes grands-parents étaient amis de madame, ils se rencontraient chaque année pour les corrections du certificat d’étude, mais Chaissac à Damvix fréquentait le curé, et je crois que c’est un des seuls reproches vrais et incompréhension parfaite de ma grand-mère à mon égard, quand elle apprit que je mettais très haut le peintre), un de ces carrefours de campagne à angle droit, avec une auberge qui est un de ces rendez-vous permanents pour tous marchés, et plat du jour certainement, vin au tonneau. Le tenancier s’appelait Fétiveau, et avait été, il y a longtemps et sans qu’on en ait jamais su les circonstances, un copain de mon père – l’immédiat après-guerre, échapper enfin aux menaces (le STO qui devait l’envoyer en Allemagne et lui avait fait prendre comme tant d’autres le maquis), les Simca Quatre ou les motos pétaradantes qui leur permettaient de casser les anciennes frontières communales, les bals et fêtes aussi probablement, on n’a qu’une connaissance pointillée de ceux-mêmes qui vous ont engendré. Alors, quand on tournait à gauche au carrefour, mon père levait la vitre rabattable de la deux-chevaux et criait très fort : « Fétiveau ! », pour la honte répétée de ma mère. Il est arrivé que Fétiveau sorte de son antre pour savoir qui l’interpelait ainsi, mais nous étions trop loin, c’était une bonne partie de rire alors (sauf ma mère) et nous ne nous y sommes jamais arrêtés.

De très loin, aujourd’hui, j’associe ces voyages en deux-chevaux et le nom Fétiveau à nos propres voitures à roulettes. On avait cimenté le département, on l’utilisait encore comme un jouet.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne 8 mars 2011 et dernière modification le 10 février 2013
merci aux 1148 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page