Valère Novarina / Le théâtre des paroles

chaque dimanche, une page singulière de littérature


CCLXVII

Le livre n’avance que par destruction et réouverture des langues, en déchirement, par dévoilement. Pratiquer une ouverture de soi et une chute libre à l’intérieur des mots. Pratique du vide et ouverture de notre chair mentale, la pensée s’y précipite, pratique le saut.

CCLXVIII

Tout en travaillant, se tient une sorte de journal de slogans, maximes, exhortations, exclamations, impératifs. Toute une législation et un système renouvelé d’interdits ; comme s’il fallait toujours multiplier les pièges et maintenir, auprès de celui qui écrit sans voir, un chasseur qui veille. Quelque chose doit être pris au piège et capturé : on est à la fois le fauve et le dompteur, le cavalier et le cheval. J’écris avec l’idée d’un ennemi derrière moi.

CCLXIX

J’ai toujours pratiqué la littérature non comme un exercice intelligent mais comme une cure d’idiotie. Je m’y livre laborieusement, quotidiennement, comme à une science d’ignorance : descendre, faire le vide, chercher à en savoir tous les jours un peu moins que les machines. Beaucoup de gens très intelligents aujourd’hui, très informés, qui éclairent le lecteur, lui disent où il faut aller, ce qu’il faut penser, où poser les pieds ; je me vois plutôt comme celui qui lui bande les yeux, comme un qui a été doué d’ignorance et qui voudrait l’offrir à ceux qui en savent trop, un porteur d’ombre, un montreur d’ombre pour ceux qui trouvent la scène trop éclairée ; quelqu’un qui a été doué d’un manque, quelqu’un qui a reçu quelque chose en moins. Dessiner par excès, chanter par poussée, , écrire dans le temps [...] J’y vais très méthodiquement, très calmement : pas du tout en thoricien éclairé mais en écrivain pratiquant, en m’appuyant sur une méthode, un acquis moral, un endurcissement, en partant des exercices et non de la technique ou des procédés, en menant les exercices jusqu’à l’épuisement : crises organisées, dépenses calculées, peinture dans le temps, écriture sans fin ; tout ça, toutes ces épreuves, pour m’épuise, pour me tuer, pour mettre au travail autre chose que moi, pour aller au-delà de mes propres forces, au-delà de mon souffle, jusqu’à ce que la chose parte toute seule, sans intention, continue toute seule, jusqu’à ce que ne soit plus moi qui dessine, écrive, parle, peige. Etablir toute une crhonologie d’horraires minutieux, pour être hors du temps. Placer devant soi mille repères pour se perdre. C’est ce que j’ai toujours recherché en écrivant : le moment où ce n’est plus un écrivain qui écrit, mais quelqu’un qui est sorti de soi, moment qui ne se trouve qu’au bout du long chemin d’exercices, tout à la fin du travail, moment de conscience totale, de libération, moment où j’ai perdu toute intention d’écrire, de peindre, de dessiner, moment où la parole a lieu toute seule, comme devant moi, hors de moi.

Le Théâtre des paroles de Valère Novarina a été publié en 1989 par les éditions POL.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 janvier 2005
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