[1] longtemps je me suis couché de bonne heure

ouverture : mémoire, relecture


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Il faudrait commencer loin de Proust, commencer seulement dans ce qui à nouveau nous le fait rouvrir. Il y a longtemps qu’on ne l’a pas lu, il reste une aura, le sentiment d’une vibration du monde, et que la réalité la plus élémentaire devient impalpable. C’est un certain rapport à la mémoire bien sûr : que la fascination à l’instant présent, y compris dans le bonheur d’aller vers le livre et lire, appelle ainsi, souverainement et obscurément à la fois, tous les âges de soi-même. Qu’elle est là, cette vibration, dans cet appel qui laissera tout à distance, mais nous autorisera à cette présence démultipliée des temps, des âges, des visages, à condition seulement de continuer à lire. Et peu importe alors, au gré de la lecture recommencée, qu’on le rouvre à tel endroit ou tel autre – qu’on cherche un passage précis, ou bien qu’on se laisse embarquer dans telle période. Proust se refait, Proust nous reprend, on ne dit même pas « je lis À la recherche du temps perdu », on dit « je lis Proust, à nouveau et infiniment je le relis », et tant pis si on n’y était pas revenu pendant des mois ou plusieurs années, la page se refait à l’identique de ce qu’on a connu, et comme à chaque lecture aussi c’est un paysage neuf, une découverte, on ne retraverse jamais chaque fois à l’identique les mêmes passages. Que garde-t-on en soi alors de Proust, qui nous pousse ainsi à relire ?

Emmanuel Pierrat raconte qu’Alain Robbe-Grillet récitait par coeur les soixante-dix premières pages de la vieille édition Pléiade de La Recherche. Moi j’ai de la peine à aller au bout d’une dizaine de lignes de la séquence Un homme qui dort..., mais c’est précisément parce que je reconnais les passages à mesure que je les relis, que la relecture devient si puissante, voire hypnotisante, crée elle-même son propre besoin (cependant, pourquoi si peu d’oeuvres à y parvenir). Une trace en profondeur, qui ne nous est pas forcément ou immédiatement accessible.

Robbe-Grillet, dit aussi Emmanuel Pierrat, pouvait se saisir dans le bureau de son conseiller fiscal d’un exemplaire du Code civil, d’en lire une fois une page prise au hasard et la réciter. C’est donc en partie de façon indépendante à la magie spécifique à Proust que s’était construite cette remémoration. Mais reste que Proust fait de cette mémorisation, à nous inaccessible, et qui concerne aussi bien les livres que le réel même, depuis nos expériences les plus lointaines même, sa propre matière.
Reste ce rêve, qui n’a rien à voir avec les êtres humains soumis dans Fahrenheit 451 à l’obligation d’une mémorisation définitive de livres sinon détruits, de pouvoir à volonté se recréer un livre dans sa tête et le faire défiler.

Je peux me remémorer avec une très grande précision d’un très grand nombre d’ouvrages. Mais j’y verrai intérieurement des structures narratives, j’y percevrai des sensations de paysages ou de silhouettes (pas de visages), je saurai avec précision le ton, le rythme et la couleur de la voix. Je verrai des graphes de vitesse et de tension. Je saurai où est le curseur de la puissance de rêve.

Ce qui me renvoie à Proust (ou Nerval) plus qu’à d’autres, c’est leur capacité à venir se superposer à ma capacité de rêve par une phrase. Je peux initier ce fonctionnement sur un très grand nombre de points précis de la Recherche, et c’est ce qui me fait me lancer dans cette chronique. Mais réciter non. Et même Robbe-Grillet cale à la soixante-dixième page.

Et c’est bien cette nappe-là, qu’il faut intérieurement tirer.


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1ère mise en ligne 17 novembre 2012 et dernière modification le 17 février 2013
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