Proust #5 | je m’ennuie après votre photographie

ouvrir le dossier des 198 mentions du mot photographie dans La Recherche – màj 4


retour sommaire

 

L’électricité chez les particuliers fortunés, le téléphone, l’automobile, l’avion, le film, le phonographe, les rayons X : dans le plus élémentaire de la relation qui nous constitue comme communauté, et qui fait le territoire précis de la littérature, nous savons, pour le monde d’aujourd’hui, que nous ne pouvons contourner la médiation des objets techniques qui interfèrent avec cette relation. Dans la moindre série télé, les personnages fictifs se servent d’ordinateurs portables et de téléphones mobiles. C’est une histoire souterraine et impalpable dans la littérature : pas d’objet dans Saint-Simon, sinon le tabouret des duchesses lorsqu’il est usurpé, quelques horloges Boulle chez Balzac lorsqu’elles marquent l’élévation sociale. Une rupture : la fameuse casquette de Charles Bovary, au début du livre qui porte son patronyme, comme Gérard Genette nous a appris à lire ce passage (et dette similaire au même pour notre lecture de Proust).

Proust surgit à l’exact moment où la médiation technologique devient incontournable dans le rapport au quotidien. Il s’en saisit, en fait un générateur textuel, et la retourne sur le fond ancestral de la littérature, la quête de soi-même, la relation passionnée entre les êtres, pour la pousser un peu plus loin.

Se saisir de cette strate narrative, objets, techniques, mutations, prend évidemment une urgence considérable pour nous, puisque cette médiation a aussi rejoint l’univers qui chez Proust incarne la permanence, et chez lui n’est pas encore atteint par cette médiation : le livre. Elle ne vaut pas en elle-même, mais seulement en ce qu’elle aide à revenir de façon plus aiguë aux enjeux plus essentiels de l’écriture narrative. Mais c’est bien pour cela aussi qu’il faut nous en saisir en tant que telle : le film, la photographie, le téléphone, l’automobile, l’avion ou le phonographe sont pour nous devenus des noms communs, et leur présence narrative un fait banal. Chez Proust, ils s’inventent comme noms de roman.

Ainsi, et sans compter les daguerréotypes, il y a exactement 198 occurrences du mot photographie dans la Recherche. Certaines concernent la même photographie ou interviennent dans la même scène (la grand-mère photographiée par Saint-Loup, y compris quand elle revient dans la narration de Françoise au début du deuxième séjour Balbec). Mais on dénombre une bonne quinzaine d’usages différents de la photographie vis-à-vis du personnage dans la scène considérée (y compris la propre photographie du narrateur qu’on découvre par hasard encadrée sur la cheminée de celui-ci, près de la photo de sa tante la duchesse de Guermantes : jamais pourtant le narrateur n’a évoqué cette séance de pose préliminaire). Ce sont aussi les agrandissements de monnaies rares que Swann apporte à la même duchesse (à Combray, il a donné au narrateur des photographies de Giotto : qu’il a faites lui-même ?), ou les photographies de tableaux avec des scènes mythologiques qu’Elstir a dans son atelier, et la scène où Morel apporte au narrateur les photos de son grand-oncle. Proust parle aussi des dédicaces qu’on inscrit au dos d’une photographie, et évoquera la « photographie par les rayons X (devant ce chapelet osseux, indiqué comme étant une image de lui-même, le même soupçon d’une erreur que le visiteur d’une exposition qui, devant un portrait de jeune femme, lit dans le catalogue : “Dromadaire couché.”) » Dans la Recherche, la photographie en tant que collection, la retouche (« les dernières applications de la photographie — qui couchent au pied d’une cathédrale toutes les maisons qui nous parurent si souvent, de près, presque aussi hautes que les tours » ou bien, ailleurs, ces « photographies retouchées qu’Odette avait faire chez Otto »), ou ces « cartes album » sur lesquelles on s’est envoyé soi-même à son destinataire en carte postale. On apprend ailleurs que le narrateur garde dans « son tiroir » une photographie de lui enfant (« il n’est que fourrures et dentelles, comme jamais prince n’a eues »). Une réflexion sur le fait que les personnages ont l’air « d’autant plus vieux que les photographies sont plus anciennes ».

Et quand Proust écrit : « avec le même air de naturel feint et de plaisir dissimulé que si on avait été en train de faire sa photographie », quelle étonnante renverse, puisque la photographie sert de métaphore à un rôle qu’on se donne dans la vie réelle. Proust joue sur l’écart de la photographie et de la réalité qu’elle représente : « Notre tort est de croire que les choses se présentent habituellement telles qu’elles sont en réalité, les noms tels qu’ils sont écrits, les gens tels que la photographie et la psychologie donnent d’eux une notion immobile ».

Et, dès Combray, quel merveilleux passage celui où la grand-mère souhaite que l’enfant ait dans sa chambre des reproductions de monuments anciens, mais se renseigne auprès de Swann pour savoir comment trouver des photographies non pas des monuments eux-mêmes, mais de peintures qui les représentent : « et préférait me donner des photographies de la Cathédrale de Chartres par Corot, des Grandes Eaux de Saint-Cloud par Hubert Robert, du Vésuve par Turner, ce qui faisait un degré d’art en plus ».

Ajoutons le phénomène photographique en tant que tel, dans cette bizarre allusion : « puisque l’électricité de la foudre peut photographier » (on se souvient du texte de Jean-Christophe Bailly sur l’image d’une échelle tracée sur un mur par la bombe atomique d’Hiroshima en 1945).

Mais, de toutes ces scènes avec photographie, je crois que celle que je préfère c’est celle-ci : « en rentrant, Françoise me fit arrêter, au coin de la rue Royale, devant un étalage en plein vent où elle choisit, pour ses propres étrennes, des photographies de Pie IX et de Raspail et où, pour ma part, j’en achetai une de la Berma » — avec ce mystère sous-jacent que la photo du pape Pie IX sera toujours une représentation de Pie IX fixe, rigide et porteur des attributs qui le désignent comme pape, tandis que la Berma, simplement assise sur une chaise comme la Sarah Bernhardt que photographie Nadar n’est qu’une femme ordinaire, sans rien de l’actrice qui n’est elle que par sa mobilité même, le décalage avec l’inflexion de ce qu’elle joue et dit — en achetant une photo du pape, Françoise en a pour son argent, le narrateur non.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne 18 novembre 2012 et dernière modification le 9 juin 2013
merci aux 942 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page