[12] deux doigts, ou plutôt deux ongles

on ne connaissait pas encore le coupe-ongles


 

Lors de nos rencontres, il y a bien longtemps maintenant, ce qui émerveillait chaque fois le plus Marcel Proust, c’était mon coupe-ongles. On parlait évidemment de tant de choses, et même des livres et de nos outils pour les composer. Mais il en tenait pour ce coupe-ongles : — Tu l’as apporté, tu y as pensé ? Il avait un soin infini de ses mains, mais disait ne pas supporter de confier à d’autres ce soin. Il disait avoir mis du temps à surmonter d’en faire la plaie de l’adolescence, ronger l’ongle, ronger la peau tout autour. Que ses dernières phalanges en étaient défigurées : — L’inquiétude d’un homme, c’est l’état de ses ongles, s’écria-t-il une fois. Cela lui était égal pour les cheveux, égal pour la moustache dont il avait un entretien jaloux. — Mais pas les ongles, non pas les ongles. Il m’avait laissé une fois lui tenir la main droite. Sur la dernière phalange du majeur, la plume avait laissé un cal concave bien perceptible. — Rançon du métier, avait-il dit comme d’en être fier. Près de lui, toujours cette odeur de médicaments. — Alors, tu l’as ? C’était la loi de ces rencontres, pas question de laisser quoi que ce soit. Je sortais le petit coupe-ongles de ma poche. Ses ongles étaient parfaitement ovales et durs, l’arrondi entretenu à la lime. Et puis on n’avait pas tant besoin de parler. J’étais fier de mon privilège. Je lui dois tant pour Nerval. Pour ce qui est de Balzac, je crois qu’il était heureux de quelqu’un qui puisse l’écouter sans jamais de lassitude, et le reprendre sur les détails. Je reprenais le coupe-ongles en repartant. C’était le bout de la nuit, mais je savais que mon temps à moi le jour était autre. Il était là, regardant ses doigts, les ogles très lisses qui brillaient. Il écrirait, oui, il écrirait encore. En général il ne me disait pas au revoir.


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1ère mise en ligne 18 novembre 2012 et dernière modification le 16 février 2013
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