Proust #19 | on disait qu’à une période de hâte convenait un art rapide

de la vitesse chez Proust (et de l’écriture aussi, un peu)


retour sommaire

 

« On disait qu’à une époque de hâte convenait un art rapide, absolument comme on aurait dit que la guerre future ne pouvait pas durer plus de quinze jours, ou qu’avec les chemins de fer seraient délaissés les petits coins chers aux diligences et que l’auto pourtant devait remettre en honneur. »

La vitesse est partout chez Proust, et elle l’est comme une conquête, et d’abord comme conquête spatiale – le train, la voiture, l’avion. Vitesse de l’onde électrique, vitesse de la voix transmise par le téléphone. Vitesse qui ne bouleverse pas l’espace initialement défini (on téléphone à sa grand-mère, on reçoit les appels d’Albertine) mais bouleverse les modes de relation dans l’intérieur de cet espace. La « guerre future » s’enlisera quatre ans, et Proust le sait pertinemment quand il écrit qu’elle durerait « quinze jours ». Qu’est-ce qu’un « art rapide » ? Un balzacien comme lui ne peut ignorer la phrase-clé de Louis Lambert : « toute poésie procède d’une rapide vision des choses ». La vitesse est l’élément qui permet de dérouler le mouvement circulaire en l’amplifiant sans cesser de le laisser percevoir au contraire comme oppression et contrainte.

Il y a dans la Recherche des personnages rapides : Saint-Loup volant sur les tables, Morel dans son ascension sociale, comme d’autres personnages semblent inclus dans une durée triple de la biographie ordinaire, ainsi Odette devenue Mme Swann. Le narrateur n’est pas rapide : il regarde les tableaux d’Elstir bien trop longtemps quand tout le salon Guermantes l’attend, il remet toujours au lendemain la sortie de l’hôtel de Balbec, la visite aux Verdurin. C’est dans cette distension de temps avant une action énoncée qu’il instaure son creusement. L’art rapide aurait-il pour contrainte de présenter des éléments de haute densité, dont la réception s’exécute dans un temps bref ?

J’apprécie particulièrement, parce qu’il me semble tellement en osmose avec la phrase ouverte de Proust, ce Prélude en ré que Chopin limite à quarante-deux secondes. La phrase de Proust inclut des éléments de haute densité qui la brisent ou l’alourdissent, de longtemps préparés et amenés, et qui résonnent encore longtemps pendant que le narrateur est déjà à déployer une nouvelle figure.

 

 

« On disait qu’à une époque de hâte convenait un art rapide » : prendre très au sérieux cette phrase et la prolonger jusque dans l’organisation de la Recherche, où chaque chambre déployée s’installe dans un temps de durée nulle – le réveil à Balbec, les jeux de lumière dans la persienne, comme avant l’endormissement à Combray, comme les bruits de la rue de Paris le matin (et des deux salles de bain mitoyennes) dans La Prisonnière, conditionnent que la durée entière associée à telle période biographique du narrateur se voie condensée dans un battement de conscience, qu’elle s’évanouisse dans le sommeil ou se refasse dans le jour naissant. La rapidité de Proust c’est la condensation du temps référentiel, et la capacité à absorber dans la phrase des éléments de perception du monde qu’une vitesse différente de déplacement a affecté dans sa nature même. C’est aussi le rôle narratif des descriptions de phrases musicales (pas seulement la sonate de Vinteuil, mais la récurrence de ces descriptions), liées par nature à leur temps d’exécution. Proust y procède par la violence de cette mutation quantitative du rapport au réel, qu’induisent le train, la voiture, le téléphone. Et il y procède par pure dislocation ou dématérialisation du réel convoqué – les vagues, les poiriers en fleurs, les visages et les noms. La coïncidence de ce bouleversement d’une vitesse réelle et de son choc sur la phrase démultiplie l’effectivité de la narration de Marcel Proust (mettons Rimbaud en amont, et Beckett en aval) pour notre appropriation contemporaine du réel, où ces notions de vitesse et d’abstraction des perceptions se sont élargies à l’extrême, mais sans forcément créer une rupture aussi essentielle.

Flaubert est à la frontière, avec le bateau à vapeur de L’Éducation sentimentale, comme Balzac avec la page sur les locomotives d’Un début dans la vie – mais on s’en tenait à un monde à dimension anthropomorphique. Baudelaire est allé plus loin que Flaubert et Balzac réunis, quant au temps référentiel nul, avec son fameux « Un éclair, puis la nuit… » tel que commenté par Walter Benjamin. Mais cela, ils seront seulement deux contemporains à l’entendre : Proust et Cendrars. Mais Proust ne semble pas avoir pris connaissance de Prose du Transsibérien (qui lui serait peut-être resté illisible), et Cendrars se choisit comme aîné Rémy de Gourmont. Celui qui rend visite à Proust c’est Paul Morand, qui écrira que l’électricité est la «  plaie » de leur époque. Le monde est mal fait.

Revenant sur cet art rapide, Proust continue : « On recommandait de ne pas fatiguer l’attention de l’auditeur, comme si nous ne disposions pas d’attentions différentes dont il dépend précisément de l’artiste d’éveiller les plus hautes. » Il invente donc ce que nous nommons économie de l’attention, et nous en remet la responsabilité entre les mains : ce qui est notre tâche n’induit rien quant à la rapidité d’exécution ni à la forme de ce que nous produisons, simplement crée un vecteur d’intensité – le haut chez l’autre est toujours disponible, à nous de le convoquer et de nous y imposer.

 

Image ci-dessus : éciuse sur la Vivonne à Illies-Combray.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne 26 novembre 2012 et dernière modification le 15 novembre 2013
merci aux 1375 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page