Proust #64 | et nous montre que ce que l’écrivain nous vante ne valait pas grand-chose

d’un auteur qui n’aime pas Marcel Proust et dit pourquoi : Julien Gracq


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Dans les mystères de Julien Gracq, que je vénère et relis autant que Proust, il y a les écrivains qu’il n’a pas compris. Qu’il ignore Claude Simon ou rabaisse Saint-John Perse, pourquoi pas. Mais il aurait pu se faire socle de Marcel Proust, et ce socle le gêne, il le pousse au fossé avec sa brouette du Maine-et-Loire, propriétaire des locaux de la gendarmerie qui lui en paye loyer.

Je n’y vois pas de raison recevable. Maurice Blanchot était à peine plus jeune que Gracq et a compris Proust dans son noyau le plus central. Dans le chapitre « Proust considéré comme terminus » de ce livre majeur qu’est En lisant en écrivant, on a l’impression que Gracq en veut à Proust de cette prégnance physique et plastique des sensations dans la phrase – ce que précisément il a tenté pour lui, mais sans atteindre cette radicalité folle ou légère, cette capacité d’incohérence même, qui signe Proust et que refuse Gracq.

Et Gracq procède à son assassinat hypocritement, en faisant à Proust des compliments, mais sur les aspects mineurs de l’œuvre, et seulement pour le replacer sur une étagère où il va retrouver le pâle Valéry, Mauriac et d’autres, qui à côté de Marcel Proust semblent des animaux de basse-cour auprès d’un fauve. Quand je relis ces pages, je revois la petite pièce de Saint-Florent-le-Vieil avec le poste de télévision et les télécommandes, le vieux fauteuil usé et les photographies de famille, et j’y vois malgré moi cette parenté d’époque avec la chambre de la tante Léonie en me demandant : mais si Proust avait lu ces pages de Gracq, quel personnage lui aurait-il fait jouer dans la Recherche à titre de pure vengeance ? Peut-être buraliste à Combray – et pourtant combien je lui dois, à Julien Gracq, autant que je dois à Marcel Proust.

« Je n’ergote pas sur l’admiration que je porte, comme tout le monde, à Marcel Proust », écrit Gracq, sachant bien qu’il suffit de ce « comme tout le monde » pour vous le fiche en l’air. Ou, même genre : « les quatre grands du roman français » – et Gracq de citer évidemment Balzac, Flaubert, Stendhal, Proust, ce qui le renvoie trente ans en arrière au bas mot.

Pourtant, ce chapitre « Proust considéré comme terminus » est un grand texte à sa façon – et sur Gracq, et sur Stendhal. Stendhal est l’éternel parent pauvre du monde critique, et Gracq le remet en avant dans sa finesse, son mouvement, son austérité. Et comme il n’ignore pas le rôle et le statut de Nerval dans la tentative Proust, il l’évoquera en parallèle, mais en évitant soigneusement de citer comment Proust en parle. Pour ce qui le concerne lui-même, l’impression que chacune de ses attaques contre Proust – concernant la plastique de la phrase-paysage, concernant le non-réalisme des personnages, concernant la lenteur et l’amplification décrit des processus que nous savons des plus décisifs dans ce que nous aimons de Gracq, qu’on pourrait appliquer à ses propres méthodes de composition, et que par cela même il a besoin d’écarter Proust de sa route, d’évacuer comment ces ruptures se sont pour la première fois imposées dans notre littérature.

On a donc un Gracq capable en douze pages de dénombrer les points essentiels qui signent la méthode de composition de la Recherche, et pour chacun de les amoindrir en les considérant comme échec ou comme défaut. Gracq dira que Proust « produit de l’immobile » : il n’a jamais lu ce que Proust écrit sur l’automobile, cinquante ans avant La Presqu’île, ou à cause de cela même – les luxueux véhicules début de siècle de Proust rugissant bien autrement que sa deux-chevaux escaladant les collines de La Turballe ?

Gracq parle de la méthode de composition de Proust, remarquablement décrite alors même qu’il ne pouvait disposer des descriptions qu’en donne Jean-Yves Tadié pour la deuxième édition Pléiade : des cahiers qui s’établissent sur des points précis de la narration, s’amplifient par versions successives sur ce même point, et que la reprise dactylographiée qui les unifie laisse percevoir ces jonctions nappe par nappe, que Proust ne se préoccupe pas de coudre ni de dissimuler. Mais Un beau ténébreux, Un balcon en forêt ou même Argol sont composés de cette façon, jusqu’à ce que Gracq se détache du roman et affirme son écriture par fragments.

Nous connaissons probablement à peine le cinquième de ce que Gracq a écrit dans ses cahiers, d’où la matière de livres comme Lettrines 1 & 2, ou En lisant en écrivant est tirée. À sa mort, tout cela a été déposé à la Bibliothèque nationale, mais il va falloir des années avant que nous y ayons accès – pourtant, c’est aujourd’hui, c’est maintenant que ses notes sur la Recherche, en amont de « Proust considéré comme terminus », nous seraient décisives.

« La partie la plus miroitante et la plus superficielle de la Recherche : elle ne relève réellement que du romancier mondain, le monocle vissé à l’œil, qui circule à travers les salons sous l’égide du phylactère parodique J’observe », écrit Gracq.

Tout faux. Passons sur le « phylactère ». Passons sur le « superficiel ». Gracq n’a dû que survoler Le Temps retrouvé, où Proust démonte comment l’exercice du roman est l’antithèse de l’observation. Et que c’est Bloch, Agrigente et Saint-Loup qui ont monocle, mais pas le narrateur (quant à Proust, il échange des lettres avec le meilleur opticien de Paris, qui lui envoie des lunettes à l’essai, sous prétexte qu’il n’a pas le temps de se déplacer en journée pour aussi peu qu’une mesure de sa vue, qui s’affaiblit). L’important pour Gracq, c’est d’avoir placé son « romancier mondain », à peu près le même marronnier qu’Aragon avec son « snob oisif », et l’adverbe « réellement » qui lui évite d’en faire autre chose qu’une opinion, une pédanterie d’artisan jaloux.

Plus complexe cette autre charge de Gracq : « Une des raisons qui font que Proust n’a pas eu de descendance littéraire apparente tient à ce que celle-ci reste très difficilement identifiable – à ce que son œuvre représente moins la création de ce qu’on appelle un “monde” d’écrivain, c’est-à-dire le filtrage du monde objectif par une sensibilité originale, que l’application d’une conquête technique décisive, aussitôt utilisable par tous : un saut qualitatif dans l’appareillage optique de la littérature. »

Passons sur le soudain recours de Gracq à l’arsenal psychologisant du roman, qu’il refuserait pour lui : il y aurait un monde « objectif », qui pourrait être filtré par une « sensibilité » originale ? Mais c’est un mouvement général de l’histoire littéraire que cet accroissement continu dans la précision à dire le monde, seule façon pour la littérature de se rejouer elle-même, et Ponge en sera une preuve essentielle, sur une branche absolument divergente de celle de Proust (et que Gracq n’aura pas eu le temps d’apercevoir non plus) : la référence optique, Proust la revendique, elle est une permanence chez lui, parce que s’il installe dans le récit le mode optique du grossissement, il pourra installer la scène que voit l’appareil. Gracq n’a certainement pas lu le commentaire que fait Deleuze sur l’importance que mettait Proust à considérer son livre comme un télescope et non un microscope.

Comment une grande œuvre aurait alors « descendance » ? Est-ce que ce n’est pas le signe précis d’une grande œuvre qu’une « descendance » directe soit une imitation croupion, qu’il ne puisse y avoir de Char après Char ou de Céline sans Céline ? Si Proust est présent comme nœud essentiel chez Simon, Sarraute, Beckett, Blanchot et tant et tant d’autres, pour la génération qui suit immédiatement, comment le manifesterait-elle autrement que cette confiance absolue en la littérature pour à la fois dire le monde et s’en déprendre, qui est la leçon permanente de Proust ? La permanence de la langue c’est son chant, le chant qui est particulier à toute œuvre – la prosopopée de Saint-Simon, la syncope de Baudelaire, la luminescence intérieure de Rabelais (Proust n’a pas saisi Rabelais, Gracq a bien le droit de ne pas saisir Proust), et chez Proust ce lent dépli de la phrase longue qui vient se lover dans la réalité pour nous en dire ce qu’elle se refuse à elle-même, et la crudité et l’abstrait et la merveille. Et merci pour l’« appareillage optique » que Gracq sert à Proust – le mal est fait.

Gracq est pourtant capable d’analyse fine, même la plus fine : « Dans chaque partie, un minimum de pierres d’attente est ménagé pour se mortaiser à la partie voisine ; la densité, la solidité intrinsèque du matériau, monté par blocs puissants, sont suffisantes pour que la juxtaposition suffise à l’équilibre, comme dans ces murailles achéennes de moellons bruts qui tiennent debout par simple empilement, sans ciment interstitiel. »
Mais en fin du même paragraphe : « quand le récit se démeuble, englué et presque arrêté quand il se sature d’un magma de réflexions, d’impressions, de souvenirs, au point de s’engorger et de donner l’impression, tant il est chargé d’éléments en dissolution, qu’il va prendre d’un moment à l’autre comme une gelée ».

Vous garderez la « gelée » (pas faux, la description du bœuf en gelée de Françoise est une de ces allégories miniatures d’elle-même que l’œuvre promène) , et Gracq, s’il s’était s’interrogé sur le processus si décisif de cette « dissolution », aurait évité cette faute technique élémentaire de sa répétition du mot « impression ».

Et ainsi de suite : « Chaque fois que j’ouvre la Recherche du temps perdu, je suis davantage sensible à la primauté du matériau sur l’architecture, du tissu cellulaire sur l’organe différencié, de la densité de coulée verbale sur l’espace d’air libre concédé aux personnages, de la durée concrète de la lecture sur le temps figuré du récit. » Tout Proust est condensé là. Mais pour en faire un Proust alimentaire, qui dégoûte : « on ne rêve guère à partir de Proust, on s’en repaît », dit Gracq qui renchérit : « c’est une nourriture plus qu’un apéritif ». Et alors ? On dirait du Norpois après un coup de blanc de trop, table 3 de la Gabelle à Saint-Florent-le-Vieil.

Je reprends mes propres notes, table 3 de La Gabelle, parlant de Proust à Julien Gracq, c’était en 2005 :
— Vous ne l’aimez pas…
— Si, je le lis et le respecte.
— Vous êtes avec lui comme un boxeur sur un ring, qui veut lui prendre sa place pour exister au même endroit… »

Et ça l’avait fait sourire, le vieux monsieur à casquette (« Vous m’excuserez si je garde mon couvre-chef », telle était sa manière de parler), même s’il n’avait pas voulu répondre.

Chaque paragraphe du « Proust considéré comme terminus » est à la fois nomination d’un processus proustien essentiel, et un contre-sens sur ce processus. On traite de la composition sous forme de constellation qui est la marque de Proust, donc « comme un ciel », mais on ajoutera « un ciel sans doute inférieur ». On notera : « toute la Recherche est résurrection, mais résurrection temporaire, scène rejouée dans les caveaux du temps avant de s’y recoucher, par des momies qui retrouvent non seulement la parole et le geste, mais jusqu’au rose des joues et la carnation », pour finir sur « les pavés frais arrosés, son odeur de crottin neuf » – odeur qui est pour moi-même, né de l’époque frontière, un souvenir d’enfance comme elle devait l’être pour Gracq, mais quel plus bel enterrement encore… Ou bien cette magnifique observation de Gracq, concernant le « lié » des personnages, les effets de groupe, reprenant l’image du « bas-relief de faible saillie », parlant de la « mécanique romanesque », pour en arriver à ceci : « en fait d’efficacité artistique une quantité constante résulte, chez Proust, du produit d’une énorme masse centrale par celle de satellites de faibles dimensions ».

Ou encore comment Gracq instrumentalise Nerval pour diminuer Proust : « Il n’y a jamais chez Nerval recherche de l’or du temps perdu, jamais cet impérialisme tendu de Proust qui n’a de cesse qu’il n’ait remis une main fiévreuse sur les trésors dissipés : il y a plutôt consentement docile à l’imprégnation déjà passéiste du présent au moment même où il est vécu. » Son analyse de Nerval vous convainc ? Alors vous serez bien forcé d’avaler l’assertion qui l’accompagne : « comme il arrive aux meilleurs moments de Proust », à nouveau Proust est puni.

Et quand il essaye, à la fin, de s’attribuer une sorte d’objectivité critique, qui peut encore arriver à suivre : « le plaisir qu’on a à lire Proust tient en partie à l’étrange précision, à la précision paradoxale d’un réalisme ahistorique, à ce que le monde s’analyse et perce à jour une psychologie aussi démystifiée vit sur un substrat de féerie économique qui nous reporte à des millénaires au-delà de Balzac », c’est comme si Gracq déjà ne s’intéressait plus à son propre texte.

Un des textes qui nous dit Proust avec le plus de précision quant à sa mécanique, d’un auteur immense et qui serait celui qui participe le plus de la « descendance » proustienne, n’avait d’autre but que de nous l’amoindrir à l’horizon et le classer dans le passé le plus vague et maladroit possible.


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1ère mise en ligne 12 janvier 2013 et dernière modification le 6 juillet 2013
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