Led Zep #24 | et le moment enfin qu’on joue ensemble

Rock’n roll, un portrait de Led Zeppelin : la première fois qu’ils jouent ensemble...


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Tout l’enjeu d’une biographie, c’est que ce qui en fait l’intérêt ne se révèle que rétrospectivement. Le récit linéaire n’est pas apte à rien porter de cette révélation. Et la tâche du biographe, ou ici du portraitiste, est de faire ce retour amont : que ce qu’on sait du futur – cette révélation précisément –, ne vienne pas surdéterminer le récit des étapes successives.

Lors que tout commence, tout en fait est déjà joué. C’est contenu dans les premiers groupes amateurs de Robert Plant, c’est contenu dans l’insatisfaction grandissante de Page jouant avec les Yardbirds et le coup de force qu’il va exercer à leur égard, grâce à Peter Grant et tout ce qui fut l’histoire de Peter Grant. C’est contenu dans la fascination de Page pour Joan Baez, totalement à l’inverse du chemin que sera Led Zeppelin, comme c’est contenu dans les refus de John Bonham de répondre au téléphone, ne souhaitant pas gâcher son nouveau parcours tout récent avec une vieille barbe comme Pages...

Mais il y a ces magies : qu’on éclate de rire la première fois qu’on joue ensemble, ou bien ces trois jours en tête à tête de Page et Plant à Pangbourne, tout ce qui les sépare, et les heures qu’il faut à Plant pour revenir à Birmingham en autostop.

J’avais bien conscience de ce qu’on m’a reproché : — Quoi, vous attendez d’être presque à la moitié du livre pour qu’enfin on les voie pour la première fois jouer ensemble ?

Bien oui, justement.

FB

 

Il n’y a plus de Yardbirds, mais Page a en tête l’idée précise de ce qu’il cherche. Les deux derniers jours de leur tournée américaine, il a emmené le quatuor en studio et ce qu’ils ont enregistré est presque déjà du Led Zeppelin (Goodnight sweet Josephine, qui deviendra Tangerine). Page ne marche pas au hasard, ça n’a jamais été son genre.

Il lui faut d’abord un chanteur. Page a tenté sa chance auprès de Terry Reid, mais Terry Reid vient de signer avec Mickie Most pour un contrat solo. Grant et Most partagent le même bureau et, quand il apprend la démarche de Page, Mickie Most lance à Grant : « Si tu me le prends, je me mets devant lui avec un revolver. » C’est Terry Reid, qui est de Birmingham, qui, le premier, recommande à Page ce jeune type doué pour le blues, et dont le groupe, The Band of Joy, a récemment fait ses premières parties.

The Band of Joy a enregistré le fameux Hey Joe, Page écoute le disque, mais Terry Reid insiste que sur scène, ça n’a rien à voir avec la façon policée du disque… Sauf qu’il ne se souvient même pas du nom ou du prénom de ce chanteur… Grant lance quelques coups de fil : le prénom c’est Rob, le nom Plant et le type est retourné dans sa région de Birmingham, son obscur groupe actuel a pour nom Hobbstweedle (écrit parfois Obst-Weedle), un nom venu tout droit du Seigneur Des Anneaux de Tolkien, qu’à l’époque il fallait être hippy pour avoir lu, et Page n’est pas hippy, il est plutôt du côté Dickens que du côté Tolkien, côté Aleister Crowley pas besoin d’orques et monstres d’invention pour s’expliquer la mystérieuse réalité.

Dans sa conception d’un « super groupe », Page préférerait un chanteur aguerri, au nom connu. Mais, rétorque Terry Reid, Plant a chanté avec Alexis Korner, tu devrais l’appeler. Un type qui progresse étonnamment, finit Terry Reid, un type qui a de la présence et de l’allure (et, si un chanteur dit ça d’un autre, ça mérite d’être écouté : la présence, on l’a ou pas).

Page n’a pas le droit de se tromper, mais il est dans une impasse. Après tout, Jeff Beck est en train d’imposer un parfait inconnu, Rod Stewart, dont le groupe précédent s’appelait The Steam Packet, genre La Machine à Vapeur (d’ailleurs Band Of Joy a fait aussi ses premières parties : tout ce monde-là se croise et se recroise). Rod Stewart a commencé de mettre au goût du jour ces voix suraiguës et éraillées, au point que Mickie Most, leur patron, vient de sermonner le chanteur, insistant sur le fait que, dans le Jeff Beck Group, on ne fait pas d’ombre au guitariste. Les Small Faces en surgiront. Page appelle Alexis Korner, le juge de paix, le grand maître, et Korner confirme : « Robert Plant est vraiment incroyable, tu devrais aller l’entendre ».

Et c’est un autre acte de naissance de Robert Plant, que ces deux blues qu’il enregistrera, quelques semaines plus tard, après la rencontre avec Page mais avant l’élan de Led Zeppelin, sur la guitare d’Alexis Korner et le piano Steve Miller, juste en trio avec harmonica et voix. Robert Plant les inclura fièrement, trente ans plus tard, dans son double album autobiographique Sixty Six To Timbuktu. Mais qu’Alexis Korner ait souhaité enregistrer avec Robert Plant, qui plus est en formation aussi réduite, c’est plus qu’un signal : un examen de passage.

Plant n’a de passé qu’à Kidderminster et dix kilomètres alentour. Hobbstweedle, ce dimanche après-midi de juin 1968, doit jouer pour une fête d’école (ce qu’ils nomment college, l’université, mais pas prestigieuse comme Cambridge ou Oxford). Grant emmène Page et Chris Dreja, le bassiste des Yardbirds. Si le départ de Relf et de McCarty est consommé, on a ici la preuve que pour Dreja ce n’est pas encore réglé. Quand ils arrivent, ils font demander quelqu’un du groupe : un professionnel comme Grant ne paye pas son ticket d’entrée. Un grand type blond à cheveux longs vient les chercher et leur fait passer le contrôle, Jimmy Page se dit que le roadie d’Hobbstweedle est bien impressionnant. Mais quelques minutes plus tard, c’est le même type qu’on découvre agrippé au micro, aboyant d’une voix immédiatement reconnaissable : Robert Plant.

La musique de Hobbstweedle, pourtant, n’est pas du tout ce qu’aime Jimmy Page : une ressassée de la mode West Coast, le répertoire de Moby Grape, tendance psychédélique. Alors on supporte Hobbstweedle assez mal, mais la silhouette musclée du grand type à l’incroyable crinière, cette évidence sexuelle qui vient jusque dans la voix, et la maîtrise qu’il a de toutes les inflexions du blues : oui c’est un chanteur, et ce type, si ce n’est pas Jimmy Page qui l’embauche, fera ailleurs son chemin.

Le très connu Jimmy Page, accompagné de l’immense Peter Grant (un tourneur, un producteur, un professionnel), c’est pour Robert Plant comme se présenter devant un tribunal. Lui aussi cherche ; deux semaines plus tôt, il passé une audition pour le producteur de Joe Cocker (qui ne le retient pas : les deux profils sont trop parallèles).Pourtant, ce que lui propose Page est très humble, et sans engagement d’aucune sorte : venir deux ou trois jours chez lui à Pangbourne faire connaissance, découvrir ce qui les rapproche, ou pas. Plant a du temps, Pangbourne c’est accessible en stop, et il a besoin de contacts, d’appuis. Si quelque chose de plus s’est passé dans le regard, les mots, aucun des deux n’en témoigne : la relation s’est construite plus tard, lentement. Pour l’instant, Page suit la route Jeff Beck : patron cherche employés.

Dès la semaine suivante, Plant se rend chez Page. Il en plaisante, aujourd’hui : de sa timidité, de sa façon de ne pas savoir quoi dire et comment s’y prendre. À la fille qui lui ouvre (l’amie de Page lors de l’ultime tournée des Yardbirds s’appelle Lynn Collins), le temps d’aller chercher Jimmy dans le hangar, il se tient obligé de dire : I love the Yardbirds… « J’aime tellement les Yardbirds… » que bien sûr il n’a jamais vus sur scène et qui jouent une musique qu’il récuse. D’ailleurs la fille s’en fiche, elle elle-même chante avec un groupe qui piétinerait volontiers ce que représentent les Yardies à l’agonie…

On n’entendra plus parler, ensuite, de cette Lynn Collins : sans doute balayée par l’ouragan qui va se construire, et les deux ans où Page sera quasiment en continu aux États-Unis. Plant passera trois jours à Pangbourne, on ne sait pas s’il a apporté son propre duvet, comme on fait à l’époque, ou si Page a une chambre d’amis. Ce n’est pas encore du travail. On parle, on écoute des disques. Plant ne dira pas qu’il est actuellement cantonnier sur les routes, et Page, quand on entend sa voix dans les entretiens… anyway… you know… laisse dans ses phrases une incroyable quantité de trous et de silences. Reste qu’il y a un côté l’aîné, celui qui a enregistré avec des dizaines de pointures, joué sur scène jusqu’à San Francisco, Los Angeles et New York, et de l’autre le jeune cantonnier de province, pas encore sorti des limes d’Elvis : ose-t-il seulement en prononcer le nom, de son Elvis ?

Plant est intimidé par les meubles. Ce qui les sépare plus que tout autre chose, c’est la façon dont Page est installé, dispose d’un chez lui. Cette maison luxueuse et remplie d’instruments, avec ses livres et objets de sorcellerie puisque c’est le dada du propriétaire, et où on peut faire autant de bruit qu’on veut. On repasse de vieux Chuck Berry pour le plaisir, pour voir ce que c’était aux tout débuts, et de vieux Muddy Waters. Page rêve de ce qu’on pourrait en faire, qui n’a pas encore été fait : Willie Dixon c’est une mine, si on l’approche avec un peu de la sophistication dont on est capable avec les outils d’aujourd’hui. La chance de Robert Plant, bien avant Band of Joy et Hobbstweedle, c’est d’avoir appris le blues du sud : Page n’aurait pas donné suite, sinon.

Plant raconte que, le deuxième matin, Page était sorti jusqu’au village faire quelques courses (riz macrobiotique ? bières et thé ?), et que lui, dans les piles de disque du hangar de Pangbourne, avait trié quelques-uns de ceux qu’il aimait particulièrement. Lorsque Page était revenu, c’est Babe I’m gonna leave you de Joan Baez qu’il laissait tourner. Joan Baez a enregistré deux ans plus tôt cette version étonnante du vieux blues qu’elle a épuré, évidé de l’intérieur. Pour Page, c’est cela aussi le chemin : au point qu’il en a bâti une version guitare, et l’a récemment travaillée avec Marianne Faithfull. Mais Page n’avait pas du tout évoqué cette direction avec Plant. C’est qu’il voulait plutôt explorer avec une chanteuse, Faithfull, Nico, ou une autre capable d’emprunter les chemins de celle qu’il admire alors le plus : Joni Mitchell. On ne sait pas si Page dit à Plant : – Voici l’arrangement que j’ai fait pour Marianne Faithfull, et le lui joue à la guitare, et que l’autre essaye alors d’y poser sa voix. Plant chante Babe I’m gonna leave you, et, ce qui convainc Page, c’est sa façon retenue, intense, réservée : pas d’ornements, de cris, d’effets de gorge.

Ce qu’ils confirment tous deux séparément, c’est ce titre, et une couleur. To play it heavy but with a lot of light and shade, dit Page à Plant : une musique lourde, mais avec un grand contraste de lumières et d’ombres. Chacun sait ce que l’autre peut faire. Pour le reste, on se contente d’être ensemble et ne pas briser le silence : ce qu’on cherche, on doit l’inventer, le penser. Plant a beaucoup écouté Page jouer, parfois placé quelques sons, quelques phrasés. Ce qui surprend Page, c’est l’obscurité où est resté Robert Plant, et qu’il n’ait pas tenté Londres plus tôt. Dès qu’il se retrouve seul, il appelle Korner et lui dit ses impressions, le vieux maître lui répond par un seul mot : – Go.

Plant, lui, quand il repart à Birmingham ce matin du quatrième jour, c’est en stop et sans traverser Londres.

Trouver un batteur, pour des musiciens qui ont passé des années à jouer en studio avec les meilleurs de leur profession, cela peut sembler facile. D’abord, c’est B J Wilson, le batteur des Procol Harum, que vise Jimmy Page : mais Wilson ne sera libre au mieux qu’à l’automne. Pour les derniers contrats des New Yardbirds, il faut un batteur tout de suite, même si provisoire.

Plant avant de partir, a insisté auprès de Page : il existe une perle rare, un autre gars de Birmingham, un nommé John Bonham.

On peut même penser que Plant agit par réflexe : voilà une accroche sérieuse, autant que le copain en profite.

Page, c’est évident, n’a pas besoin que Plant, un débutant, lui donne son avis sur la question. Après Wilson, il vise Ainsley Dunbar, et on sait la carrière que fera cet inconnu-là. Dunbar n’a pas de groupe fixe (il était sur les rangs pour le Jimi Hendrix Experience), mais lui aussi vient d’être embauché pour une tournée d’été. Page fait le tour de ceux avec qui il a déjà travaillé : Clem Cattini (qui a participé à un des derniers disques des Yardbirds), ou Paul Francis. Seulement, Page a besoin pour son batteur d’une marque aussi singulière que ce que lui apporte Robert Plant : qu’une ville aussi petite que Kidderminster lui offre non pas un musicien, mais deux, et amateurs de surcroît, on peut douter qu’il en soit convaincu. Il transmet néanmoins le nom à Grant, et vont pour prendre leurs renseignements.

Bonzo, entre temps, a fait son chemin. The Band Of Joy a eu l’occasion de faire les premières parties d’un chanteur américain, Tim Rose. C’est un chanteur à succès, écumant les provinces anglaises aussi rudement que les groupes anglais remplissent les gymnases de Denver ou Seattle. Une fois par an, il traverse l’Atlantique, et, pour limiter les frais, embauche des musiciens sur place. Et il s’est parfaitement souvenu du batteur amateur croisé l’année précédente à Birmingham. Un personnage comme ça, derrière des tambours, on n’en voit qu’un dans sa vie, dira-t-il. Tim Rose paye Bonzo quarante livres par semaine, forty bucks, ce que le jeune marié de Birmingham trouve formidable, mais le chanteur y trouve aussi son compte : à Londres, il aurait dû payer plus cher. Il le laisse même placer douze minutes de solo, dont un passage à mains nues, au milieu de son tour de chant. Et c’est ainsi que Bonham, en accompagnant Tim Rose, a croisé la route de Joe Cocker, qui veut l’embaucher pour l’automne, et celle d’un autre routier de la chanson, Chris Farlowe, pour l’hiver.

Alors, quand Robert Plant retrouve Bonzo et lui parle de ses trois jours avec Page, Bonham reste froid.

« Avec les Yardbirds, tu te rends compte… » Rien.

Il le prend par les sentiments :

« Les tournées américaines, le pognon qu’on peut se faire… » Rien.

Pour Bonham, le métier s’ouvre. Il ne parle même pas à son copain du Band Of Joy des propositions que Joe Cocker lui a confirmées pour l’automne. Ce qu’il lui dit est très direct : – Les Yardbirds, c’est du passé, c’est usé, c’est fichu.

Rien : pas de temps à perdre pour eux, insiste Bonham, pas plus pour Plant que pour lui-même, à enfiler d’aussi vieux habits, portés par tant d’autres.

Que Page soit un bon guitariste, sûr : mais lui aussi, il appartient à un autre temps. Que son copain Plant ait été séduit par Page, c’est son affaire. Pour lui, ce type, c’est un requin de studio. Un second couteau, un copain de Clapton et Jeff Beck qui a laissé passer sa chance et veut se refaire un compte en banque. Et puis il a quatre ans de plus qu’eux, une éternité à leur âge : ce n’est pas avec la génération du Marquee qu’on va chambouler le paysage Non, John Bonham n’est pas intéressé. Lui, il a Joe Cocker et Tim Rose, tant mieux si son copain brummy a décroché ce groupe avec Page, mais qu’il y aille seul. Au mieux, oui, pour les dates à venir, un dépannage, ça nous fera un peu de bon temps ensemble, et au revoir ?

On est fin juillet, Page et Grant n’ont plus le choix. La confiance que font à ce type inconnu Cocker, Tim Rose ou Chris Farlowe, est un bon indice : Soho est un permanent baromètre. De son bureau d’Oxford Street, Gee fonctionne par télégrammes. Aucun de ces types n’a de téléphone. Même Plant, pour savoir où et quand on pouvait l’entendre, on lui avait envoyé un télégramme. L’adresse de Bonham on ne l’a pas, alors c’est le pub de la banlieue de Birmingham qu’on bombarde. John Bonham, care of Three Men In A Boat, Walsall : chaque jour un message aux bons soins du bistrot, merci d’appeler etc., mais personne ne rappelle.

Grant se fait plus séducteur : besoin urgent batteur pour tournée scandinave Yardbirds, souhaitons audition…

Bonzo fait le mort. Grant dit qu’il lui aura fallu huit télégrammes pour que Bonzo se décide à répondre. C’est le dernier concert de la tournée de Tim Rose, au Country Club, quelque part au nord de Londres. Grant n’est pas libre, mais Page fait le déplacement. Il entend Bonham jouer, et plus de question.

John Paul Jones réagira pareillement : « Tout le temps que j’ai fait des sessions, je jouais avec un batteur différent chaque jour. Quelquefois tu sens que ce sera facile et un joli moment, d’autres fois que ce sera peineux et laborieux. Mais aussitôt que j’ai entendu John Bonham, j’ai pigé que ce serait immense. Quelqu’un qui sait ce qu’il veut et qui secoue comme un bâtard. Et on s’est vissé en équipe ensemble d’un seul coup (we locked together as a team immediatly). »

Grant dira, plus tard, avoir su que c’était du sérieux parce que, dès le lendemain, Page l’a appelé : il veut Bonham et personne d’autre, que Gee se débrouille. Grant précise qu’il était cette semaine-là à San Francisco, et que même de Londres à Londres Jimmy Page l’appelait toujours en PCV (ce qu’on appelait comme ça avant l’époque des téléphones portables : communication à charge du destinataire) – cette fois-là, Jimmy Page avait payé lui-même la communication.

Grant dit qu’ensuite il lui faudra quarante télégrammes, mais Grant a toujours propension à exagérer. Reste que les réticences de Bonham à l’égard de Page ne sont pas levées : il a vingt ans tout juste, et dans une carrière de musiciens on n’a pas droit à se tromper de carte. Il est dans une phase où tout lui promet, s’égarer sous l’étiquette naufragée des Yardbirds pour servir de faire valoir à un guitariste à la peine pourrait tout compromettre.

Peut-être un autre argument, qu’aucun d’eux n’a évoqué : Plant et Bonham se connaissent depuis longtemps. Mais lui, Bonham, a démarré, et Plant pas encore. C’est en autostop que le copain vient lui proposer ce coup merveilleux. Quelle que soit son amitié pour Plant, est-ce que cela justifie que Bonham fasse marche arrière pour prendre la même route que ce copain du temps des vaches maigres ? Alors John Bonham fait silence, John Bonham prend son temps. Aussi bien, s’il s’agit d’un remplacement le temps de la tournée au Danemark et en Suède, c’est accroître le cercle des contacts, et l’occasion toujours de promener sa batterie un peu plus loin.

Plant se souvient en détail d’une première réunion des quatre musiciens avec Peter Grant chez Page, à Pangbourne, probablement vers le 30 juillet : on parle surtout des concerts à venir, de la situation côté Yardbirds, et de la perspective d’une tournée américaine. Il y a, dans le hangar de Pangbourne, une batterie et un orgue Hammond, Plant se souvient que Page branche la Telecaster, et se lance dans un classique qu’ils connaissent tous, As Long as I have you, de Garnett Mimms. Un titre qu’ils joueront ensuite régulièrement en concert et enregistreront, sans le retenir, lors des sessions du premier disque. C’est la première fois, en fait, que les quatre futurs Zeppelin jouent ensemble, mais on n’ira pas plus loin.

Bonzo accepte donc de se louer aux Yardbirds pour les dix jours de leur tournée de septembre : ça leur donne un délai pour le batteur qu’ils prendront définitivement. Nouvelles pressions de Grant, mais en vain : « Well, I’ve got nothing anyway so anything is really better than nothing… Bon, j’avais rien à faire de toute façon alors un petit rien c’était mieux que rien », c’est le seul commentaire de Bonham.

Et on se donne rendez-vous le 12 août, dans Soho, pour la première répétition à quatre. On a même l’heure : 15 heures, Gerrard Street (ou, selon John Paul Jones dans un autre entretien, Lisle Street, mais elles se touchent). Grant a réservé, tout près de son bureau, une petite salle louée à l’heure où tout le monde vient répéter. L’espace est trop petit pour y mettre un orgue, mais Page préfère celle-ci à d’autres parce qu’équipée de solides amplificateurs Marshall et d’une batterie correcte.

John Paul Jones arrive le dernier, et Page demande ce qu’on peut jouer : que connaissent-ils de ce que jouent les Yardies ?

Rien. Personne ne connaît rien du répertoire des Yardbirds : on s’en moque, en fait, du répertoire des Yardbirds. Page leur propose un blues très élémentaire, Train Kept A Rollin’. « Parce qu’il n’y a que deux accords », précise-t-il. « This goes from G to A… ça part en sol, ensuite en la ». Deux accords peut-être, mais un morceau rapide et qui hurle . Et puis, c’est la guitare qui fait tout, il n’y a qu’à suivre.

Page a lancé les deux accords, Bonzo a frappé, Plant a chanté : « The room just exploded  », dit Jones. « The power of it was remarkable, dit Plant : I’ve never been so turned off in my life, we all broke into smiles… on s’est regardé, on s’est souri, on se comprenait et je me souviens de ces sourires. »

« Really happening, really electrifying, very exciting », dit Page qui n’est pas un bavard, mais revient sur le même réflexe qu’ils ont eu : « We started laughing each other… on s’est mis à rire ensemble ».

Ou, dans la façon toujours plus raisonnée et distante du bassiste, venu son étui à la main comme à une session de plus, « It was pretty bloody obvious, actually, from the first number that it was going to work : C’était vraiment évident, en fait, dès le premier morceau, que ça allait fonctionner. »

Et Plant de bien préciser à qui revient le virage : « And when I introduced Bonzo to everyone, it was obvious that what we’d got was turning the corner again, and there was no point calling it the Yardbirds : Et quand après j’ai présenté Bonzo à tout le monde, c’était évident que là où on était ça avait pris un nouveau chemin, et que ça ne pouvait plus s’appeler les Yardbirds. »

Même très longtemps après, quand ils parlent de cette première séance, ce qu’ils disent c’est leur impression d’une immédiate évidence. Ils parlent de chimie. Reviennent sur cette réaction d’en rire.

À la fin de la répétition, plus question de Joe Cocker pour Bonzo, ni du batteur de Procol Harum pour Page. Lui qui rêvait d’un groupe mi acoustique, comme le Pentangle du révéré Bert Jansch, va construire un groupe de musique heavy sur le son d’un maçon de Birmingham. On prend une bière au pub qui fait le coin de Denmark Street, et s’asseoir dans ce quartier à la table de John Paul Jones et Jimmy Page, ça aurait été pour pas mal de rockers de province un beau rêve. Mais Plant et Bonham rentrent à Birmingham dans la Jaguar d’occasion du batteur : ils n’ont pas un sou, et trouvent un peu amer que Page et Jones les aient laissé chacun payer sa consommation. Dès qu’on aura trouvé le nom du groupe, Lead Zeppelin, et qu’on sera passé à Led sur recommandation de Grant, Page y aura gagné son surnom : Led Wallet, « monsieur pas cher », « Jimmy bas prix » ou tout ce qu’on veut.

Et Train kept a rollin sera, étrangement, le morceau par lequel ils ouvriront leur dernière tournée européenne, au printemps 1980, et le dernier morceau qu’ils auront répété ensemble, le 24 septembre 1980.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 31 août 2013
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