fiction dans un paysage | le pont des morts

mystère du nombre incomplet des morts recensés auprès du viaduc à suicides


Dédié à Vincent Froté.

 

On avait essayé beaucoup de choses. Mais, en pleine montagne et sur une construction si fine, haute et fragile, allez installer des grilles, protections, barrières.

La question était plutôt : est-ce que ce n’était pas précisément la beauté du monument, hautes voûtes enjambant l’étroite vallée empennée de forêts, qui attirait tellement ?

Il y avait bien des moyens de se suicider, sans même parler des voitures retrouvées sur le parking à deux kilomètres.

On avait multiplié les rondes, installé des caméras sur le parking. Dans le village qui fermait l’accès à la vallée, où c’est la mort aussi qui attirait, tant étaient beaux dans leur architecture austère le cloître et les ex-voto anciens, les commerçants étaient prévenus, savaient repérer ces âmes seules qui semblaient désoccupées, et qui finiraient par aller se jeter.

On ne savait plus qui avait été le premier ou la première (un peu plus d’hommes, mais une répartition quasi égale). Il faudrait remonter la piste des journaux locaux.

Le vrai mystère était apparu bien plus tard : ces voitures qu’on retrouvait sur le parking, ces âmes esseulées dont on avait signalé la disparition et dont la trace menait jusqu’au village au cloître et aux ex-voto anciens, et pourtant nulle trace.

C’étaient eux, les pompiers volontaires et la police du lieu, qui ne cessaient de réclamer des mesures, des moyens. Des barbelés avaient été installés sur les différents accès. Des barrières rendaient difficiles d’escalader le tablier de pierre. Sur le parapet même on avait disposé des herses et des pointes, on avait tenté une rambarde électrifiée.

Mais eux, leur tâche recommençait, surtout en décembre, en avril et en septembre : l’habituelle crue des morts par suicides.

Et lorsque le suicide était banal, leur travail était de routine : un écrasement sec, sur les rochers d’en bas – et malheureusement avec éclatement, dislocation. On avait aussi tenté d’intervenir en bas, avec des cordages suspendus : on se souvenait d’un pauvre type qu’on avait ramassé comme ça, coincé dans les élingues de nylon, sa jambe cassée et plus du tout envie d’en finir – on l’aurait bien laissé là quelques jours, celui-là, qu’il comprenne. Mais deux autres ensuite avaient eu soit les vertèbres soit le bassin brisé par les cordages même, et le tableau avait choqué dans la presse : cadavre suspendu, les oiseaux déjà dessus.

Non, la vraie question était autre, et c’est bien là d’où le viaduc tirait sa réputation de pont des morts – le compte n’y était pas. D’aucuns se jetaient, on en avait la preuve, et on ne retrouvait jamais quelque trace en bas que ce soit.

Comme un avalement. Comme si aspirés dans le temps même de la chute.

C’est là-dessus que s’établissaient les contes. Là-dessus qu’on racontait des histoires, empruntant souvent aux plus vieilles légendes.

Et on disait que c’est cela, qui les attirait, les candidats au saut depuis le pont, sur la montagne.

Restait la banale, la triste réalité : pour l’immense majorité d’entre eux, on récupérait bien le corps, sur les rochers, disloqué, tout en bas. L’avalement, ou ce mystère d’être avalé dans le temps de la chute, qui ou quoi pour vous en faire la promesse ?

 

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 22 novembre 2014
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