Jean Rolin | retour à Savannah

le génie narratif appliqué au deuil, par la simple présence mobile des choses


lectures à la lampe de poche, série

Comment manquer un livre de Jean Rolin ? Du plus près de Paris (Zone) jusqu’au détroit d’Ormuz, ou aux chiens errants de Mexico, ou dans une attente de 3 jours à la frontière Egypte-Koweit lors de la première guerre d’Irak (L’homme qui a vu l’ours), ou encore plus nécessaire ce tour de France par les ports (Terminal Frigo), une des oeuvres les plus cohérentes et opiniâtre de notre littérature d’aujourd’hui.

Mais là c’est autre chose (au point que c’est incroyable que POL fasse payer ce livre 12 euros quand on devrait l’acheter bien plus cher). Rolin ne va visiter que lui-même. On le découvre soudain comme un gant retourné. Même un livre comme Terminal Frigo est affecté à distance, devient plus haute fiction, quand on apprend que sa compagne, Kate Barry, partageait parfois ses chambres de solitaire sur zone portuaire.

Du décès de Kate Barry, il ne sera rien dit, sinon. C’est seulement au 5ème court chapitre, comme s’il lui avait fallu être sûr que le livre était en cours, qu’elle vivait dans le livre, que cette phrase presque scandaleusement simple vient ouvrir le récit : « Lorsque après la mort de Kate... » (si on excepte cette allusion comme occultée dans le 2ème chapitre, ce « je n’ai pas de réponse à cette question, pas plus que depuis sa mort » qui serait la seule entorse grammaticale de toute l’oeuvre de Jean Rolin).

C’est le dispositif qui est comme la sculpture, la pierre, le monument tombal : Kate Barry filmait en permanence sa vie quotidienne. Mais elle la filmait sans montrer : des pieds, des reflets dans des flaques, des objets sur une table ou des photos sur le mur d’un restaurant. Les échanges de conversation à cet instant, et bien sûr souvent Jean Rolin dans le champ, même cul nu une fois. Rolin ne parle pas de Kate Barry, ne dit rien de leur vie de couple, sinon ce qui en traverse ces films, un rire, une dispute, une interrogation sur la façon d’être (sa facilité, nous dit-il, à entrer en rapport avec les gens).

Et pour parler de ces images qui ne montrent rien, Rolin refait à 8 ans de distance le même voyage qu’ils avaient fait, en 2007, vers la ville et la maison natale de Flannery O’Connor. La triangulation est en place : dans le triangle vide, celle qui n’est plus.

Le motel où ils avaient dormi en 2007 est fermé, en ruine : allégorie. Entre le motel et la rivière, un passage étroit avec un semi-clochard, on se croirait dans Zone. Au bout, dans River Street, ce fleuve à taille d’Amérique, avec les remorqueurs et des porte-conteneurs plus haut que les immeubles, qui passent à ras de la route – on est bien chez Jean Rolin, et lui seul.

Alors rien de plus dépouillé – encore une fois, art tombal. Presque rien de plus neutre. Ils ont visité le musée un peu vide, un peu kitsch, de la maison natale de O’Connor (morte à 39 ans), il revient et refait la visite, c’est d’anthologie. On ira ainsi dans un Subway puis dans un bistrot irlandais, dans différentes chambres d’hôtel, on fréquentera au moins deux chauffeurs de taxi (quasi les seuls personnages secondaires avec le clochard), et puis tout à la fin, dans une page en complet décalage, comme ces reflets brouillés d’eux deux dans les flaques, qu’apparemment elle aimait filmer, le visage enfin de Kate.

J’ai téléchargé ce livre en version Kindle. Je l’ai lu très lentement, comme on ferait d’un poème, d’habitude ce n’est pas ainsi que je lis Jean Rolin. Bien souvent, je crois même systématiquement, j’ai relu deux, voire trois fois chacune de ces brèves séquences, deux pages, trois pages, qui semblent implacables parce que pas le choix du déplacement, on suit le voyage réel que fait Jean Rolin, heure par heure, avion, bus, voiture, marches, nuits, attentes, dans l’exacte contrainte qu’il s’impose de refaire à 8 ans de distance les mêmes étapes qui les avaient menés, lui et elle, jusqu’à la maison de Flannery O’Connor avant leur propre séparation (jamais évoquée, mais l’ombre des disputes, si). Il cite – comme dans Ormuz les notes de bas de page donnaient des URL d’actes de piraterie visibles dans YouTube – cette étrange vidéo grâce à laquelle on dispose d’une archive filmée de Flannery O’Connor à 5 ans, à cause d’une poule Bantam qui marche en arrière. Tout ce livre est cette marche arrière (même la rivière avec les marées coule dans les deux sens, ou comme chaque déplacement est suivi d’un retour : la mort donc aussi aurait retour ? non, pourtant, si le motel entre temps a fermé) – je vous assure que ça trouble.

Surgissement de chaque temps dans son opposé, parce que le lieu est le même, et que l’image alors filmée est l’exact contexte de ce qu’observe celui qui refait le voyage, l’obsession auditive, la précision de ces paroles du tous les jours devenant le vecteur même de l’impossibilité de coupure (il emploie une fois mais une seule, pour lui-même, le mot chagrin).

Au bout, ces films de Kate Barry, ces vidéos sur mini appareil, montrant des pieds, des fragments de vue latérale pris d’une voiture, des objets kitsch dans la déco d’un bar de passage. Tout est brouillé, tout est possible.

Je ne crois pas avoir lu quoi que ce soit d’équivalent jusqu’ici dans ma vie. Ou Henry James, La figure dans le tapis quoique ça n’ait rien à voir.


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 sur Tiers Livre : à propos de Ormuz, ou Sarcelles, ou Aran
 Jean Rolin sur le site des éditions POL ;
 photo haut de page : River Street, à Savannah, avec le pont et l’usine électrique cités dans le texte, et peut-être même le Malones Bar.

responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 13 mai 2015
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