je ne sais pas si c’est du jazz

il y a 5 ans, en novembre 2006, trace d’une lecture acoustique avec Dominique Pifarély à Jouy-le-Moutier, trois extraits audio


note du 2 décembre 2011
La semaine prochaine je retrouve à Lyon Dominique Pifarély et l’équipe de Formes d’une guerre.

Nous jouerons aussi à Lieu Unique, Nantes, le 18 janvier, à Louvain-la-Neuve (en trio avec Ph De Jonckheere aux images), et à Marseille (Marelle, hors les murs) le 31 mai.

Ce qui m’impressionnait, à me remettre dans les oreilles ce samedi après-midi, il y a 5 ans, c’est cette sédimentation du temps, ce qui nous échappe probablement à lui autant qu’à moi mais constituerait comme un tiers corps, un appui où – par le temps, la confiance, la répétition – se construit cet agir ensemble.

à l’écoute :

 Henri Michaux, Document D.9, François Bon, voix & électronique, Dominique Pifarély, violon (8’36)

 Dominique Pifarély, violon seul (3’46)

 Peur, François Bon, texte, voix, électronique, Dominique Pifarély, violon (22’44).

Merci Isabelle Méchali et Isabelle Fassio (festival Jazz au fil de l’Oise) et Christian Magrin (médiathèque Jouy-le-Moutier).

 

L’invitation venait du festival Jazz au fil de l’Oise : un concert dans chacune des 11 communes de l’agglomération de Cergy-Pontoise. Parmi les lieux d’accueil, la médiathèque de Jouy-le-Moutier. L’intersection est alors un cas d’école. Les lieux de littérature sollicitent peu les musiciens, les lieux de musique sollicitent peu les auteurs. Pourtant, pour avancer dans la connaissance réciproque, pour se risquer dans la matière faite ensemble, besoin de pratiquer, besoin de cette confiance.

Avec Dominique Pifarély, électrique ou acoustique, à deux ou en formation plus large, ce qu’il y a de bien c’est choisir les textes en fonction de la rencontre, du contexte.

Peu à peu, trouver des récurrences : par exemple, toujours partir, à un moment précis, dans un texte d’un écrivain pour nous important. Ce samedi 4 novembre, j’avais choisi un texte tardif et méconnu de Michaux : Document D.9 [1]. Une suite de fragments narratifs brefs, chacun son énigme, et qui pourraient être prononcés depuis après une catastrophe bien postérieure à notre propre temps. Comment partager cette intensité, cette complexité ? (extrait 1)

A certain moment aussi, Pifarély part seul. Il est libéré de mes contraintes et de la voix monocorde, il s’embarque dans des vertiges. Alors, quand je le rejoins, j’essaye que s’entende encore un peu de ce vertige : extrait 2, un de ces moments du violon seul.

J’ai lu aussi un texte en solo ode pour contribuer à une rue Sylvain Schiltz : parce qu’il y a juste un an, Sylvain Schiltz, son décès...

Un peu avant la soixantième minute, j’ai mis sur le pupitre un texte rédigé cet été, jamais lu en public : 245 occurrences d’une seule peur. Une liste concernant ce qui est lié à la peur. Au retour, j’ai trouvé un e-mail d’une personne venue parce qu’elle connaissait mon travail, mais qui est partie sitôt la fin de ce texte, parce que reçu comme un sermon, et, plus précisément, reçu en adéquation avec cette association organisée de la violence à la banlieue, comme si ce texte devait résonner avec les événements récents. Pourtant, je l’ai rédigé cet été, en montagne, le plus souvent en marchant, dans un carnet de poche. Alors qu’on a tant besoin de rêves, de ciels ou de lumière me disait ma correspondante : mais si ce qu’on écrit tient du poids sur nous de l’horizon noir (Baudelaire), avons-nous liberté de ne pas obtempérer ? Extrait 3.

Je ne m’étais pas rendu compte de la longueur de ce texte : quand on lit pour la première fois à voix haute, on refait à mesure, on s’élance hors piste, on n’a pas les points d’appui, les points rupture. Ce qu’on ne trouve, justement, qu’en lisant. Avec Dominique Pifarély nous passons beaucoup de temps dans la salle, avant la lecture. Pourtant, même si j’essaye une bribe de mes textes, je préfère utiliser d’autres mots que ceux de la lecture. Puisque nous étions dans la bibliothèque, cet après-midi, avant la lecture, j’avais pris dans son rayon Une saison en enfer, et — violon et voix — nous nous sommes chauffés au Rimbaud.

Le son est brut : juste petit MiniDisc posé sur chaise au premier rang. La voix passe plus fort que le violon, alors que nous étions plus à densité égale. En buvant le pot traditionnel, à la fin, discussion avec le photographe du festival : c’est du jazz, vraiment, ce qu’on fait ? Pifarély m’a fait remarquer que les moments où j’improvisais le plus complètement, en lisant, c’était ceux où je faisais semblant de lire le plus sérieusement, alors que souvent, lorsque j’étais fidèle au texte, je l’avais suffisamment mémorisé pour le regarder très peu.

[1Brefs extraits :

Henri Michaux, Document D.9

On ne l’avait pas entendu. Je ne le vis pas entrer. Soudain nous nous croisâmes. Comment s’y prit-il pour sortir ? Je ne perçus ni lui ni son ombre. D’un coup il était dehors.
D’origine simienne vraisemblablement, mais « trafiqué » dès la conception et pendant la gestation, et encore à la naissance et même plus tard. Il venait d’être homme (ou presque). Nous n’avions pas encore l’habitude. On se trompe souvent. Notre ancienne fierté nous trompe. Et ils sont incroyablement lestes.

On avait trop compté sur le papier à respirer. Il ne suffit plus.
On en avait pourtant des stocks. Mais toujours comme complément.
L’air, même avec ce qu’on ajoute, cet air que nous respirons, par moments de passe plus, nous laissant à demi étouffer

Là où je suis maintenant, c’est souvent la tête en bas. On a été amené à vivre ainsi. Il fut un temps où on n’aurait pas pu. Suspendus pieds liés on se balance. Sur une file, une très longue file on en voit dans les faubourgs, appendus comme seraient des fruits sur la branche d’un arbre en espalier étirée interminablement.

C’est lancé. C’est au point. C’est l’avenir. Moyen qui plaît, plus simple que les navires, plus dans les mœurs, dans les goûts d’à présent pour l’égalité, pour la plus parfaite indépendance et absence de grade.
Qui à l’heure actuelle oserait encore commander comme capitaine ?

La Terre s’est réveillée.
Depuis les explosions une lumière est née, inégale, étrange, interne.
Chaude à l’œil, merveilleusement colorante, ce n’est pas du ciel qu’elle nous vient, mais du sol. On la voit — mieux le soir — sourdre de plusieurs endroits, en foyers autonomes dispersés, lesquels ne sont pas toujours indépendants l’un de l’autre. Il arrive que l’un s’éteigne presque ou du moins perde beaucoup de sa vie au profit d’un autre situé à un quart de lieue plus loin et qui alors s’exalte, tandis que plus près, un troisième jusque-là assez obscur hésite encore, puis émet de commençantes rougeurs.
Etranges éclairements inattendus qui apparaissent hâtivement comme pour faire signe (on a cette impression), hâtivement, furtivement ou maléfiquement.
Lumière de ce monde inquiet, en nouvelle gestation. Lumière comme si, atteinte, la Terre elle-même méditait.

La sérénité a disparu.
On a cessé d’être à part, devenus comme des herbes. Où est la différence, une année, ou vingt fois une année, ou même trente, ou même quarante fois, et puis plus jamais.

Auparavant nous étions soutenus. Nous n’étions pas livrés à nous-mêmes.
Fini à présent. Nous n’avons plus nos bienfaiteurs cachés.
On n’est plus aidés, ou si peu, si confusément.
On n’est pas soutenu. Tout est détaché. Il faut constamment veiller à rattacher, à relier ensemble.

© Gallimard, Pléiade Henri Michaux tome III.

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1ère mise en ligne 6 novembre 2006 et dernière modification le 2 décembre 2011
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