Serge Airoldi est écrivain. Il vit et travaille à Dax.
Journaliste de 1991 à 2008.
Depuis 2009, directeur artistique des Rencontres à Lire, le salon du livre de la ville de Dax
Collabore à la revue Le Festin (Bordeaux). Ecrit aussi pour la revue Fario (Paris) dont il est membre du comité de rédaction.
Outre plusieurs publications en revues (Fario, Phénix, Confluences Méditerranée, Europe, Le Matricule des Anges), des participations à des ouvrages collectifs, d’un texte sur le flamenco (Arte Flamenco, Regards Croisés, avec Juan José Tellez Rubio, Gaïa, 2008) et sur le cirque (Costumes de Cirque, Le Rouergue, 2011), il est notamment l’auteur de : Les Chevaux, La Fosse aux Ours, 2004 Le Veilleur de Matera, La Fosse aux Ours, 2006 Comme l’eau, le miroir changeant, Fario, 2010 Les Roses de Samode, Cheyne, 2011 Adour, histoire fleuve, Le Festin, 2013 Ma route est d’un pays où vivre me déchire, Fario, 2014 Partir avec le zèbre, L’Arbre à Parole, 2014 Nous cheminons de la forge aux chevaux des nuits, de la marisma, le livre-cosmos à la mine éteinte, Les Petites Allées, 2014 Ces Landes, Le Festin, 2015
Un recueil de poésie est à paraître aux éditions La Tête à l’Envers.
C’est par les Rencontres à Lire qu’il propose à Dax chaque année que j’ai croisé l’oeuvre de Serge Airoldi. Et particulièrement Adour histoire fleuve, le chemin fait de la source jusqu’à la mer au long d’un fleuve qui permet à chaque étape une rencontre, et de faire surgir tout un pays dans une prose aussi libre dans les paysages que dans l’expérience sur soi-même qu’elle laisse affleurer.
Mais c’est la marque de l’ensemble du travail de Serge Airoldi, en poésie comme dans le récent Ces Landes, et pour ce que ça implique d’une perception de terrain, ce que je place moi dans lectures et ateliers c’est la marque de ces étonnantes Rencontres dans ce lieu hors du temps qu’est le vieil hôtel thermal de Dax, et sa passion de voyageur.
La surprise, quand je l’ai sollicité pour cet espace revue, qu’il me confie un manuscrit en voie d’achèvement, Rose Hanoï, fait d’une suite d’incursions à la façon des Lettrines II de Gracq, ouvrant les livres, les dictionnaires, arpentant les souvenirs et l’enfance, reprenant les routes des voyages accumulés.
Avec un permanent geste de sauter hors ce qui fonde la littérature, à la fois dans l’expérience de vivre et à la fois dans l’incursion vers les autres arts, peinture notamment.
Serge a accepté que je reprenne ici le premier chapitre, Le croiseur noir d’Ulysse, du livre en gestation.
FB
Rose Hanoi. C’est le nom que donne la fleuriste aux renoncules dont la couleur attire soudain mon regard. Je marche en ville. Rue Racine. A Paris.
Le bouquet avait aimanté mes yeux. Impossible de qualifier le rose. Ce rose.
Impossible.
Trop de nuance. Trop d’histoires dans cette fraîcheur du matin . .
La fleuriste apporte une solution. Mais alors cette solution ouvre mille fenêtres nouvelles.
Rose Hanoi, comme les renoncules de la place de l’Odéon toute voisine. Dans la boutique Rosebud.
Ce rose-là, soudain, a jeté les filets. J’y suis tout pris.
« La couleur est mon obsession quotidienne, ma joie et mon tourment », confiait Claude Monet.
Purple rose of Cairo. Mon film préféré de Woody Allen. Un film en abîme dans le film. Une allégorie du rêve et du réel. Dans La Rose pourpre du Caire, une jeune serveuse dans une brasserie, lasse de sa vie, de son homme, vient pour la cinquième fois au Jewel Palace revoir le même film. Soudain, l’un des personnages, Tom Baxter, l’interpelle dans la salle obscure. Il sort de l’écran, passe de la fiction ( ?), en noir et blanc, au monde réel ( ?), en couleurs, et entraîne la jeune femme avec lui. En Amérique. Dans les années trente.
Col d’Ispegui. Dans les hauts de Saint-Etienne de Baigorry. Les couleurs du pain d’épice, de la cape auburn de cigare cubain sur les versants abrupts – ubacs, adrets, où les fougères ont passé, maintenant.
Dans la venta où nous arrivons : une odeur d’anis, de jambon, de sel, de plastique neuf, d’objets de toutes sortes. Les odeurs, ici, sont un intrigant assemblage de parfums incongrus, inaptes, en théorie, à l’union harmonieuse avec ceux qui partagent l’étagère – le cornichon, le savon, le condiment, le fromage, l’adoucissant – et celui qui naît de ce mélange forcé est comme une couleur – tellement l’odeur est épaisse, tenace – de matières, de gras suintant, de sucre, de fer blanc, de toc, de plastique, de choses inutiles, intégrées de force dans une chronique commerciale dont on ne comprend pas la cohérence : collection inouïe de cloches pour le bétail, de ceintures en cuir couleur miel ou réglisse, de gourdes qui sentent fort, et même qui empestent furieusement, glaives inoffensifs pour les bambins, costumes de fées, baguettes magiques, pots de confitures où le sucre fait la loi, fruits, huiles, alcools, conserves - artichauts, poivrons, olives, moules à l’escabèche, sardines, poulpes, calamars –, ardi gasna extraits des cayolars, et encore charcuteries où les colorants ne font pas mystère. Toute une palette de couleurs – et d’odeurs, pour cette impression si particulière en ce lieu, et en cet instant, il faudrait inventer un mot nouveau comme oudeur ou coudeur – ce patchwork tel l’habit d’Arlequin ou la garde-robe de la reine d’Angleterre.
Un berger chante devant une liqueur ? Chinchon ? Izarra (vert ou jaune) ? Pacharanc ? C’est un berger « d’en-bas », dit quelqu’un.
En venant, tu chantais, toi aussi : « Charlotte, cocotte, que fais-tu là ? Je cire les bottes de mon papa ». Et tu souriais comme une enfant.
Elizabeth II, selon les gazettes spécialisées, préférerait le jaune. Le jaune par-dessus tout.
[Dans son autobiographie, le huitième jour de janvier 1904, Mark Twain écrit une de ses « dictées » qui feront le corps de l’autobiographie en question ; il écrit à Florence, dans la Villa di Quarto construite par Cosimo 1er, autrefois occupée par le roi de Wurtemberg et propriété de la comtesse Massiglia au moment où l’écrivain y séjourne.
Twain fait le récit des pièces, du mobilier, des couleurs.
Dans la grande entrée, il s’émerveille devant un grand poêle en majolique verte qu’il prend « un moment pour une église ».
Il n’épargne pas son hôtesse en critiquant, vertement, « le système bon marché et avaricieux de sonnettes électriques », « les lampes à acétylène peu fonctionnelles », « les toilettes obsolètes », « la douzaine de meubles pour pension fabriqués en usine et quelques tapis achetés aux enchères après un incendie qui blasphèment les normes de l’art et de la couleur, du matin au soir, et se calment seulement quand les ténèbres viennent les pacifier ».
Dans le palais, Twain débusque encore, parmi ce qui nourrit son petit musée des horreurs, un « papier peint gris pâle à motif de fleurs d’or » dont il ne veut rien savoir du pedigree de celui « qui en porte la responsabilité ». Tout le reste de la décoration de la pièce en question « est de toute évidence le résultat de l’occupation par la princesse Massiglia ». Twain voit rouge : « Ses dissonances et ses désordres tapageurs ont manifestement pour origine un esprit chaotique. Le sol est recouvert d’une garniture d’un rouge épuisant ressemblant à du feutre, on peut presque voir l’armée de Pharaon y patauger. Quatre tapis y ont été jetés, pareils à des îles, des tapis criards dont les couleurs jurent entre elles et avec la mer Rouge ».
Twain s’agace aussi contre « le délire de vert, de bleu, de sang » d’un canapé, de « la teinte infernale fraise écrasée » d’un autre. Oublions la « littérature » que contient la bibliothèque « sortie d’usine », « en noyer blanc américain ». Et voyons cette couleur jaune qui agresse maintenant l’écrivain. Il s’arrête devant le tableau impossible : « Ces rideaux ont un air de fierté ostentatoire qui ne trompe personne (…) La couleur en est un jaune compact, plus profond que le jaune des murs de la partie arrière ; et il y a là une chose curieuse : on peut passer cinquante fois le regard d’une de ces couleurs à l’autre, et, à chaque fois, on pensera que celle que l’on regarde est la plus laide. Il y a là un effet des plus curieux et intéressant. Je crois que si l’on pouvait regarder ces rideaux sans passion, on s’apercevrait alors qu’ensemble ils présentent la couleur la plus laide que l’art ait connue ».]
Elizabeth II préférerait donc le jaune. C’est ainsi.
Victoria, sa grand-mère, on le sait, vivait dissimulée, retirée du monde après la mort d’Albert, son mari. Dans le noir.
[Le huitième jour de janvier 1904, Twain n’a pas épuisé sa diatribe. Dans la même chambre, existe aussi un troisième jaune. Il sert un ciel de lit « haut et somptueux du lit en cuivre » et il est fait « d’un satin brillant et luisant d’une couleur citron éclatante ». Et cette dissonance de la chambre se répète partout dans le palais note Twain. Il écrit : « Je suis las des détails … »]
Jaune horribilis.
Jaune d’Angleterre.
Selon l’historiographie officielle, Alexandrina Victoria apprend qu’elle devient reine le 20 juin 1837 à six heures du matin par la voix de l’archevêque de Cantorbéry et de Lord Conyngham. Le roi Guillaume IV vient de mourir quatre heures plus tôt. Dans son journal, elle dit porter à ce moment-là de l’annone une simple robe de chambre.
Qui saura jamais sa couleur ? Et dans le fond, cela présente-t-il une importance ?
Pour ses propres obsèques, elle avait recommandé que le blanc domine le noir.
La reine fut habillée d’une robe blanche et d’un voile de mariée.
Dans son cercueil, à sa demande, on plaça un peignoir d’Albert, un moulage en plâtre de sa main, une mèche de cheveux de John Brown et une photographie de lui.
L’Ecossais John Brown fut son homme de confiance.
Une photographie prise en 1863 par George Washington Wilson à Balmoral les représente. Lui – John Brown, en kilt, portant collier de barbe, le regard fixe, sévère, tenant la bride d’un cheval solide que monte Victoria, toute vêtue de noir, voilée, gantée, triste, le visage comme un carême. La robe de la reine couvre la croupe du cheval.
J’essaie de me souvenir si je n’ai pas vu cette photo pour la première fois dans La Chambre claire de Roland Barthes.
J’essaie de me souvenir si cette photographie figure bien dans le livre.
Oui ! Je l’y retrouve. Avec une légende de Virginia Woolf : « Queen Victoria, entirely unaesthetic ».
Dans le texte de Barthes, cette citation de Kafka : « On photographie des choses pour se les chasser de l’esprit… »
Peu m’importent cette reine Elizabeth et sa garde-robe arc-en-ciel ; cette reine et son récit, venue d’un autre monde – ces gens-là viennent toujours d’ailleurs, de l’outre-monde ; les rois anglais sont allemands, les rois grecs sont danois, les rois espagnols sont français, les rois de Sicile sont normands, les reines de France sont italiennes ou autrichiennes, et c’est normal, presque toujours normal, tout est souvent presque toujours normal pour le mesclun des puissants.
Elizabeth en jaune abeille, en mauve guimauve, en vert pic vert, en vert émeraude, en vert Barbour, en Burberry, en foulard Hermès, en ivoire, en Liberty, en corail, en je ne sais quoi encore.
– entirely unaesthetic.
On dirait les berlingots de Cauterets.
A Cauterets, je passais de longs moments à voir les confiseurs fatiguer la matière, l’étirer, la laisser pendre au crochet, la tailler soudain à coups de ciseaux, sur le marbre.
Marbres des Pyrénées.
Ils ont fait Versailles. Les rois les reines. L’Antiquité. Les Palais. Les Gloires. Les Théâtres.
Les apparats.
Petit Antique. Incarnat griotte. Noir coquillier. Sarrancolin framboisé. Campan rubanné ou rosé vert. Griotte d’Ancizan. Payolle rose. Luchamelle de Lourdes. Hautacam ivoire. Hortensia violet de Jurvielle. Brèche de Médous. Brèche rosée de Lez. Marbre jaune blanc gris de la Brèche Isabelle.
Marbre grand violet
« Le livre est un lieu », assure Andrea Zanzotto.
Un lieu est-il un livre ou un livre est-il un lieu ? – Rose Hanoï….
Un dieu est un lieu de l’âme.
Un dieu est un dieu. Et alors ?
Un dieu est une lame dangereuse.
L’âme peut être aiguisée.
Le livre est un lieu de l’âme
Berlingot. Berline. Bourlinguer.
Qu’est-ce que je fous là ? Se demande Blaise Cendrars
Braises et cendres.
Treize et tendre. – à l’instar d’une couleur verbale, comme dirait Marcel Duchamp.
Rien de plus juste que l’éclat d’une braise surprise par le souffle.
Rien de plus mystérieux qu’un tas de cendres, levé quelques jours plus tard. Après les feux.
Comme un pas sur la lune.
Cendrars s’engage dans la Légion Etrangère où il côtoie Eugene James Bullard, l’un des deux premiers pilotes noirs de l’histoire avec le Turc Ahmet Ali Celikten. Bullard sert notamment dans le 170è régiment d’infanterie, surnommé « les hirondelles noires de la mort ». Il vole avec sa mascotte, un singe nommé Jimmy. La devise inscrite sur le fuselage de son avion est : all blood runs red. Tout sang coule rouge. Il dirige un cabaret à Paris entre les deux guerres. Joséphine Baker s’y produit.
Beaux lingots et berlingots.
LeursCouleurs. A Cauterets, Pézenas, Carpentras. Ailleurs. Ils sont, c’est selon : anis, réglisse, orangé veiné de framboise, jaune strié de mauve et de blanc. Jaune soufre. Rouge des cerises des Monts de Venasque. Lavande. Violette. Fraise de Carpentras. Mandarine. Menthe.
LeursCouleurs et leursGoûtsaussi
Enfance, mon enfance.
Monenfance. On dirait le nom d’un village, en France. Avec des platanes, des génoises douces sous les tuiles, une lourde porte en chêne, peinte en bleu Nattier. On ne l’ouvre que fort rarement. On passe par la cuisine. Une allée, des buis, un chien, avec de grandes oreilles. Il court comme un crabe, tout en désordre. Il aboie, sans conviction. On dirait même qu’il miaule.
Livre onzième. Chapitre I. Mémoires d’Outre-tombe.
René de Chateaubriand écrit : « Abandonnons-les, ces souvenirs, les souvenirs vieillissent et s’effacent comme les espérances de la vie (…). Je viens de revoir Charlotte, il est vrai, mais après combien d’années l’ai-je revue ? Douce lueur du passé, rose pâle du crépuscule qui borde la nuit quand le soleil depuis longtemps est couché ! »
« Chacun sait que, dans les rêves, on ne voit jamais le soleil, bien qu’on ait souvent la perception d’une clarté beaucoup plus vive. Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes », complète Gérard de Nerval dans Aurélia.
En 1919, Malévitch présentait à Moscou une série d’œuvres blanches, dont le fameux Carré blanc sur fond blanc (1918). Dans le catalogue de l’exposition, il s’enthousiasmait : « J’ai troué l’abat-jour des limitations colorées, je suis sorti dans le blanc, voguez à ma suite, camarades aviateurs, dans l’abîme, j’ai établi les sémaphores du suprématisme. J’ai vaincu la doublure du ciel coloré après l’avoir arrachée, j’ai mis les couleurs dans le sac ainsi formé et j’y ai fait un nœud. Voguez ; l’abîme blanc, l’infini sont devant vous. »
Quelques monochromes d’Alphonse Allais :
« Un rectangle uniformément rouge : récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge ».
« Un rectangle uniformément jaune : manipulation de l’ocre par des cocus ictériques »…
Tout ce que contient la Boîte Verte de Marcel Duchamp. Publiée à 300 exemplaires en 1934 par les éditions Rrose Sélavy. Dédicace pour James Thrall Soby.
Boîte en suédine verte. Perforée au poinçon.
La boîte porte ses initiales. M.D. En cuivre collé. Et le titre : La Mariée mise à nu par ses célibataires même.
Elle contient 93 documents : photos, dessins, notes des années 1911-1915 ainsi qu’une reproduction en couleurs sous verre et une page de manuscrit. Et quoi d’autre encore ?
[Vu le drapeau des Sindhis, - ça vient comme ça à l’esprit cette idée du drapeau : tout orange, après la boîte toute verte. Peut-être le plus simple du monde ce drapeau orange. Que de l’orange. La première traduction du Coran a été faite en sindhi en rimes. Dix-sept millions de Pakistanais parlent cette langue. Et aussi près de trois millions d’Indiens.
Vu aussi le drapeau du peuple aymara en Bolivie, en Argentine, au Chili et au Pérou. Un nuage de quarante-neuf petits carrés de couleur, rouge, orange, jaune, blanc, vert, mauve, bleu. Etonnant. En langue aymara, terre se dit uraqi, ciel, alajhpacha, eau, uma, feu, nina, homme, chacha, femme, warmi, nuit, aruma, jour, uru.]
Pas sûr que Duchamp ait aimé l’idée des drapeaux. Pas sûr du tout.
[Vu la représentation de l’Oiseau vermillon chinois. Et aussi du Suzaku, phénix rouge. Japonais lui. Je les verrais bien dans la boîte verte. Poussant les cris hideux de leur race insensée et de leur plumage.]
Phénix Phénix, les hommes ne renaîtront plus jamais de tes cendres.
L’œuf fait nix écrit Robert Benayoun en 1965 :
« En France, c’est la technocratie américaine qu’on imite, c’est-à-dire, qu’on vise ingénument à dépasser. (…) Car on demande surtout des « hommes en complet gris », des croisés six-boutons de l’entreprise, présentant bien et qui sachent mentir, dont le foyer soit une succursale active de leur bureau, (…) des hommes qui emmènent leur problème chez eux, et qui aient (…) une absence totale de liens émotionnels envers les lieux et les personnes (…). Dans cet éden conditionné pour élites d’hommes « flexibles » (un mot créé par les savons Procter et Gamble), l’entreprise entend posséder corps et âme ses employés ».
Dans ce texte, Benayoun vilipende déjà en ce temps ancien, l’ère cybernétique et célèbre l’indiscipline, la fantaisie et le lyrisme. Il évoque aussi « la clé bleue des sentiers qui se perdent » et conclut d’une façon indépassable : « Un œuf en buis a plus de mémoire qu’un ordinateur ».
« Au Moyen Âge l’aube était verte/le soir rouge, /le monde allait comme ça/Les tournois étaient blancs/ou très pâles, /c’était la boue et l’or/Les arbres, déjà, étaient noirs ». Pierre Peuchmaurd. Histoire du Moyen Âge. Editions Haldernablou. Un poème illustré par Françoise Staar.
Je veux encore le Moyen-Âge. Je veux toi. Fraîche comme une fraise. Je veux ton Amour intact. Neuf et beau. Je veux ton ventre en gypse. Tes mains en bois d’arganier. Tes lèvres peintes en grenat. Ton teint de porcelaine.
Je ne veux connaître que l’abandon du poème, son échec sans cesse renouvelé, puisque de l’illusion seule nous ne pourrons faire commerce, un peu.
Je veux marcher dans une rue de Paris. Avec toi, toute.
Cher Pierre Peuchmaurd. Chère poésie de Pierre Peuchmaurd.
Saluons-le. Saluons-la.
Le poète Pablo Neruda écrivait à l’encre verte. Toujours.
Je conserve un pase de callejon dans les arènes de Ronda, signé de la main même du grand torero Antonio Ordoñez, à l’encre verte, remis par ses soins. Ce jour-là de septembre 1996, une novillada avec picador mettait en scène un jeune homme nommé Morante de la Puebla, devenu, depuis, une figura del toreo. Et même un torero d’époque comme cela se dit dans le petit monde de la course espagnole. Quelle belle expression. Torero d’époque ! Homme d’époque. Artiste d’époque. Tout est dit. Tout y est. Et l’époque, soudain, devient universelle. Elle devient une trace indélébile.
Pour cette actuacion, Morante portait un costume bleu d’une nuit andalouse. Dans l’arène, à ses côtés : un jeune Rondeño dont je ne souviens plus du nom et un Français, Rafi Cañada. A l’hôtel Reina Victoria, dans une lumière épaisse, un sirop de lumière, qui devait beaucoup aux lourds rideaux, Rafi avait revêtu un habit précieux, rouge sang de bœuf, très profond, en velours riche, qui avait appartenu à Julio Roblès, autrefois.
Antonio Ordoñez était ami avec Ernest Hemingway. Et aussi avec Orson Welles, dont les cendres reposent, m’a-t-on dit en 1996, sous un rosier d’une des propriétés andalouses d’Ordoñez. J’ignore où et je ne sais la couleur de ces fleurs à la saison de l’éclosion.
Un jour, je suis revenu à Ronda. Ordoñez était mort à présent. Une statue le représentait devant les arènes. Je l’ai salué comme un Vivant éternel, sans trop comprendre ce que j’étais en train d’accomplir. Un salut muet et immobile. Des larmes vertes ont coulé, je crois, des yeux du matador en bronze.
Pablo Neruda s’interrogeait : « Pourquoi dans les époques noires, se sert-on d’une encre invisible ? »
Dans le poème Toro, il écrit : « Ils ont habillé un paysan pâle/de bleu et de feu, des cendres de l’ambre, /de langues d’argent, de nuées vermeilles, /et d’yeux d’émeraude, de queues de saphir. /L’être pâle va contre la colère. /Il avance, le pauvre habillé de riche, pour tuer, /habillé d’éclairs, pour mourir ».
Sur la plage de Pylos (Odyssée, début du Chant III), « quand le soleil levant (monte) du lac splendide pour éclairer les dieux au firmament de bronze » (…), on offre « de noirs taureaux sans tache, en l’honneur de Celui qui ébranle le sol, du dieu coiffé d’azur ».
Ce dieu, c’est Poséidon, patron de la mer, « à la chevelure bleu foncé ».
« Voir rouler les mers vertes/Où les eaux s’orientent/Vers les immensités », avec Gerard Manlay Hopkins.
Première lignes de la première description que fait Flaubert de Salammbô : « Sa chevelure, poudrée d’un sable violet et réunie en forme de tour selon la mode des vierges chananéennes, la faisait paraître plus grande. Des tresses de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu’aux coins de sa bouche, rose comme une grenade entrouverte…. »
Dans le costume, il est aussi question d’une « tunique sans manches étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noi » et sur la poitrine d’« un assemblage de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d’une murène ».
Le 22 décembre 1862, Théophile Gautier fait la critique de Salammbô qui vient de paraître. Il assure le lecteur que pour ce texte, Flaubert « a su trouver les teintes les plus délicates et les plus vigoureuses ».
« Si rien n’est horrible comme le suffète lépreux, rien n’est plus suave que cette Salammbô faite de vapeurs, d’arômes et de rayons, écrit-il. La terreur et la grâce, il a tout, et il sait rendre les putréfactions des champs de bataille comme l’intérieur chatoyant et parfumé des chambres virginales ».
Dans Le Golfe de Gascogne, Bernard Manciet fait naviguer le croiseur bleu-sombre d’Ulysse devant la Corogne. Il cite le sacrifice des noirs taureaux.
Ulysse devant la Corogne. Quelle idée !
Je croyais pourtant me souvenir que le croiseur d’Ulysse était noir.
Les mémoires se tissent, se complètent, se contredisent. Noir, bleu-sombre, noirs taureaux – et aussi taureau blanc que Manciet voyait parfois galoper sur la grande vague depuis la dune de Biscarosse –, blanc, bleu, noir, ô mon dieu, Ulysse lui aussi à la chevelure de ce bleu foncé. Comme des jacinthes.
Tiers Livre Éditeur, la revue – mentions légales.
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1ère mise en ligne et dernière modification le 27 mars 2016.
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Serge Airoldi est écrivain. Il vit et travaille à Dax.
Journaliste de 1991 à 2008.
Depuis 2009, directeur artistique des Rencontres à Lire, le salon du livre de la ville de Dax
Collabore à la revue Le Festin (Bordeaux). Ecrit aussi pour la revue Fario (Paris) dont il est membre du comité de rédaction.
Outre plusieurs publications en revues (Fario, Phénix, Confluences Méditerranée, Europe, Le Matricule des Anges), des participations à des ouvrages collectifs, d’un texte sur le flamenco (Arte Flamenco, Regards Croisés, avec Juan José Tellez Rubio, Gaïa, 2008) et sur le cirque (Costumes de Cirque, Le Rouergue, 2011), il est notamment l’auteur de :
Les Chevaux, La Fosse aux Ours, 2004
Le Veilleur de Matera, La Fosse aux Ours, 2006
Comme l’eau, le miroir changeant, Fario, 2010
Les Roses de Samode, Cheyne, 2011
Adour, histoire fleuve, Le Festin, 2013
Ma route est d’un pays où vivre me déchire, Fario, 2014
Partir avec le zèbre, L’Arbre à Parole, 2014
Nous cheminons de la forge aux chevaux des nuits, de la marisma, le livre-cosmos à la mine éteinte, Les Petites Allées, 2014
Ces Landes, Le Festin, 2015
Un recueil de poésie est à paraître aux éditions La Tête à l’Envers.
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C’est par les Rencontres à Lire qu’il propose à Dax chaque année que j’ai croisé l’oeuvre de Serge Airoldi. Et particulièrement Adour histoire fleuve, le chemin fait de la source jusqu’à la mer au long d’un fleuve qui permet à chaque étape une rencontre, et de faire surgir tout un pays dans une prose aussi libre dans les paysages que dans l’expérience sur soi-même qu’elle laisse affleurer.
Mais c’est la marque de l’ensemble du travail de Serge Airoldi, en poésie comme dans le récent Ces Landes, et pour ce que ça implique d’une perception de terrain, ce que je place moi dans lectures et ateliers c’est la marque de ces étonnantes Rencontres dans ce lieu hors du temps qu’est le vieil hôtel thermal de Dax, et sa passion de voyageur.
La surprise, quand je l’ai sollicité pour cet espace revue, qu’il me confie un manuscrit en voie d’achèvement, Rose Hanoï, fait d’une suite d’incursions à la façon des Lettrines II de Gracq, ouvrant les livres, les dictionnaires, arpentant les souvenirs et l’enfance, reprenant les routes des voyages accumulés.
Avec un permanent geste de sauter hors ce qui fonde la littérature, à la fois dans l’expérience de vivre et à la fois dans l’incursion vers les autres arts, peinture notamment.
Serge a accepté que je reprenne ici le premier chapitre, Le croiseur noir d’Ulysse, du livre en gestation.
FB
Rose Hanoi. C’est le nom que donne la fleuriste aux renoncules dont la couleur attire soudain mon regard. Je marche en ville. Rue Racine. A Paris.
Le bouquet avait aimanté mes yeux. Impossible de qualifier le rose. Ce rose.
Impossible.
Trop de nuance. Trop d’histoires dans cette fraîcheur du matin . .
La fleuriste apporte une solution. Mais alors cette solution ouvre mille fenêtres nouvelles.
Rose Hanoi, comme les renoncules de la place de l’Odéon toute voisine. Dans la boutique Rosebud.
Ce rose-là, soudain, a jeté les filets. J’y suis tout pris.
« La couleur est mon obsession quotidienne, ma joie et mon tourment », confiait Claude Monet.
Purple rose of Cairo. Mon film préféré de Woody Allen. Un film en abîme dans le film. Une allégorie du rêve et du réel. Dans La Rose pourpre du Caire, une jeune serveuse dans une brasserie, lasse de sa vie, de son homme, vient pour la cinquième fois au Jewel Palace revoir le même film. Soudain, l’un des personnages, Tom Baxter, l’interpelle dans la salle obscure. Il sort de l’écran, passe de la fiction ( ?), en noir et blanc, au monde réel ( ?), en couleurs, et entraîne la jeune femme avec lui. En Amérique. Dans les années trente.
Col d’Ispegui. Dans les hauts de Saint-Etienne de Baigorry. Les couleurs du pain d’épice, de la cape auburn de cigare cubain sur les versants abrupts – ubacs, adrets, où les fougères ont passé, maintenant.
Dans la venta où nous arrivons : une odeur d’anis, de jambon, de sel, de plastique neuf, d’objets de toutes sortes. Les odeurs, ici, sont un intrigant assemblage de parfums incongrus, inaptes, en théorie, à l’union harmonieuse avec ceux qui partagent l’étagère – le cornichon, le savon, le condiment, le fromage, l’adoucissant – et celui qui naît de ce mélange forcé est comme une couleur – tellement l’odeur est épaisse, tenace – de matières, de gras suintant, de sucre, de fer blanc, de toc, de plastique, de choses inutiles, intégrées de force dans une chronique commerciale dont on ne comprend pas la cohérence : collection inouïe de cloches pour le bétail, de ceintures en cuir couleur miel ou réglisse, de gourdes qui sentent fort, et même qui empestent furieusement, glaives inoffensifs pour les bambins, costumes de fées, baguettes magiques, pots de confitures où le sucre fait la loi, fruits, huiles, alcools, conserves - artichauts, poivrons, olives, moules à l’escabèche, sardines, poulpes, calamars –, ardi gasna extraits des cayolars, et encore charcuteries où les colorants ne font pas mystère. Toute une palette de couleurs – et d’odeurs, pour cette impression si particulière en ce lieu, et en cet instant, il faudrait inventer un mot nouveau comme oudeur ou coudeur – ce patchwork tel l’habit d’Arlequin ou la garde-robe de la reine d’Angleterre.
Un berger chante devant une liqueur ? Chinchon ? Izarra (vert ou jaune) ? Pacharanc ? C’est un berger « d’en-bas », dit quelqu’un.
En venant, tu chantais, toi aussi : « Charlotte, cocotte, que fais-tu là ? Je cire les bottes de mon papa ». Et tu souriais comme une enfant.
Elizabeth II, selon les gazettes spécialisées, préférerait le jaune. Le jaune par-dessus tout.
[Dans son autobiographie, le huitième jour de janvier 1904, Mark Twain écrit une de ses « dictées » qui feront le corps de l’autobiographie en question ; il écrit à Florence, dans la Villa di Quarto construite par Cosimo 1er, autrefois occupée par le roi de Wurtemberg et propriété de la comtesse Massiglia au moment où l’écrivain y séjourne.
Twain fait le récit des pièces, du mobilier, des couleurs.
Dans la grande entrée, il s’émerveille devant un grand poêle en majolique verte qu’il prend « un moment pour une église ».
Il n’épargne pas son hôtesse en critiquant, vertement, « le système bon marché et avaricieux de sonnettes électriques », « les lampes à acétylène peu fonctionnelles », « les toilettes obsolètes », « la douzaine de meubles pour pension fabriqués en usine et quelques tapis achetés aux enchères après un incendie qui blasphèment les normes de l’art et de la couleur, du matin au soir, et se calment seulement quand les ténèbres viennent les pacifier ».
Dans le palais, Twain débusque encore, parmi ce qui nourrit son petit musée des horreurs, un « papier peint gris pâle à motif de fleurs d’or » dont il ne veut rien savoir du pedigree de celui « qui en porte la responsabilité ». Tout le reste de la décoration de la pièce en question « est de toute évidence le résultat de l’occupation par la princesse Massiglia ». Twain voit rouge : « Ses dissonances et ses désordres tapageurs ont manifestement pour origine un esprit chaotique. Le sol est recouvert d’une garniture d’un rouge épuisant ressemblant à du feutre, on peut presque voir l’armée de Pharaon y patauger. Quatre tapis y ont été jetés, pareils à des îles, des tapis criards dont les couleurs jurent entre elles et avec la mer Rouge ».
Twain s’agace aussi contre « le délire de vert, de bleu, de sang » d’un canapé, de « la teinte infernale fraise écrasée » d’un autre. Oublions la « littérature » que contient la bibliothèque « sortie d’usine », « en noyer blanc américain ». Et voyons cette couleur jaune qui agresse maintenant l’écrivain. Il s’arrête devant le tableau impossible : « Ces rideaux ont un air de fierté ostentatoire qui ne trompe personne (…) La couleur en est un jaune compact, plus profond que le jaune des murs de la partie arrière ; et il y a là une chose curieuse : on peut passer cinquante fois le regard d’une de ces couleurs à l’autre, et, à chaque fois, on pensera que celle que l’on regarde est la plus laide. Il y a là un effet des plus curieux et intéressant. Je crois que si l’on pouvait regarder ces rideaux sans passion, on s’apercevrait alors qu’ensemble ils présentent la couleur la plus laide que l’art ait connue ».]
Elizabeth II préférerait donc le jaune. C’est ainsi.
Victoria, sa grand-mère, on le sait, vivait dissimulée, retirée du monde après la mort d’Albert, son mari. Dans le noir.
[Le huitième jour de janvier 1904, Twain n’a pas épuisé sa diatribe. Dans la même chambre, existe aussi un troisième jaune. Il sert un ciel de lit « haut et somptueux du lit en cuivre » et il est fait « d’un satin brillant et luisant d’une couleur citron éclatante ». Et cette dissonance de la chambre se répète partout dans le palais note Twain. Il écrit : « Je suis las des détails … »]
Jaune horribilis.
Jaune d’Angleterre.
Selon l’historiographie officielle, Alexandrina Victoria apprend qu’elle devient reine le 20 juin 1837 à six heures du matin par la voix de l’archevêque de Cantorbéry et de Lord Conyngham. Le roi Guillaume IV vient de mourir quatre heures plus tôt. Dans son journal, elle dit porter à ce moment-là de l’annone une simple robe de chambre.
Qui saura jamais sa couleur ? Et dans le fond, cela présente-t-il une importance ?
Pour ses propres obsèques, elle avait recommandé que le blanc domine le noir.
La reine fut habillée d’une robe blanche et d’un voile de mariée.
Dans son cercueil, à sa demande, on plaça un peignoir d’Albert, un moulage en plâtre de sa main, une mèche de cheveux de John Brown et une photographie de lui.
L’Ecossais John Brown fut son homme de confiance.
Une photographie prise en 1863 par George Washington Wilson à Balmoral les représente. Lui – John Brown, en kilt, portant collier de barbe, le regard fixe, sévère, tenant la bride d’un cheval solide que monte Victoria, toute vêtue de noir, voilée, gantée, triste, le visage comme un carême. La robe de la reine couvre la croupe du cheval.
J’essaie de me souvenir si je n’ai pas vu cette photo pour la première fois dans La Chambre claire de Roland Barthes.
J’essaie de me souvenir si cette photographie figure bien dans le livre.
Oui ! Je l’y retrouve. Avec une légende de Virginia Woolf : « Queen Victoria, entirely unaesthetic ».
Dans le texte de Barthes, cette citation de Kafka : « On photographie des choses pour se les chasser de l’esprit… »
Peu m’importent cette reine Elizabeth et sa garde-robe arc-en-ciel ; cette reine et son récit, venue d’un autre monde – ces gens-là viennent toujours d’ailleurs, de l’outre-monde ; les rois anglais sont allemands, les rois grecs sont danois, les rois espagnols sont français, les rois de Sicile sont normands, les reines de France sont italiennes ou autrichiennes, et c’est normal, presque toujours normal, tout est souvent presque toujours normal pour le mesclun des puissants.
Elizabeth en jaune abeille, en mauve guimauve, en vert pic vert, en vert émeraude, en vert Barbour, en Burberry, en foulard Hermès, en ivoire, en Liberty, en corail, en je ne sais quoi encore.
– entirely unaesthetic.
On dirait les berlingots de Cauterets.
A Cauterets, je passais de longs moments à voir les confiseurs fatiguer la matière, l’étirer, la laisser pendre au crochet, la tailler soudain à coups de ciseaux, sur le marbre.
Marbres des Pyrénées.
Ils ont fait Versailles. Les rois les reines. L’Antiquité. Les Palais. Les Gloires. Les Théâtres.
Les apparats.
Petit Antique. Incarnat griotte. Noir coquillier. Sarrancolin framboisé. Campan rubanné ou rosé vert. Griotte d’Ancizan. Payolle rose. Luchamelle de Lourdes. Hautacam ivoire. Hortensia violet de Jurvielle. Brèche de Médous. Brèche rosée de Lez. Marbre jaune blanc gris de la Brèche Isabelle.
Marbre grand violet
« Le livre est un lieu », assure Andrea Zanzotto.
Un lieu est-il un livre ou un livre est-il un lieu ? – Rose Hanoï….
Un dieu est un lieu de l’âme.
Un dieu est un dieu. Et alors ?
Un dieu est une lame dangereuse.
L’âme peut être aiguisée.
Le livre est un lieu de l’âme
Berlingot. Berline. Bourlinguer.
Qu’est-ce que je fous là ? Se demande Blaise Cendrars
Braises et cendres.
Treize et tendre. – à l’instar d’une couleur verbale, comme dirait Marcel Duchamp.
Rien de plus juste que l’éclat d’une braise surprise par le souffle.
Rien de plus mystérieux qu’un tas de cendres, levé quelques jours plus tard. Après les feux.
Comme un pas sur la lune.
Cendrars s’engage dans la Légion Etrangère où il côtoie Eugene James Bullard, l’un des deux premiers pilotes noirs de l’histoire avec le Turc Ahmet Ali Celikten. Bullard sert notamment dans le 170è régiment d’infanterie, surnommé « les hirondelles noires de la mort ». Il vole avec sa mascotte, un singe nommé Jimmy. La devise inscrite sur le fuselage de son avion est : all blood runs red. Tout sang coule rouge. Il dirige un cabaret à Paris entre les deux guerres. Joséphine Baker s’y produit.
Beaux lingots et berlingots.
LeursCouleurs. A Cauterets, Pézenas, Carpentras. Ailleurs. Ils sont, c’est selon : anis, réglisse, orangé veiné de framboise, jaune strié de mauve et de blanc. Jaune soufre. Rouge des cerises des Monts de Venasque. Lavande. Violette. Fraise de Carpentras. Mandarine. Menthe.
LeursCouleurs et leursGoûtsaussi
Enfance, mon enfance.
Monenfance. On dirait le nom d’un village, en France. Avec des platanes, des génoises douces sous les tuiles, une lourde porte en chêne, peinte en bleu Nattier. On ne l’ouvre que fort rarement. On passe par la cuisine. Une allée, des buis, un chien, avec de grandes oreilles. Il court comme un crabe, tout en désordre. Il aboie, sans conviction. On dirait même qu’il miaule.
Livre onzième. Chapitre I. Mémoires d’Outre-tombe.
René de Chateaubriand écrit : « Abandonnons-les, ces souvenirs, les souvenirs vieillissent et s’effacent comme les espérances de la vie (…). Je viens de revoir Charlotte, il est vrai, mais après combien d’années l’ai-je revue ? Douce lueur du passé, rose pâle du crépuscule qui borde la nuit quand le soleil depuis longtemps est couché ! »
« Chacun sait que, dans les rêves, on ne voit jamais le soleil, bien qu’on ait souvent la perception d’une clarté beaucoup plus vive. Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes », complète Gérard de Nerval dans Aurélia.
En 1919, Malévitch présentait à Moscou une série d’œuvres blanches, dont le fameux Carré blanc sur fond blanc (1918). Dans le catalogue de l’exposition, il s’enthousiasmait : « J’ai troué l’abat-jour des limitations colorées, je suis sorti dans le blanc, voguez à ma suite, camarades aviateurs, dans l’abîme, j’ai établi les sémaphores du suprématisme. J’ai vaincu la doublure du ciel coloré après l’avoir arrachée, j’ai mis les couleurs dans le sac ainsi formé et j’y ai fait un nœud. Voguez ; l’abîme blanc, l’infini sont devant vous. »
Quelques monochromes d’Alphonse Allais :
« Un rectangle uniformément rouge : récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge ».
« Un rectangle uniformément jaune : manipulation de l’ocre par des cocus ictériques »…
Tout ce que contient la Boîte Verte de Marcel Duchamp. Publiée à 300 exemplaires en 1934 par les éditions Rrose Sélavy. Dédicace pour James Thrall Soby.
Boîte en suédine verte. Perforée au poinçon.
La boîte porte ses initiales. M.D. En cuivre collé. Et le titre : La Mariée mise à nu par ses célibataires même.
Elle contient 93 documents : photos, dessins, notes des années 1911-1915 ainsi qu’une reproduction en couleurs sous verre et une page de manuscrit. Et quoi d’autre encore ?
[Vu le drapeau des Sindhis, - ça vient comme ça à l’esprit cette idée du drapeau : tout orange, après la boîte toute verte. Peut-être le plus simple du monde ce drapeau orange. Que de l’orange. La première traduction du Coran a été faite en sindhi en rimes. Dix-sept millions de Pakistanais parlent cette langue. Et aussi près de trois millions d’Indiens.
Vu aussi le drapeau du peuple aymara en Bolivie, en Argentine, au Chili et au Pérou. Un nuage de quarante-neuf petits carrés de couleur, rouge, orange, jaune, blanc, vert, mauve, bleu. Etonnant. En langue aymara, terre se dit uraqi, ciel, alajhpacha, eau, uma, feu, nina, homme, chacha, femme, warmi, nuit, aruma, jour, uru.]
Pas sûr que Duchamp ait aimé l’idée des drapeaux. Pas sûr du tout.
[Vu la représentation de l’Oiseau vermillon chinois. Et aussi du Suzaku, phénix rouge. Japonais lui. Je les verrais bien dans la boîte verte. Poussant les cris hideux de leur race insensée et de leur plumage.]
Phénix Phénix, les hommes ne renaîtront plus jamais de tes cendres.
L’œuf fait nix écrit Robert Benayoun en 1965 :
« En France, c’est la technocratie américaine qu’on imite, c’est-à-dire, qu’on vise ingénument à dépasser. (…) Car on demande surtout des « hommes en complet gris », des croisés six-boutons de l’entreprise, présentant bien et qui sachent mentir, dont le foyer soit une succursale active de leur bureau, (…) des hommes qui emmènent leur problème chez eux, et qui aient (…) une absence totale de liens émotionnels envers les lieux et les personnes (…). Dans cet éden conditionné pour élites d’hommes « flexibles » (un mot créé par les savons Procter et Gamble), l’entreprise entend posséder corps et âme ses employés ».
Dans ce texte, Benayoun vilipende déjà en ce temps ancien, l’ère cybernétique et célèbre l’indiscipline, la fantaisie et le lyrisme. Il évoque aussi « la clé bleue des sentiers qui se perdent » et conclut d’une façon indépassable : « Un œuf en buis a plus de mémoire qu’un ordinateur ».
« Au Moyen Âge l’aube était verte/le soir rouge, /le monde allait comme ça/Les tournois étaient blancs/ou très pâles, /c’était la boue et l’or/Les arbres, déjà, étaient noirs ». Pierre Peuchmaurd. Histoire du Moyen Âge. Editions Haldernablou. Un poème illustré par Françoise Staar.
Je veux encore le Moyen-Âge. Je veux toi. Fraîche comme une fraise. Je veux ton Amour intact. Neuf et beau. Je veux ton ventre en gypse. Tes mains en bois d’arganier. Tes lèvres peintes en grenat. Ton teint de porcelaine.
Je ne veux connaître que l’abandon du poème, son échec sans cesse renouvelé, puisque de l’illusion seule nous ne pourrons faire commerce, un peu.
Je veux marcher dans une rue de Paris. Avec toi, toute.
Cher Pierre Peuchmaurd. Chère poésie de Pierre Peuchmaurd.
Saluons-le. Saluons-la.
Le poète Pablo Neruda écrivait à l’encre verte. Toujours.
Je conserve un pase de callejon dans les arènes de Ronda, signé de la main même du grand torero Antonio Ordoñez, à l’encre verte, remis par ses soins. Ce jour-là de septembre 1996, une novillada avec picador mettait en scène un jeune homme nommé Morante de la Puebla, devenu, depuis, une figura del toreo. Et même un torero d’époque comme cela se dit dans le petit monde de la course espagnole. Quelle belle expression. Torero d’époque ! Homme d’époque. Artiste d’époque. Tout est dit. Tout y est. Et l’époque, soudain, devient universelle. Elle devient une trace indélébile.
Pour cette actuacion, Morante portait un costume bleu d’une nuit andalouse. Dans l’arène, à ses côtés : un jeune Rondeño dont je ne souviens plus du nom et un Français, Rafi Cañada. A l’hôtel Reina Victoria, dans une lumière épaisse, un sirop de lumière, qui devait beaucoup aux lourds rideaux, Rafi avait revêtu un habit précieux, rouge sang de bœuf, très profond, en velours riche, qui avait appartenu à Julio Roblès, autrefois.
Antonio Ordoñez était ami avec Ernest Hemingway. Et aussi avec Orson Welles, dont les cendres reposent, m’a-t-on dit en 1996, sous un rosier d’une des propriétés andalouses d’Ordoñez. J’ignore où et je ne sais la couleur de ces fleurs à la saison de l’éclosion.
Un jour, je suis revenu à Ronda. Ordoñez était mort à présent. Une statue le représentait devant les arènes. Je l’ai salué comme un Vivant éternel, sans trop comprendre ce que j’étais en train d’accomplir. Un salut muet et immobile. Des larmes vertes ont coulé, je crois, des yeux du matador en bronze.
Pablo Neruda s’interrogeait : « Pourquoi dans les époques noires, se sert-on d’une encre invisible ? »
Dans le poème Toro, il écrit : « Ils ont habillé un paysan pâle/de bleu et de feu, des cendres de l’ambre, /de langues d’argent, de nuées vermeilles, /et d’yeux d’émeraude, de queues de saphir. /L’être pâle va contre la colère. /Il avance, le pauvre habillé de riche, pour tuer, /habillé d’éclairs, pour mourir ».
Sur la plage de Pylos (Odyssée, début du Chant III), « quand le soleil levant (monte) du lac splendide pour éclairer les dieux au firmament de bronze » (…), on offre « de noirs taureaux sans tache, en l’honneur de Celui qui ébranle le sol, du dieu coiffé d’azur ».
Ce dieu, c’est Poséidon, patron de la mer, « à la chevelure bleu foncé ».
« Voir rouler les mers vertes/Où les eaux s’orientent/Vers les immensités », avec Gerard Manlay Hopkins.
Première lignes de la première description que fait Flaubert de Salammbô : « Sa chevelure, poudrée d’un sable violet et réunie en forme de tour selon la mode des vierges chananéennes, la faisait paraître plus grande. Des tresses de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu’aux coins de sa bouche, rose comme une grenade entrouverte…. »
Dans le costume, il est aussi question d’une « tunique sans manches étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noi » et sur la poitrine d’« un assemblage de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d’une murène ».
Le 22 décembre 1862, Théophile Gautier fait la critique de Salammbô qui vient de paraître. Il assure le lecteur que pour ce texte, Flaubert « a su trouver les teintes les plus délicates et les plus vigoureuses ».
« Si rien n’est horrible comme le suffète lépreux, rien n’est plus suave que cette Salammbô faite de vapeurs, d’arômes et de rayons, écrit-il. La terreur et la grâce, il a tout, et il sait rendre les putréfactions des champs de bataille comme l’intérieur chatoyant et parfumé des chambres virginales ».
Dans Le Golfe de Gascogne, Bernard Manciet fait naviguer le croiseur bleu-sombre d’Ulysse devant la Corogne. Il cite le sacrifice des noirs taureaux.
Ulysse devant la Corogne. Quelle idée !
Je croyais pourtant me souvenir que le croiseur d’Ulysse était noir.
Les mémoires se tissent, se complètent, se contredisent. Noir, bleu-sombre, noirs taureaux – et aussi taureau blanc que Manciet voyait parfois galoper sur la grande vague depuis la dune de Biscarosse –, blanc, bleu, noir, ô mon dieu, Ulysse lui aussi à la chevelure de ce bleu foncé. Comme des jacinthes.
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1ère mise en ligne et dernière modification le 27 mars 2016.
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