Louis Aragon | PSSMSM PSSIMISM PESSIMISME

Aragon lu par Walter Benjamin


note du 5 avril 2014
Y a pas à dire, le pessimisme est une catégorie inusable par les temps qui courent, d’où l’importance revenir au vieux Paysan...

note du 8 avril 2013
Je remets cet article en Une, parce qu’il fait partie des textes que la réquisition d’État menée par la BNF (registre ReLIRE a décidé de numériser (à vos frais, contribuable), puis de commercialiser, alors qu’il y a des années qu’il est ici librement disponible sur mon site... C’est bien le ridicule de cette opération bureaucratique sordide – voir ces deux articles.

note du 23 décembre 2012
De nombreux échos pour cet anniversaire, Aragon est décédé il y a 30 ans exactement...

note du 10 mars 2009
Pour accompagner Arnaud Maïsetti qui propose ce 9 mars 2010 une belle réflexion sur ce vers : des choses qui me rongent La nuit Aragon toujours à rouvrir, et la tête tellement plus libre désormais pour en explorer les galeries, la majesté des vers de 14 ou 16 pieds... Et parce que je vais parler du Paysan de Paris ces jours-ci dans cours Montréal et Québec.

note initiale (juin 2008)
C’est pour le centenaire de Louis Aragon, en 1997, qu’Alain Nicolas et Henriette Zoughebi avaient rassemblé plusieurs auteurs pour un livre paru chez Stock, avec entre autres Michel Chaillou, Bernard Chambaz, Alain Nadaud, Marie NDiaye, Bernard Noël, Jacques Roubaud. J’avais choisi de travailler sur Le Paysan de Paris, livre qui m’a toujours fasciné par sa façon précurseur de se saisir des signes de la ville. S’en saisir par sa part la plus instable, ses lieux de mutations.

Je me souviens même, à la bibliothèque de Bobigny, avoir préparé un parcours de lecture dans le Paysan de Paris, nous l’avions présenté en duo avec Marc Perrone : mais ce n’était pas encore dans l’air du temps. Pas de trace audio, d’ailleurs.

Sur le Net, beaucoup de bibliographies, de présentations d’ouvrages, mais de contenus très peu (voir Erita).

La piste que j’avais prise, c’est un voyage dans le fabuleux Passagenwerk de Walter Benjamin : toutes ces notes recopiées et triées à la BNF sur le thème de la ville, de l’insurrection, des panoramas et de la photographie, de la lecture populaire, des utopies, alors qu’avançait la guerre. C’est Georges Bataille qui sauve ces dossiers. Et pour nous (voir traduction Les passages parisiens au CERF), un voyage imaginaire considérable, où ces phrases en français sont insérées toutes brutes dans les réflexions fines de Benjamin.

J’apporte parfois Le Paysan de Paris pour des ateliers d’écriture, voir ici en lycée professionnel à Argenteuil : Seuls. Voir aussi Brouillons d’écrivains et le dossier Aragon de Cultures France. Sur le Passagenwerk de Benjamin, voir le site Other voices. Et une balade dans les passages parisiens d’aujourd’hui avec Dominique Hasselmann.

Photo haut de page : Cinéma nouveautés, autochrome, circa 1914, collections musée Gustave Kahn, à voir ici.

 

François Bon | Louis Aragon lu par Walter Benjamin


Tu te crois, mon garçon, tenu à tout décrire. Illusoirement. Mais enfin à décrire.

Choisi par Aragon pour prendre place dans l’Oeuvre poétique, Le Paysan de Paris, comme Le Roman inachevé ou Henri Matisse roman, interroge d’abord la prose narrative dans sa tâche d’aujourd’hui, qui la confronte de l’intérieur à l’enjeu poétique. En se faisant prose du monde réel, le Paysan de Paris trouve son actualité dans ce que s’assigne la prose narrative dans son affrontement le plus contemporain, postérité qui en cela se sépare du corps romanesque développé ensuite par son propre auteur. La ville s’y affirme comme sujet actif et autonome de la collectivité qui la constitue, et apprend à la littérature à se risquer sur cette frontière.

Le monde moderne est celui qui épouse mes manières d’être. Une grande crise naît, un trouble immense qui va se précisant... Ce qui me traverse est un éclair moi-même. Et fuit.

Le Paysan de Paris provoque par la clarté de son armature. Un enfoncement dans les choses vers le plus secret de ce par quoi elles touchent à l’homme, Le Passage de l’Opéra. Et son pendant exact du dehors, là où on organise la surface du monde pour présenter au ciel de la ville les parcours des hommes, Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont, avec l’emblème de son pont des Suicides. Et, comme pour tenir droit sur une cheminée, les deux mondes antagonistes, où les mots se déforment côté passage, où les statues parlent côté parc, deux écrits programme, le premier pour accrocher à la lecture du monde ce qu’on va laisser dériver dans le rêve, la courte Préface à une mythologie de la vie moderne, le second pour élargir au fantastique ce qu’on vient de décrypter dans la réalité, Le songe du paysan, ou le concept reconnu premier, pour la prose de la ville, d’image :

Je ne me sentais pas responsable de ce fantastique où je vivais. Le fantastique ou le merveilleux. C’est dans cette zone que ma connaissance était proprement la notion. J’y accédais par un escalier dérobé, l’image.

Le Paysan de Paris provoque par le culot d’irruptions non pas romanesques mais théâtrales, à la surface même du livre. Par exemple ce vieil homme à moustache et tics nerveux, un patin à roulettes au pied droit et 125, boulevard Saint-Germain de Benjamin Péret sous le bras, annonçant le Discours de l’imagination qu’on donne dans la petite baraque en bois dite du Théâtre moderne, et c’est l’éloge des poisons, de la drogue et de l’abîme, des dormeurs éveillés jetés dans la ville, de la machine à chavirer l’esprit, pour que l’auteur se risque ensuite là où on lui avait dit d’aller :

Aujourd’hui je vous apporte un stupéfiant venu des limites de la conscience, des frontières de l’abîme[...] Entrez entrez, c’est ici que commencent les royaumes de l’instantané[...] Car chaque image à chaque coup vous force à réviser tout l’Univers.

La novation, c’est d’affirmer d’emblée cette quête de l’instantané, que la prose n’est pas refaire simulacre d’un mouvement continu, mais saisie brute et sans plus de trace que la performance de théâtre. Comme ce concierge qu’on interroge et qui répond par la poussière, poussière sur la ville comme alors sur lui-même et nous, lecteur, avant trois pages de description de la vitrine d’un magasin de cannes : il n’y a plus rien que les cannes, et donc nous-mêmes dans un rapport exhaussé au réel (où sommes-nous donc, lorsque les cannes d’elles-mêmes se mettent à osciller et nager dans la vision objective). Ou cet absent que résument deux papiers affichés sur une vitre sombre, fermé pour cause de maladie puis fermé pour cause de décès, et on ne rajoute rien à l’histoire refaite par les signes.

Mais les livres précurseurs sont toujours maladroits. Parce qu’ils vont là où on n’était pas allé, ils s’y ébrouent, cherchent leurs marques, et ne peuvent s’empêcher de s’accrocher à ce qu’il reste d’ancien, que leur existence même repousse soudain en arrière. Ces livres précurseurs, on dirait que l’auteur, même s’il affiche partout son intention délibérée d’être venu là et de faire invention, ne peut savoir où, à quel recoin d’image ou de phrase, s’est déposé ce qu’il y perçoit de neuf radical dans ce qu’il porte au jour, et qui se joue forcément contre lui, hors de lui.

En 1935, douze ans plus tard, un jeune intellectuel allemand viendra s’enfermer dans la bibliothèque nationale, et pendant six ans accumulera plus de neuf cent pages lourdes de matériau, citations, réflexions, parallèles, sur cette seule idée des Passages. à distance, un relais a été pris, parce qu’une fois que le précurseur s’est risqué et même s’il était lui encore trop ébloui, d’autres travailleurs viendront , et celui-ci s’appelle Walter Benjamin. Est fascinante l’idée que le Paysan puisse en germe contenir les neuf cents pages du Passagen Werk : c’est dans ces neuf cents pages futures et absentes, donc l’illusion d’un livre encore absent, que nous promène Le paysan de Paris et c’est sans doute son plus grand effet fantastique, d’effleurer la possibilité d’une ville écriture, une infinie écriture monde.

Curieuses sont les trois citations sur quoi va s’appuyer Walter Benjamin comme autant d’étroits tunnels forés par quoi il pourra dresser son monument aux Passages. La première est celle qui donne tout son sens à la démarche de l’intellectuel juif quittant son pays pour croire possible de se réfugier dans un autre qui soit uniquement de livres et d’idées. Et quand il faudra finir par le quitter, en 1940, laissant à la garde de Georges Bataille ses liasses de notes, ce sera pour aller à Port-Bou et au suicide. Benjamin recopie d’Aragon :

Car c’est aujourd’hui seulement que la pioche les menace, qu’ils (les passages) sont effectivement devenus les sanctuaires d’un culte de l’éphémère, qu’ils sont devenus le paysage fantomatique des plaisirs et des professions maudites, incompréhensibles hier et que demain ne connaîtra jamais.

Le présent manque tout, parce que ce qui donnerait sens est déjà affecté par la catastrophe réalisée, ce qui est perdu. Mais dans cet étroit basculement de l’éphémère, dans la coquille fragile des signes qui survivent mais vont cesser, quelque chose est là qu’on ne peut retenir mais qui pour nous doit être le chemin obligatoire. La seconde idée, que ne commente pas Benjamin mais qu’il recopie plusieurs fois, est une brève exclamation :

Qu’il plaît à l’homme de se tenir sur le pas des portes de l’imagination !

Le Paysan innove parce qu’il ne se présente pas comme livre de fiction à la Edgar Poe, qu’il ne se présente pas non plus comme poétisation du réel, c’est-à-dire sa magnification comme Baudelaire, dans ses Tableaux parisiens, peut dresser tableau halluciné de la ville. Le Paysan en appelle à la réalité qu’il nomme pour s’en écarter, nous contraindre à la seule perspective de l’imaginaire. Mais en nous soumettant tout entier à l’appel imaginaire, le Paysan nous laisse accroché et tenu au réel, y fixant par cela même l’imaginaire comme possible. Ce n’est pas la création d’un monde, ni la soumission contrainte de la langue au monde qui est, c’est un travail uniquement sur le seuil et la frontière, qui les convoque tous deux dans un double manque, le chemin étroit enfin rendu possible qui les rapproche, au moins comme illusion crédible qu’existe quelque part (là, dans le monde clos, ni parfaitement intérieur, ni extérieur, du Passage de l’Opéra, ou de sa version symétrique, ni parfaitement extérieure, ni intérieure, des Buttes Chaumont) ce franchissement possible du réel par la langue qui nous emmène dans l’imaginaire. La magie d’un livre, c’est l’intuition qu’on peut rester, au moins le temps même de sa lecture, sur cette frontière qui n’appartient ni au monde ni à la langue, et convoque les deux.

La troisième idée est plus complexe, parce qu’Aragon se sépare du Paysan de Paris au même moment où lui, Benjamin, s’enferme à la bibliothèque nationale pour écrire ses neuf cents pages de notes : Aragon, en 1935, dans un article de la revue Commune qu’il dirige, sur la contradiction dans la biographie d’un écrivain, reniant ce Paysan qui ne colle pas avec l’entreprise d’écriture qui sera désormais sienne (ce qu’il confirme avec encore plus de distance en 1974 : Ce Paysan, que je considère comme un étrange lieu d’aiguillage ) :

Et comme la plupart de mes amis j’aimais ce qui est manqué, ce qui est monstre, ce qui ne peut pas vivre, ce qui ne peut pas aboutir [...] J’étais comme eux, je préférais l’erreur à son contraire.

Walter Benjamin renversant donc cette phrase à peu près au moment où, l’Allemagne définitivement quittée, il s’enferme à la bibliothèque nationale : quand c’est le monde même qui fait erreur et manque à son destin, quand le monde s’abandonne au monstre, alors l’oeuvre grande est celle qui se fait capable d’inclure en elle le monstre, l’oeuvre grande est celle qui va vers le monde là où il ne peut plus vivre. Et ce qu’on en tire est forcément une trace inaboutie, parce que jetée hors des formes du livre vers ce qui, dans le réel, ne peut se résoudre à n’être que représentation sans perte. Il n’y pas de contraire de l’erreur, il n’y a que ce chemin d’aller vers ce qui, hors de nous, ne se dissout pas dans notre compréhension, au risque de l’inabouti et du manqué. Les neuf cents pages de Walter Benjamin rassemblées sous le titre Passagen Werk sont un classique majeur de la pensée contemporaine, bien au-delà le Paysan qui en a foré l’idée et le tunnel. Mais dans l’inabouti, le ce qui ne peut pas vivre, dans l’erreur, quelque chose est là d’immensément précieux que c’est à nous d’aller chercher, travailler et reprendre. Le Paysan de Paris un livre laissé sans héritage, parce que son auteur a pris ensuite des voies où celui-ci ne comptait plus, où on laissait à un jeune philosophe berlinois, bougon et juif, traducteur de Proust, le soin de l’exploration à suivre. Qu’est-ce qu’on retient d’un livre ? L’idée peut sembler ne pas être sérieuse : c’est de tout, qu’on devrait se souvenir. Et, si on ne se souvient pas, on n’a qu’à relire. Mais on peut aussi penser qu’un livre nous attrape par en dessous, par des processus mystérieux qui ne sont pas ceux seuls de la raison et du souvenir conscient. Alors ce qui surnage et ce qu’on enfouit devient un paysage qui se superpose au livre lui-même, quelquefois une seule idée vague ou même une seule image, mais c’est par là que lire nous tient. La première fois que j’ai lu Le Paysan de Paris je ne connaissais rien à Paris, je n’y avais jamais vécu. C’était un été, celui de 1969 où on avait marché sur la lune, et je tenais une station-service Antar sur une route du Poitou ; entre les voitures j’étais dans la cabine et j’avais commencé par les Manifestes avant d’entrer dans Les yeux fertiles, puis Nadja, enfin celui-là : c’était la première découverte d’où on pouvait se risquer dans des cahiers, et l’acceptation de ce que je ne savais pas encore nommer ce dont eux héritaient, ce dérèglement de tous les sens (Rimbaud encore, et 1924 c’est la publication de ses premières oeuvres complètes, tout près du groupe surréaliste). C’était apprendre à se tromper pour passer au delà des apparences du monde :

Je ne veux plus me retenir des erreurs de mes doigts, des erreurs de mes yeux. Je sais maintenant qu’elles ne sont pas que des pièges grossiers, mais de curieux chemins vers un but que rien ne peut me révéler, qu’elles. à toute erreur des sens correspondent d’étranges fleurs de la raison. Admirable jardin des croyances absurdes, des pressentiments, des obsessions et des délires [...] Dans vos châteaux de sable que vous êtes belles, colonnes de fumées !

Ce dont je me souviens de ma première lecture du Paysan de Paris, c’est cet enfoncement dans cet inventaire qui pourrait me jamais finir, tant le grouillement des choses se multiplie à leur approche réelle, jusqu’à ne plus être qu’une surface de mots. Ce sentiment justement, qu’à approcher de si près l’activité des hommes dans leur trou protégé de la ville, enfin il n’y aurait plus d’un côté les mots qui nomment et les choses qui leur restent étrangères, mais qu’à partir d’une certaine énergie déployée dans le regard, les mots n’ont plus affaire qu’à eux-mêmes, puisqu’on trouve devant soi les mots exactement produits par les choses, et donc conférant à notre acte de décrire une objectivité soudain infiniment supérieure. Le Tarif des consommations, le prix des places au Théâtre moderne, la réclame enfin de ce chien saluant un autre chien et proclamant en placard typographié : Bonjour cher ami, avez-vous pris vos biscuits Molassine ?, c’était d’abord la preuve que ce qui m’était à moi accessible ici, à Civray, Vienne, station Antar sur la route de Poitiers, c’est-à-dire la vitrine du coiffeur Barret près du pont avec sa guitare électrique rouge inaccessible, l’électroménager Chauveau sur la place de l’église avec ses tourne-disques portables, et la conversation même du pharmacien et la précision de toutes choses abandonnées au soir du marché quand nous ne nous défendions pas d’un tour de place en vélo les yeux à terre, ce que nous savions de ces mystères du langage sur les boîtes d’emballage, le Kiwi du cirage à chaussures ou les objets que nous y sauvions, trois billes de roulement ou de transparents morceaux d’ambre, jusqu’aux grands événements éphémères comme l’installation annuelle des auto-tamponneuses sur l’île du Quatorze Juillet, tout cela prenait sens et poids comme notre univers d’un coup légitimé à hauteur même de celui des livres, et restant à conquérir par le plus noble des outils, la langue. Et que dans chaque mot s’était accumulé et fixé du temps, que le temps devenait lui aussi matière à se saisir. C’est cela que je dois spécifiquement, comme révélation fondamentale, à ma découverte cet été-là du Paysan de Paris. Révélation non pas séparée de ce grand avalement de la machine surréaliste en bloc, avec les rêves et les automatismes de Breton et la grande sensualité d’éluard, mais révélation spécifique et grave, à explorer pour moi-même et non pas seulement comme cette excroissance mystérieuse et neuve de ce mot pour moi-même à lui seul fétiche, surréalisme, mais en continuité directe avec, par exemple, celui qui avait déjà donné sens à cette liaison de ma province et des livres, Balzac qui faisait enlever Rubempré par la Bargeton juste sur cette même route où j’attendais dans la cabine Antar, tandis que le soir à la télévision on regardait l’Américain Armstrong se promener sur la lune (c’était l’été aussi de la mort de Brian Jones), tout cela que nous recevions dans la totalité du mot moderne, que ce livre au titre ambigu, pour nous de la province, de Paysan de Paris se donnait comme emblème et contenu.

Cet inventaire aujourd’hui encore est doué pour moi d’une force intouchée et profonde, dont je ne sais pas si elle est recevable par ceux qui sont venus après nous. Peut-être même cette force glauque, pour reprendre un mot du Paysan, je la lis en sachant combien les signes d’aujourd’hui ont rompu avec cette surface que dit le Paysan pour 1924, et qui sans doute s’était à peu près prolongée à l’identique, bandages herniaires ou bien le Salon pour messieurs des coiffeurs compris, jusqu’à cette année de ma première lecture. La nostalgie qu’on a à relire ce livre sur le moderne, c’est de comprendre (mais c’est cela que Walter Benjamin nous a préparés à recevoir) qu’il ne s’y écrit que l’ancien, ce que le présent a déjà figé. Que la catastrophe à venir, c’est justement que tout survit par les signes et les mots et qu’ils peuvent être en un instant balayés. Ce que reprend Aragon pour son Passage, c’est paradoxalement la technique d’illusion de réalité du grand roman, Illusions perdues comme Le Rouge et le noir, où on peut chaque fois rentrer parce que ce qui est nommé passe au-delà du temps, par le fait même d’être nommé : les prix indiqués seront toujours les mêmes au Tarif des consommations du café Certa, avec son Pêle-Mêle Mixture à 2F50 au même prix que la Mousse Moka, et le Perfect Cocktail à 3F, le Kiss Me Quick à 3F50. C’est cette fragilité des signes du Passage au nom spéculaire, qui contraignait l’auteur au pan symétrique du monument, la marche au dehors dans les Buttes-Chaumont : fragilité du Passage parce que l’homme continue et les signes vont cesser, solidité du Pont des Suicides qui marque forcément qu’il dure plus longtemps que ceux qui s’y jettent. Lire le Paysan de Paris, c’est se contraindre à prendre conscience que nous sommes d’un temps vieux. Que les signes que nous jugeons dignes de notre affect sont ceux que le mouvement du monde a déjà laissés sur ses rives : notre affect est parmi l’épave. Les signes du monde d’aujourd’hui sont bien plus terribles, parce qu’il n’y a plus l’équivalent de la Molassine ni du Bovril au sel de céleri. L’uniformisation des mots et des vitrines nous oblige à lire le moderne non pas comme cette surface que le livre produit, mais tout aussi bien la surface, plus dure dessous, qui s’y montre parce que nous savons bien qu’ils sont fragiles. La surface du moderne, c’est ce que la Préface à une mythologie de la vie moderne effleure sous le nom d’erreur :

Or il est un royaume noir, et que les yeux de l’homme évitent, parce que ce paysage ne les flatte point. Cette ombre, de laquelle il prétend se passer pour décrire la lumière, c’est l’erreur avec ses caractères inconnus, l’erreur qui, seule, pourrait témoigner à celui qui l’aurait envisagée pour elle-même, de la fugitive réalité.

Mais il faut construire aussi qu’on se trompe. Il faut construire aussi que, pour appréhender le magnifique adjectif féminin et cette si belle terminaison comme dans sensitive, sur ce radical de mouvement fuyant, fugitive, on explore par l’intérieur des lettres le temps éphémère, et que par là on quitte la réalité pour s’en aller dans le monde bien plus rare hérité d’Edgar Poe et quelques visionnaires : éPHéMèRE / F.M.R. / (folie - mort - rêverie) [...] Il y a eu cela d’unique, de provisoire et de magnifique dans le surréalisme que chaque invention s’y faisait à plusieurs, qu’on s’y rendait mutuellement hommage, et qu’on empruntait cela à Desnos en le nommant pour glisser ensuite une phrase comme : Il y a des mots qui sont des miroirs, des lacs optiques vers lesquels les mains se tendent en vain... Et rebondir dans ces lacs optiques où tout enfin devient magique et échappe aux contingences brutales, à ces rires dans la pièce d’à côté (l’éloge de la prostitution, comme il fait funèbre et mesquin) pour accéder là où le hasard seul est maître :

Tout se détruit sous ma contemplation. Le sentiment de l’inutilité est accroupi à côté de moi sur la première marche [...] Il a une expression de l’infini sur le visage et entre ses mains il tient déplié un accordéon bleu dont il ne joue jamais, sur lequel on lit : PESSIMISME... Quand j’en approche les soufflets on ne voit plus que les consonnes :
PSSMSM

Je les écarte et voilà les I :

Les E :

PESSIMISME

Et ça gémit de gauche à droite :

ESSIMISME – PSSIMISME – PESIMISME

PESIMISME – PESSMISME – PESIISME

PESSIMSME – PESSIMIME – PESSIMISE
PESSIMISM – PESSIMISME

C’est par les mots qu’on quitte la réalité-maître pour aller flotter dans l’univers fantastique, lui-même provisoire, juste porté par un élan fragile, jamais séparé longtemps de la loi objective qui resurgit, imposant rétrospectivement effet de vérité même à l’accordéoniste venu de plus loin qu’elle-même. Ce qui chante est ce qui nous effraie et n’appartient pas au présent, et c’est cela l’imagination, qu’on dit attachée à des variations infimes et discordantes, comme si la grande affaire était de rapprocher un jour une orange et une ficelle, un mur et un regard[...] et je me trouve soudain comme un marin à bord d’un château en ruine. Tout signifie un ravage.

Sont fascinants dans l’histoire de la littérature ces quelques livres inaboutis que la mort laissent comme monument définitif, à partir de quoi inventer et chercher, mais gardant autour d’eux cette sphère potentielle d’une réalisation infinie de ce qu’ils annoncent. Deux livres ainsi sont venus peu avant le Paysan de Paris , qui n’ont pas eu de suite. Les Chants de Maldoror sont partout autour d’Aragon, parce qu’il reprend les mêmes rues et les mêmes quartiers, et c’est lui qui erre aux mêmes rues où Lautréamont, partant de la rue Vivienne et du Faubourg-Montmartre (le passage Verdeau est un des seuls restes qui nous emmène aujourd’hui, ne version affaiblie et banalisée, dans le monde ici décrit), faisait passer son monstre. La grande variation des cheveux, mise ici dans la boutique du coiffeur aux ondulations Marcel, il est probable que l’auteur les ait construites en écho délibéré et ironique au discours du cheveu de Lautréamont. En tout cas, le Songe du Paysan, avec ses aphorismes (Il n’y a de connaissance que du particulier / Le merveilleux, c’est la contradiction qui apparaît dans le réel) est un hommage précis aux Poésies d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont. Le paysan de Paris, s’il nous avait été livré par l’histoire sans postérité, sans la masse ultérieure des écrits et gestes de son auteur, le lirions-nous autrement ? La question est sans fondement, puisque ces écrits, qui ne font ni postérité ni suite au Paysan existent. Mais ce livre qui paye prix pour se saisir de l’instantané, qui s’attache au présent comme ruine, c’est à nous de le lire comme pure écriture, sans auteur ni lendemain. C’est alors qu’il prend toute sa dimension : dimension qu’il recèle, et qui exige que nous-mêmes nous modifions comme lecteur. Il faut lire le Paysan comme son contemporain Le Grand Meaulnes , lire ces deux livres comme livre unique d’un auteur que ne définit que ce livre. Même si une autre parenté surgit là, celle de la boucherie traversée, qui suit immédiatement Le Grand Meaulnes, et qui précède Le Paysan : rien, dans le livre de 1924, ne parle du fer et du feu dans ce que ces hommes-là, ébrouant leurs vingt ans, eurent à laisser de ce manteau de terreur. Les signes sont au présent, parce qu’on n’a pas encore le droit de se retourner et de chercher de quelle continuité ils sont issus.

En tout cas, pas ce premier texte publié, celui du Passage de l’Opéra. Il lui fallait ce pendant, deux ans plus tard et collé pan sur pan, avec le double encadrement de la proclamation sur la mythologie moderne et de l’échappée sur le fantasque, où le dehors est cette trace matérielle des statues, du baromètre et puis, mais c’est la seule allusion à l’histoire proche, un canon déposé là. C’est la grandeur du texte symétrique, celui des Buttes-Chaumont, d’affronter le temps par delà le gouffre pour préparer ce qui sera enfin, mais plus tard, le rétablissement de sa continuité. à nous d’être humbles devant ce travail souterrain de la chose littéraire, pour nous dont le sentiment de catastrophe n’est plus fixé par ce dont on vient juste de sortir.

Tout le bizarre de l’homme, et ce qu’il y a en lui de vagabond et d’égaré, sans doute pourrait-il tenir dans ces deux syllabes : jardin.

Et c’est cela que nous revendiquons pour continuer, parce que rien de meilleur ne nous a été laissé, vagabond et puis égaré. Ce qui ici s’affirme avec une telle force, que nous y mesurons ce que nous voyons par notre fenêtre, le ciel de maintenant :

Il y a un tragique moderne : c’est une espèce de grand volant qui tourne et qui n’est pas dirigé par la main.

Ce qui est fascinant, quand on entre dans la grande mine souterraine qu’est, sous tout livre, l’histoire qu’il note lui-même de sa genèse, c’est comment tout conduisait, la profusion des signes, l’immédiate joie à en fixer forme et mémoire (le nombre des places dans les salles d’asile, la superficie en hectares et la population à l’individu près du dix-neuvième arrondissement sous le baromètre, enfin ce cartouche de fonderie témoignant directement de toute une histoire perdue du travail humain) : on ne manquera pas d’observer que Tempête et Très Sec sont seuls écrits les pieds vers le cadre, tandis que les autres mentions et leurs nombres magiques sont soumis à la force centripète &emdash; les lettres mêmes, c’est-à-dire ce avec quoi on construit le livre, soumis donc à l’attraction des choses et mis en rotation par elles dans le regard qui les approche, tout cela aurait pu faire des Buttes-Chaumont le symétrique parfait des Passages, avec autant de joie à lire (comme on a plaisir à relire Le piéton de Paris de Léon-Paul Fargue). Mais la loi de la littérature, dans les livres qui valent, est d’un arrachement constant, d’un rejaillissement du mouvement de l’entreprise sur sa matière même, et donc une force de spirale, d’avance dans ce qui résiste : le livre ici se soumet lui-même à cet arrachement, séparant qualitativement les deux textes pour les surimposer, et dans cet effet de surimposition c’est bien de l’enfer d’où sort l’Histoire que vient l’ombre. L’ombre alors donnant épaisseur à ce qu’on vient de collecter, depuis le magasin de cannes jusqu’au détail du podomètre et des ciseaux à ongles dans la poche. Peut-être ici, par ces statues qui parlent, advient la possibilité de séparer l’instantané de l’éphémère. Ce qu’affronte le texte, sous la rhétorique qui s’en défend, en décrivant le pont des Suicides, c’est une autre dimension de la prose, enfin lyrique, et qui n’est possible que par ce qui a été jusqu’ici essayé de cette description du réel (Tu te crois, mon garçon, tenu à tout décrireÍ). Cette page magnifique, où, comme Lautréamont (cette ombre pour eux juste réapparue, dans sa capacité d’excès) alignait sonVieil océan ou ses Beau comme (Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie), Louis Aragon décline le mot seul pour lancer la prose plus haut que le monde qu’il vient de faire sur deux cents pages surgir, où resurgissent les souterrains et un canon, et la notation en abîme de l’écriture et l’image récurrente, dans ce livre dédié au peintre André Masson, d’une ville fantastique à la Mantegna ou la Joachim Patinir, et cette logique encore et enfin de l’instant et de ce qui dure, page d’amour ensauvagée :

Tu exiges que je parle, alors moi. Mais ce que tu veux, ce que tu aimes, ce serpent sonore, c’est une phrase où les mots épris de tout toi-même aient l’inflexion heureuse, et le poids du baiser. Qu’importe la limaille prodiguée à cette balance, et le sens désespéré que prend toute parole à franchir le saut du coeur aux lèvres, qu’importe ce que je dis si les sons mués en mains agiles touchent enfin ton corps dans son déshabillé ? Ne me défends plus rien, tu vois : je m’abandonne. Toute ma pensée est à toi, soleil. Descends des collines sur moi. Il y a dans l’air un charme enfantin que tu enfantes, on dirait que tes doigts errent dans mes cheveux. Suis-je seul vraiment, dans cette grotte de sel gemme, où des mineurs portent leurs flambeaux derrière les transparents pendants de l’ombre, et passent en tirant leurs chariots neigeux. Suis-je seul, sous ces arbres taillés avec soin dans une chaleur d’azur où tournent les mulets des norias, par l’habitude ; suis-je seul dans cette voiture de livraison, ornée d’une reproduction fidèle de l’enseigne déjà démodée d’un magasin de lingerie. Suis-je seul au bord de ce canon fait de main d’homme dans un jardin du sud-ouest, où l’on entend le rire clair des femmes couvertes d’émeraudes. Suis-je seul n’importe où, sous tout éclairage artificiel, inattentif à ce qui me retient, par-delà les petites oscillations isochrones de mon amour, mais fort de cet amour qui se répercute dans ce qui sert de roche au délire, fort des lynchages de baisers, de la justice sommaire de mes yeux, le coeur pendu haut et court [...] Suis-je seul dans tout abîme, les splendeurs à l’instant voilées, au-dessus des écoeurements, des besoins subits de départ [...] Seul par les labours et les épées. Seul par les saignements et les soupirs. Seul par les petits ponts urbains et les dénouements de faubourg [...] Seul à la pointe de moi-même où à la clignotante lueur d’un bal deviné un homme perdu dans un quartier neuf et désert d’une ville en effervescence, une nuit d’été divine, s’attarde à rassembler au bout de sa canne de jonc les débris épars au pied d’un mur, d’une carte postale nostalgique négligemment déchirée par une main dégantée où brillait à côté des bagues la morsure vive et récente d’une dent que tu ne connais pas. Plus seul que les pierres, plus seul que les moules dans les ténèbres, plus seul qu’un pyrogène vide midi sur une table de terrasse. Plus seul que tout. Plus seul que ce qui est seul dans son manteau d’hermine, que ce qui est seul sur un anneau de cristal, que ce qui est seul dans le coeur d’une cité ensevelie.

Paris, 1924. La pleine éclosion surréaliste. Un poète s’attelle, en prose, à inscrire les signes des mutations de la ville. Là où elle est à la fois grotte et spectacle, dans le Passage de l’Opéra. Là où elle est solitude ouverte dans la nuit, au Jardin des Buttes Chaumont. Paroles, rêves, placards, vitrines et statues : tout, de la ville, devient écriture. Bouleversant à la fois notre regard sur la ville, et agrandissant du même coup le domaine des possibles de la langue : dire les signes et les choses. Le Paysan de Paris est un livre complètement actuel pour la compréhension des signes de la ville d’aujourd’hui. D’autant plus radicalement moderne qu’Aragon l’a laissé sans héritage, quand nous avons tant besoin aujourd’hui d’outils pour écrire la ville.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
1ère mise en ligne 21 juin 2008 et dernière modification le 5 avril 2014
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