équiper Désordre de son appareil photo-numérique

des sites, de leur équipement, et de l’expression "passer le panier"


Ce texte est écrit pour Philippe De Jonckheere, on peut se rendre directement à la fin pour comprendre.

Internet est une aventure. Elle est complexe, non pas en ce qu’elle bouscule l’ordre établi des choses, mais, dans l’ordre de ce que bouscule le numérique, elle inaugure un territoire où nous pouvons agir, réagir, créer – en somme reconstituer, dans d’autres frontières, ce qui nous fondait comme communauté dans le mot culture, et ses pratiques et usages d’avant le numérique.

Complexe, parce que cela recouvre indistinctement les mutations lourdes, celles qui n’ont rien à voir avec le Net : combien de fois voyons-nous "Internet" pris comme bouc émissaire de ce qui ne va pas, alors même que la gestation principale de cet outil, dans notre domaine, s’est faite par et dans les usages subversifs... J’étais soufflé, récemment, en lisant Devenir Média. L’activisme sur net d’Olivier Blondeau, reprenant l’histoire militante du Net depuis ses débuts. Ou voir la santé de notre cher vieux rezo.net.

Complexe, parce que l’usage d’Internet est devenu populaire, voire à son tour un usage dominant dans les pratiques quotidiennes, qu’en tant qu’outil de loisir il affronte la télévision sur son terrain, qu’en tout qu’outil de communication il affronte le téléphone ou la terrasse de café. Alors les géants s’y installent, tirent la nappe – et c’est sauvage. Tout sur Internet conduit à la normalisation, à la propagation du plus facile, du moins singulier. En tant que vecteur de culture, il est amplificateur de ce contre quoi, de toujours, nous combattons.

Complexe aussi, parce que la médiation technique n’est pas contournable. Faire un blog et le paramétrer, ça demande 20 minutes et c’est à la portée de quiconque. Ce n’est pas plus compliqué que tailler un crayon ou gérer le remplissage de stylo à plume, gestes qui sont tout aussi techniques. Qu’on se reporte au chapitre sur « Les formes du livre » dans l’essentiel Histoire de la lecture d’Alberto Manguel chez Actes Sud, sur comment le format même, ou la matière même du livre, dans le passage du papyrus au parchemin, du rouleau au codex, ou dans la création du concept Penguin en 1935, ont toujours été liées à la façon dont on raconte une histoire, la transmet (la lecture orale dans les usines, dérivées des usages bénédictins). Ce lien de l’outil et du média, certaines périodes (l’interdiction d’exporter le papyrus, l’invention de Johannes Gensfleisch zur Laden zum Gutenberg, ou la révolution suivante : Alde Manuce) le mettent à nu, en mue. C’est le cas aujourd’hui. Notre usage d’Internet est d’indissociable d’une remise en cause permanente du vocabulaire même de ce que nous travaillons, au point, pour ma part, d’éprouver souvent que le lien html, le reflow de la page écran, la gestion et le rôle du paratexte, sont des éléments constitutifs de la langue, ici, autant que les 26 lettres de nos polices standards...

Apprendre, remettre en cause : qu’on suive sur archive.org l’histoire de quelques sites, et leurs transformations (voir même ma 1ère page perso en 1997). C’est une histoire dangereuse : les techniques évoluent très vite, et chaque fois nous renvoient tous au point de départ. Ainsi, il y a 2 mois, l’arrivée des pages Netvibes : voici la mienne, mais comment du coup articuler des ensembles qui se complètent et divergent d’une nouvelle et nécessaire floraison de ces univers ? Ou bien : dans l’immense profusion d’Internet, naissent des outils qui permettent de valider la vieille métaphore (que j’ai employée moi-même bien avant affordance) selon laquelle le principe d’Internet c’est que l’aiguille à coudre surgira toujours de la plus grande botte de foin ? Et que cela déplace notre rapport au monde, au savoir, à la communauté sans géographie où nous inscrivons nos vies ?

Apprendre, parce que cela change le rapport même à nos textes, aux formes de la littérature qui peuvent ici émerger, alors que, probablement, peu survivra d’usages et de formes précédentes. Discussion pour nous haute, inquiète, mais permanente. Et l’important, côté littérature, c’est que cela ne remet rien en question de l’héritage : on nous parle haute solitude de l’écrivain, incompatible avec l’adresse sociale qu’est le blog – mais Beckett a laissé près de 3000 lettres, en 5 langues... on nous parle temps réactif, écriture au quotidien, incompatible avec la haute réflexion de l’oeuvre littéraire : mais quoi donc s’écrit, chaque soir, dans le Journal de Franz Kafka ? Et comment se fait-il que les Lettres privées de Mme de Sévigné circulaient auprès de bien d’autres destinataires que sa fille, dès écrites ? Et l’oeuvre d’Edgar Poe, publiée dans des magazines sans lendemain, et toujours à réécrire ? Ou tout ce que Baudelaire a inscrit, lettres, rêves, listes, traductions, critique d’art, autour des 120 pages des Fleurs du mal rédigées en 24 ans, avant l’aphasie finale ?

Une permanence, parce que l’interférence de la fabrique et du récit a toujours été une de ses composantes essentielles. Pour Don Quichotte, je renverrai encore à Alberto Manguel, dans Journal d’un lecteur. Mais c’est la permanente métaphore du livre et du lu dans Rabelais. C’est la suite des éditions et rééditions de Balzac, précédées des feuilles de compo remaniées et augmentées. C’est les paperoles de Proust. La littérature ne s’affaiblit, ni ne rompt avec son histoire : les usages neufs nous renvoient, au contraire, à une relecture de cette histoire.

Je n’aurais pas pris ce chemin sans beaucoup d’arbitraire ni de hasard. Bien sûr, il y faut une configuration personnelle. On me dit parfois que j’ai eu de la chance, de faire une école d’ingénieur. Seulement, il se trouve que j’en ai été viré, pour trop de cours manqués. Je dois à cette école certains apprentissages : on nous faisait pratiquer des exercices de lecture rapide et synthétique pour les gros manuels techniques. Mais l’informatique, c’était les cartes Fortran, pour calculer les profils des cames des machines à tailler les engrenages. Ma dette, elle est plus à ces objets qu’avait gardé jusqu’au bout de sa vie mon grand-père paternel : son poste radio à galène de 1922, ou ses Kodak à soufflets. Ou, pour mon père, sa caméra Super 8 et le film annuel sur les pompiers volontaires, dont il était. Ou l’arrivée à la maison du premier transistor, ou de ce magnétophone Philips dont nous avions aucunement l’usage, juste parce qu’il était beau que la technique aille jusqu’ici. Tandis que mon grand-père maternel, chez qui je trouvais Balzac, Perochon, et son dada de quelques vieux livres de sorcellerie rurale, en tenait pour les vieux savoirs, les insectes, le cadeau qu’il me fit d’une flore Barnier, et ce que j’ai gardé c’est le petit carnet noir qu’il avait dans sa poche à Verdun, où il avait recopié parmi d’autres vers les érotiques de Verlaine.

Dans ce chemin, depuis 11 ans, la seule permanence : l’imprédictible. Passer du html au php, cela veut dire que moi-même je ne maîtrise plus la totalité de la chaîne technique que j’emploie ici. Apprendre des logiciels complexes (en ce moment, inDesign). Savoir qu’on gardera sa dominante dans une discipline, qu’on ne sera pas ingé son ni opérateur tri CCD, mais que le média qu’on met en forme est une pâte complexe avec texte, son et image, et que les quelques fous qui nous précèdent, côté video-poetry, manient cette pâte nativement comme leur propre vocabulaire : ce n’est pas mon cas.

Alors quelques dettes. Dans les principales dettes, ce drôle de bonhomme un peu trop grand (lui dirait un peu trop fort), aux yeux en désordre et à la voix d’un immense timide, toujours en question, et toujours en respect et douceur, mais qui vous renvoie sur les roses avec brutalité quand vous utilisez deux polices dans une page, ou une couleur trop simple dans un titre, ou une photo bousillée par l’outil « contraste automatique ».

Mais la dette à Philippe De Jonckheere, ce n’est pas les leçons prises directement, ou son intervention dans remue.net ou tiers livre. D’ailleurs, ses remarques suspicieuses à mon égard, c’est qu’au lieu de faire comme il me dit (ou Julien Kirch, son binôme secret), je préfère refaire moi-même, quitte à ce que soit plus amateur et bricolé. La dette, c’est ses propres expériences dans desordre.net. Depuis 10 ans exactement, avoir devant soi une expérience malléable, multiple, qui nous produit en direct, écart après écart, la totalité des rapports texte et image qu’on puisse imaginer sur Internet. Ou plutôt, justement, parce qu’on ne l’imagine pas. Après les Arts Déco à Paris, Phil a été balancé dans les années 80 à Chicago ; tout ce monde, surgissant de ses limbes, lui a sauté à la figure. Comme de découvrir Photoshop quand tout le monde, et lui-même, ne connaissaient que la lumière noire des labos.

Aujourd’hui se pose une nouvelle bifurcation. Ce site Tiers Livre, comme son Désordre, reçoivent au quotidien 1200 visiteurs dits individuels, en moyenne. C’est bien au-delà de nos cercles d’amitié, de nos cercles professionnels, de nos affinités. Cela aurait pu nous déporter vers des zones d’actualité, d’information, problème qui s’est posé en profondeur pour remue.net et a provoqué sa forme collective actuelle, comité de rédaction auquel je suis fier de continuer d’appartenir. Nous avons préféré, Phil comme moi, de s’en tenir à nos fondamentaux, et tant pis pour le reste. Mais cela veut dire une nécessité de tenir, de s’équiper, qui devient facilement disproportionnée par rapport à nos ressources personnelles : une des choses en partage, et quel partage, c’est notre situation de père de famille. Vous êtes ici sur l’Internet père de famille.

Alors nous explorons un double chemin : refus de la professionnalisation (ce qu’on fait ici, c’est dans notre vieil esprit de l’Internet libre, et c’est marrant quand on découvre des slogans comme Combattre la gratuité), et en même temps tenir, disposer des bons outils. L’expérience publie.net, à laquelle Phil participe tout aussi bénévolement que moi et quelques proches, depuis le début, c’est simplement dire : développons une réelle démarche éditoriale, et faisons en sorte que les moyens nécessaires soient produits par la démarche même. Et on y arrive.

Donc, pour moi, desordre.net, c’est avant tout une réflexion sur l’image. Sa collecte, sa fabrique, son emploi, sa lecture. Vocabulaire essentiel, qui recoupe en permanence celui du récit : parce que l’écriture, sur Internet, rompt avec la tradition littéraire en ce qu’elle n’est séparée, ni temporellement, ni matériellement, de la collecte et de la perception, de la documentation du monde. Pour cela que nous préférons d’ailleurs déjeuner à trois, quand on y arrive, avec André Gunthert.

Je conteste donc, en plein, l’expression de Philippe : passer le panier. Il m’intéresse, il m’importe, que le site desordre.net bénéficie d’un équipement photo-numérique de qualité (son petit sourire quand il m’aperçoit me débattre avec mon Bridge fissuré). L’appareil photo-numérique de Désordre sera (en partie) la propriété de ses lecteurs. L’appareil photo-numérique de Désordre sera notre façon de dire à Philippe De Jonckheere que son geste de photographier s’exerce en nom commun.

Je m’en vais donc immédiatement participer à ce geste de soutien, et réserver le petit bouton ISO comme ma part de l’appareil-photo d’un site qui m’importe, au quotidien, comme sur les options politiques profondes que nous avons en partage. Non, Philippe De Jonckheere : on ne passe pas le panier. Il s’agit de politique, il s’agit d’esthétique : ce que conjugue l’art. Ou bien ce qui s’appelle la vie.

 Equipez le site desordre.net de son matériel photo-numérique.

 

Le passer le panier de Désordre est aussi relayé sur les sites suivants : RougeLarsenRose, Marc Pautrel, Lignes de fuite, remue.net, Café du commerce, Jean-Claude Bourdais, Kill Me Sarah, André Gunthert, Virginie Clayssen, Dominique Hasselmann, Bertrand Redonnet, Juliette Mezenc, Ménéar (je complèterai à mesure, mais signalez-vous ?).

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1ère mise en ligne et dernière modification le 26 juin 2008
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