Luc Jodoin | questions importantes aux écrivains

lire/écrire/publier – et oublier d’être bibliothécaire ou écrivain


Partagez, dit-il alors je copie-colle et je remix...

Suis très touché et impressionné, depuis un an, par l’accueil que réservent à publie.net les bibliothèques publiques de Montréal, cette ville qui a tant d’importance désormais pour moi, avec accès à distance et lecture intégrale via streaming, plus soutien permanent aux textes pour inciter à s’orienter dans le grand nuage des ressources, notamment via un blog dédié, le club des irrésistibles.

Nous savons combien est vital pour ce écrire/lire/publier cette chambre d’écho permanente de l’attention de l’autre, et combien magique le web qui fait tout cela circuler, là où cale la presse écrite – qui nous tient à distance, une poule qu’aurait trouvé un couteau aurait dit ma grand-mère, alors qu’ils ne cessent de publier article sur article sur littérature et numérique.... Ça change quoi, monsieur, l’ordinateur pour un écrivain : comment voulez-vous que je sache, ça fait 25 ans pile que j’en ai un devant moi... (Et quand j’ai reçu mon premier Atari, en 1988, Daeninckx, Bergounioux et Novarina, Winckler avaient déjà un Mac, et Michon – qui ne fait rien comme tout le monde – un Amstrad.)

Et c’est cette question du lire/écrire/publier qui fait bouger et les lignes et les rôles. On ne vient pas au métier de bibliothécaire si on n’a pas un coin d’obscur à régler du côté des objets qui en font le substrat. Mais sans remonter à Hölderlin ou Bataille, ce positionnement aujourd’hui est remis en question de la même façon que le mot écrivain, né au XVIIe siècle (travaux de Viala), et qui a pris son statut symbolique fin XIXe (travaux de Chartier) est évidemment lui aussi en mutation brusque – entendu cette semaine d’un philosophe du CEA : la recherche scientifique est collective, ce mot collectif vaut depuis longtemps pour l’édition comme il vaut pour le film, il a toujours valu en partie pour l’exercice littéraire, même pour Lautréamont, mais avec la publication web cette instance du collectif s’affirme comme bien plus organique à l’écriture même, ses formes et comment on la pratique.

Cela vaut pour le positionnement multiple des blogs, qu’ils soient blogs d’auteurs, indépendamment de leur fonction civile (il reste quelques saltimbanques quand même), et bien sûr plus compliqué – mais c’est la seule piste fiable d’approche – côté bibliothécaires : parce que la fonction civile ne cesse pas lorsqu’ils passent au blog. Tous les positionnements alors sont possibles : on ne trouvera pas de fiction ni de photographies personnelles sur S.I.Lex, mais j’ai eu l’honneur une fois d’apercevoir Silvère Mercier en photographe et carnet de voyage hors de son Bibliobsession (et pourquoi le même Silvère se tient tenu d’écrire en rouge les points de vue que j’exprime ici ne reflètent en aucun cas la position de mon employeur, c’est quoi le problème ?). Certains séparent radicalement les chemins, ainsi Lionel Dujol (lien sur prénom, lien sur nom) ou Marie Martel (idem). Mais pour nous qui les lisons, est-ce que c’est séparé ?

Quand Daniel Bourrion intervient dans publie.net, ce n’est pas ès qualité civile (ça va le faire consermarrer), mais comme auteur et membre de l’équipe de pilotage. Quand je lis Franck Queyraud blogueur, ça n’interfère pas avec son fil d’Ariane d’un bibliothécaire et ce dialogue sur livre numérique et bibliothèque sur lequel là on réfléchit ensemble – et tant d’autres bien sûr, la confusion ayant été semée dès le départ via l’historique figoblog (bibliothéconomie et confiture de figues).

Attendez, attendez : on m’a encore demandé avant-hier si le fait d’avoir fait une école d’ingénieur en 72-74 (cartes Fortran et règle à calcul) me favorisait pour tenir un blog ? Réponse sur le fait que j’avais surtout passé ces 3 années-là en guitare folk et distribution de tracts donc oui, c’était formateur. Regardez comme se tissent le toubib et l’auteur chez le camarade Marc Zaffran / Martin Winckler. Mais quel est le métier de Joachim Séné, Anne Savelli, Guillaume Vissac, Arnaud Maïsetti ? Quel lien qui vaudrait pour imaginaire, création, écriture entre la vie professionnelle de Philippe Diaz, pourtant étonnant laboratoire, et notre Pierre Ménard auteur de Liminaire ou encore avec l’éditeur de la machine collective qu’est la revue D’Ici Là ?

Décide-t-on d’une catégorie particulière d’auteur s’il enseigne comme Emaz, Bergounioux, Fick ou Margantin, soit architecte comme Emmanuel Delabranche ou chirurgien internationalement spécialisé dans les cordes vocales de l’enfant comme Patrick Froehlich ou a vitalement besoin de la confiance de qui lui confie stage voix haute ou lecture performance comme Claude Favre ? (Tous sur publie.net sauf un, point d’opposition assez radical même si elle n’entrave pas amitié qui va sur sa trentième...)

Allez, je cause encore de trop. Mais pris dans la figure hier soir ce texte de Luc Jodoin, qui casse les briques du jeu vidéo préconstruit en bonnes catégories sociales.

Merci, Luc, de la place faite sur ton BiblioBabil (je dis tu à la québécoise, comme dans les Dépanneur, on ne s’est jamais croisé là-bas) aux auteurs publie.net, ainsi freudonner et calembouriner de Josée Marcotte ou Kafka traduit par Margantin, et bien d’autres. Mais justement, je ne me sens pas tenu à remercier, puisque l’idée de départ de publie.net c’est un outil mutualisé, et que la nécessité d’un texte est probablement liée à ce que son point de départ est une interrogation en partage – la respiration qui nous est à tous nécessaire, mais que le web, où on donne et reçoit du même mouvement, remet dans une évidence qui avait disparu.

Et donc, chez Luc Jodoin, questions importantes aux écrivains : découverte hier soir de ce crime de lèse-foulbazar, s’approprier sur publie.net un extrait des Questions d’importance de Claude Ponti, et sans distinction avec l’extrait de départ (par exemple, dans les livres numériques distribués par Gallimard ou ses maisons satellites comme POL, le copier-coller est interdit par DRM Adobe Digital Editions, même si ça se cracke en 2’30), il en prolonge l’écriture et la retourne précisément sur le verbe écrire, y compris dans les acceptions sociales qui ont construit cette figure très historicisée de l’écrivain.

Et qu’il y met de la politique, qu’il y cite des blogs comme celui de Christine Jeanney (au fait, qui était-elle, Christine, quand elle travaillait avec Claude à la relecture/correction/typo des Questions – ce que Luc Jodoin ne pouvait savoir ?), plus extraordinaire et pontien passage quand il s’embarque dans la sémantique du web, bref, il écrit.

J’en appelle à tous pour mettre désormais sur la table, au premier rang de nos préoccupations, ce qui se passe dans ce texte, et sa forme d’existence même. La collègue (?) de Luc, ce personnage toujours en mouvement de blog et d’écriture qu’est Marie Martel dans Bibliomancienne revendique, elle, ce concept de remix, là où moi je suis probablement dans des catégories plus traditionnelles.

Mais vous voyez, avec ce texte on renverse une espèce de maladie ordinaire : on interroge toujours les biblioth/èques/écaires en tant que chambre d’écho d’un domaine constitué, le livre et la littérature. Là c’est l’inverse qui se passe. On laisse même tomber le Club des irrésistibles et la bibliothèque comme médiation numérique. Non, c’est la littérature et ses pratiques, et qui la fait et comment, qui est interrogée. Mais par qui, interrogée : le bibliothécaire ? Certainement pas. Celui qui, par le fait même du blog, publie/lie/écrit avec interaction sur société, imaginaire, usages : plus certainement, et c’est de toujours ce qu’on nomme littérature.

En tout cas c’est bien là qu’il nous faut désormais entrer. Au nom même de ce qu’on défend. Au nom même de notre pratique, et que pour aucun de nous elle n’accepte désormais de cloisons qui se définiraient par une place sociale d’énonciation. L’enjeu est très lourd. Il se trouve qu’au Québec les valeurs symboliques attachées hexagonalement à l’édition (ah la plaie l’autre jour pour trouver à la Hune un livre de Chamoiseau, qui n’était ni dans littérature (tout court) ni dans littérature francophone, mais dans le sous-rayon Caraïbe de littératures africaines) n’opèrent plus. Ici les blogueurs ne sont pas considérés comme une sorte d’aquarium à l’écart du jeu principal. Et on ne leur demande pas, concernant leur site : — Mais ça doit vous prendre un temps fou ?

Allez, Claude Ponti, tu lui fais un procès, qu’on s’amuse ? Et tous commentaires ouverts pour lui répondre, à Luc Jodoin, en fraternité et amitié (et aucun complexe, moi, pour dire que oui j’ai lu Proust et Faulkner et que j’en suis au 3ème tour de mon Saint-Simon Pléiade en 8 volumes – même si aussi sur iPad désormais).

FB

Toutes photographies : New York Library, empruntées au blog personnel de Marie D. Martel, bibliomancienne.tumblr.

 

Luc Jodoin | questions importantes aux écrivains


Pourquoi écrire ?
Qui a écrit le premier livre ?
Était-ce un homme, une femme, cet écrivain ?
Où a-t-il appris à écrire ?
Savait-il lire d’abord ?
Où a-t-il appris ?
Dans quel livre ?
Avec qui ?
Qui a écrit l’histoire de l’oeuf et de la poule ?
Qui a tué la poule ?
Était-elle aux oeufs d’or ?

Est-ce vrai qu’il faut lire longtemps pour savoir écrire un peu ?
Que lisent-ils, les écrivains ?
Que faut-il lire ?
Ont-ils tous lu Faulkner, Dante, les oeuvres complètes de St-Simon en 8 volumes dans les éditions de la Pléiade et Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell.
Est-ce vrai que les écrivains peuvent faire d’une planète un paradis, d’une terre un enfer ?
Est-ce que les écrivains aiment relire leurs oeuvres complètes ?
Ont-ils le temps ?

Est-ce vrai que l’histoire de la littérature occidentale n’est qu’une suite d’annotations en bas de page de la Bible ?
Si je désire écrire, devrais-je m’y mettre tout de suite, à la Bible, et peut-être au Coran ?

Est-ce vrai que les écrivains sont absents ?
Qu’ils transforment tout ce qu’ils voient, lisent, sentent en projet d’écriture ?
Est-il nécessaire de se procurer un dictionnaire des synonymes pour écrire, et si oui, lequel ?
Avéré qu’ils sont détestables, misanthropes, malheureux, dépressifs, les écrivains ?
Est-ce vrai qu’écrire cause de sérieux maux de tête ?
Tylenol ou Aspirine ?
Avec de l’eau ou de la Vodka

Vrai qu’ils rêvent le jour et écrivent la nuit ?
Est-ce vrai que leurs nuits sont plus longues que nos jours ?
Vrai qu’ils vivent dans des mondes parallèles ? Ont des processeurs capteurs parallèles ?

Est-ce que les gens liront toujours ?
Et si non, continueront-ils à écrire, les écrivains ?
Et pourquoi monsieur le premier ministre Harper a-t-il cessé de lire ?
Et monsieur Sarkozy pourquoi n’aime-t-il pas La Princesse de Clèves et se satisfait-il de Carla Bruni ?
Pourrait-il épouser Marine Le Pen ?
La rencontrer dans un 5 à 7 ?

Les écrivains font-ils la grève générale parfois ? S’indignent-ils ?
Que pensent-ils de l’augmentation des droits de scolarité ?
Ont-ils totalement remboursé leurs prêts étudiants ?

Sont-ils syndiqués ?
Comment construisent-ils leurs récits ?
Quels matériaux utilisent-ils ? Sont-elles taxables, leurs charpentes ?
Déductibles d’impôts sur le revenu ?
Pourquoi sont-ils, la grande plupart, pauvres ?
Pourquoi ont-ils de nombreux métiers pour arriver à mettre des mots sur leur faim ?
Rêvent-ils d’une présence sur les plateaux de l’émission de téléréalité Tout le monde en parle (pas le dimanche de la Soirée des Oscars) ?

Croient-ils comme Mamie que « la vie il n’y a pas d’avenir là-dedans, il faut investir ailleurs » in Va Savoir, de Réjean Ducharme.
Croient-ils comme Momo dans La vie devant soi d’Émile Ajar que « Le bonheur, c’est une belle ordure et une peau de vache et il faudrait lui apprendre à vivre »

Comment font-ils pour inventer ces mots rares : éplafourdi (Lorrain), épluchoteuse (Huysman), noton (Vian), s’embrouillonner et s’enfumanter (Céline), musicoter (Louys), obéliscolychnie (Jarry), obstacler (Michaux), ogresistence (Queneau), soucheté (Char), filousophe (Hugo), calembouriner (Josée Marcotte dans son Apocalypse illustrée), etc ?

Comment composent-ils avec le nouveau continent sémantique technologique : l’informatique cognitive, les machines perceptives, la robotique affective, l’informatique affective, les technologies ouvertes, l’informatique au service du corps, la méditation gamifiée, la maman mécanique, la communauté des quantifiés, le tatouage électronique temporaire, l’écologie cognitive de l’information, l’intelligence des données, la libération des données, l’humanisme numérique, le far-web, les autarcithécaires, les power-user, les pure-players, l’industrie de la recommandation, la curation, la gamification, la prescription, l’économie de l’attention, les boutons poussoirs aimant, la conquête du near-me, le biotope informationnel, l’engrammation, le Graal de l’agrégation, le graphe de santé ouvert, la sagesse des données, l’Internet de l’action, l’Internet des objets, le Soi quantifié et sanctifié ?

Comment elle fait tous les jours Christine Jeanney pour inventer ses joyeux Todo Liste ?

Comment font-ils pour mettre un mot devant l’autre et parfois derrière, les écrivains, et rien dans la marge (à part Claude Simon, un Nobel coquin) ?

Est-ce vrai que le mot livre ne mord pas ?

Est-ce vrai que lire c’est faire ?

Lamartine savait-il que son Lac plairait à Mitterrand ? Proust, sa Recherche à Lucien Bouchard ?

Qui a composé le premier zeugme ? A-t-il été porté à l’attention de l’Oreille tendue par un lecteur attentif ?

Est-ce vrai que la littérature est l’avenir de l’espèce humaine, mais que l’avenir d’icelle se porte plutôt mal au vu du présent ?

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© Luc Jodoin, Bibliobabil, avril 2012.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 avril 2012
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