fictions du corps | Notes sur les hommes à repousse

pour en finir avec l’humanité joyeuse, 13


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On avait très vite compris l’intérêt de la recherche sur les cellules souches. On avait très vite compris aussi que c’était fini, le temps de la science-fiction. On laissait ça aux vieux romans, aux anciens films. Avec les xénopes on avait progressé vite. Les hommes dans lesquels on modifiait le régime des cellules souches auraient une vie primaire, et non pas une vie sociétale. On avait procédé aux arrangements juridiques nécessaires. Dans notre État, il n’y eut même pas besoin d’arrangements juridiques. Au début, les élevages ressemblaient à ces hôpitaux un peu sommaires, ou ces maisons pour vieux qui n’ont plus de mémoire, et qui n’en souffrent pas. À mesure que les besoins s’étaient élargis (ici un rein, ici un coeur, ici une large bande de peau, ici un foie ou deux yeux), les établissements, tout en respectant de très strictes normes d’hygiène et de professionnalité (mais notre pays avait toujours été très fort pour ça), cela ressemblait plus à ces élevages sophistiqués d’animaux reproducteurs. S’ennuyaient-ils, souffraient-ils, avaient-ils besoin de se distraire, ou de se battre ? À l’évidence, non. Se vêtir aussi : ils aimaient beaucoup se vêtir, des couleurs, et changer souvent. Parfois des crises. Une balle électrique paralysante, quelques semaines d’isolement, tout se réglait vite : les cellules souches, en se reproduisant dans leur cerveau, nous expliquait-on, affectaient le processus de fixation mémoire : quelques secondes, tout au plus. Et assez pour les besoins élémentaires, marcher, dormir, manger. Les établissements étaient d’abord fonctionnels : une cour pour les « attente », une cour pour les « préparation », une cour pour les « convalescence ». Au début, il y a des années maintenant, on avait demandé des volontaires. Maintenant, et depuis longtemps, on arrivait à les reproduire dès les laboratoires. D’ailleurs, les prélèvements se faisaient très jeune, et leur durée de vie n’était pas extensible au niveau de la nôtre. C’était juste troublant, voilà tout, lorsqu’on vous amenait pour une visite – moi j’avais été heureux de ressortir, je l’avoue.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 8 juin 2012
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