Hemingway | Le vieil homme et la mer, 2/3

une retraduction strictement personnelle, en chantier ouvert


partie 1 _ 2 _ 3

 

Le vieil homme et la mer, partie 2


Il attendait, la ligne entre le pouce et l’index, la surveillant elle et les autres lignes en même temps au cas où le poisson soit remonté ou descendu. Puis revient le même étirement délicat.

— Il la prendra, dit le vieil homme à voix haute. Dieu fasse qu’il la prenne.

Pourtant il ne la prit pas. Il était parti, et le vieil homme ne sentait plus rien.

— Il ne peut pas être parti, dit-il. Par Jésus-Christ il n’est pas parti. Il fait juste un tour. Peut-être qu’il a déjà été hameçonné et qu’il se méfie.

Et puis il sentit une légère touche sur la ligne et fut content.

— C’était seulement un petit tour, il dit. Il va la prendre.

Il était heureux de sentir le léger tiraillement, puis soudain ça se durcit et devint incroyablement lourd. C’était le poids du poisson, et il laissa la ligne descendre, descendre, déroulant la première des deux bobines de réserve. À mesure qu’elle descendait, glissant légèrement sur les doigts du vieil homme, il pouvait en sentir l’énorme poids, même si la pression de son pouce et de son index était imperceptible.

— Un sacré poisson, il dit. Il l’a en travers de la gueule maintenant et l’emporte au fond avec lui.

Alors il se retournera et l’avalera, pensa-t-il. Il ne le disait pas, sachant que dire une chose favorable c’est le meilleur moyen qu’elle ne se produise pas. Il savait que c’était un poisson énorme, et il l’imaginait filant dans l’obscurité avec l’appât en forme de thon tenu dans sa gueule. À cet instant il le sentit s’arrêter, mais le poids était encore là. Puis le poids s’accrût et il donna encore de la ligne. Il resserra la pression de son pouce et de son index pendant un instant et le poids augmenta, et s’enfonça tout droit.

— Il l’a pris, dit-il. Et maintenant, qu’il le mange...

Il laissa la ligne filer à travers ses doigts pendant qu’en bas il attrapait de sa main gauche les deux bobines de réserve et fit rapidement le nœud qui les joignait à celle qu’il tenait. Maintenant il était prêt. Il avait trois bobines de quarante brasses en réserve maintenant, en sus de la première.

— Mange-le encore un peu, dit-il. Mange-le tant que tu veux.

Mange-le jusqu’au point où l’hameçon t’arrivera au cœur et te tuera, pensa-t-il. Remonte tranquillement et laisse-moi t’attraper au harpon. Très bien. Tu es prêt, tu es resté à table assez longtemps ?

— Maintenant ! dit-il fort, et il ferra d’un coup des deux mains, regagna un mètre de ligne puis tira encore et encore, la balançant de chaque bras alternativement, toute la force de ses bras sur la corde plus la traction du pivotement de son corps.

Rien ne se passa. Le poisson se contentait de s’éloigner lentement et le vieil homme ne lui avait pas repris un pouce. Sa ligne était résistante, faite pour le gros poisson, et il la tenait contre ses reins et elle était si tendue que des gouttes d’eau en coulaient. Puis elle commença à faire un léger chuintement à la surface et il la tenait toujours, s’y enroulant lui-même pour la contrecarrer, et se penchant en arrière contre la traction. Le bateau commença à se mouvoir lentement vers le large, direction nord-ouest.

Le poisson nageait fermement et l’entraînait lentement sur les eaux calmes. Les autres lignes étaient encore à la traîne, mais il ne pouvait rien faire.

— C’est là qu’il faudrait que j’aie le garçon, dit le vieil homme à voix haute. Je suis remorqué par un poisson et c’est moi la bitte d’amarrage. Je pourrais remonter la ligne plus vite. Mais il y aurait le risque qu’il casse. Je dois le retenir autant que je peux, et lui donner de la ligne autant qu’il doive en avoir. Plus remercier Dieu qu’il s’éloigne au lieu de descendre vers le fond. Qu’est-ce que je ferai, s’il décide d’aller vers le fond : j’en sais rien. Qu’est-ce que je ferai, s’il plonge pour aller mourir au fond, j’en sais rien. Mais je ferai quelque chose. Il y a plein de choses que je peux faire.

Il tenait la ligne enroulée sur ses reins et surveillait l’angle par rapport à la surface, à mesure que le bateau filait régulièrement vers le nord-ouest.

Ça le tuera, pensait le vieil homme. Il ne pourra pas faire ça toujours. Mais quatre heures plus tard, le poisson nageait toujours aussi vigoureusement vers le large, remorquant le canot, et le vieil homme était toujours enroulé solidement la ligne autour des reins.

— C’était vers midi quand je l’ai attrapé, dit-il. Et je ne l’ai même pas encore vu.

Il avait enfoncé son chapeau de paille bas sur sa tête un peu avant de ferrer le poisson, et il lui sciait le front. Il avait soif aussi et il tâcha de s’agenouiller, attentif à ne pas donner de secousse à la ligne, remonta vers la proue aussi loin qu’il put et se saisit de la bouteille d’eau. Il l’ouvrit d’une seule main et but un peu. Puis il se reposa en s’appuyant contre le plat-bord. Il resta un moment assis sur le mât et la voile posés là et essaya de ne pas penser, seulement d’endurer.

Puis il se retourna et vit qu’aucune côte n’était plus visible. Ce qui ne faisait pas de différence, pensa-t-il. Je pourrai toujours me repérer à la lueur de la Havane. Il y a encore deux bonnes heures avant que le soleil disparaisse et peut-être que lui il remontera avant ça. Et s’il ne le fait pas, peut-être qu’il remontera avec la lune. Et s’il ne le fait pas, peut-être qu’il remontera au soleil levant. Je n’ai pas de crampe, je me sens bien. Et c’est lui, qui a l’hameçon dans la gueule. Mais qu’est-ce que c’est comme poisson pour me remorquer comme ça. Il doit avoir la gueule fermée à bloc sur le fil. Comme je voudrais le voir. Juste voir une fois celui que j’ai contre moi.

Le poisson ne changea pas une fois son allure ni sa direction de toute la nuit, autant que l’homme pouvait en juger à scruter les étoiles. Il faisait froid maintenant que le soleil était tombé et la sueur du vieil homme lui donnait froid en séchant sur son dos, ses bras et ses vieilles jambes. Pendant la journée, il avait attrapé le sac qui couvrait la boîte d’appâts et l’avait étalé au soleil pour sécher. Quand le soleil fut couché, il se l’enroula autour du cou, de telle façon qu’il lui couvrait une partie du dos et le passa précautionneusement sous la ligne qu’il maintenait désormais en travers de ses épaules. Le sac amortissait le frottement de la ligne, et il avait trouvé un moyen de se caler contre la proue qui était presque confortable. Sa position actuelle était juste un peu moins intolérable : mais il la considérait comme presque confortable.

Je ne peux rien faire de plus avec lui, et il ne peut rien faire de plus avec moi, pensa-t-il. Du moins tant qu’il continue comme ça.

Une fois, il se releva et pissa par dessus le bord du bateau, puis à nouveau regarda les étoiles pour faire le point sur sa course. La ligne se tendait comme une raie phosphorescente droit de ses épaules à la surface. Ils allaient plus lentement maintenant, et la lueur de La Havane n’était plus si forte, aussi il savait que le courant avait dû les emporter vers l’est. Si je perds la lueur de La Havane, c’est qu’on s’en sera allé encore plus loin à l’est, il pensa. Parce que si le poisson continue comme ça, je ne le verrai pas avant encore des heures. Je me demande ce qui s’est passé au baseball en grande Ligue aujourd’hui, pensa-t-il. Ce serait drôlement bien, un jour, d’avoir une radio. Et puis il pensa : pense à lui toujours. Pense à ce que tu es en train de faire. Tu n’as pas le droit de faire l’idiot.

Alors il dit tout fort : – C’est le gamin qui m’aurait été utile. Un, pour m’aider, deux, pour voir ça.

Personne ne devrait rester seul dans un grand âge, il pensa. Mais c’est inévitable. Il faut que je me souvienne de manger un peu de thon avant qu’il pourrisse, il faut que j’aie des forces. Souviens-toi, envie ou pas, il faudra que tu manges quand ce sera le matin. Souviens-toi, il se dit à lui-même.

Dans le milieu de la nuit, deux tortues s’approchèrent du bateau et il les entendait nager et souffler. Il pouvait faire la différence entre le bruit que faisait le souffle du mâle et celui plus soupirant de la femelle.

— Elles n’ont pas de méchanceté, dit-il. Elles jouent et se font des niches et s’aiment l’une l’autre. Elles sont pour nous des frères, comme le poisson volant.

Et puis il commença à plaindre le grand poisson qu’il avait ferré. Il est merveilleux et étrange, et qui sait quel âge il a, pensa-t-il. Personne n’a jamais ferré un poisson aussi fort, ni vu un qui agisse si étrangement. Peut-être qu’il est trop sage pour sauter. Il pourrait me détruire en sautant, ou en essayant de s’échapper. Mais peut-être qu’il a déjà été ferré plusieurs fois, et il sait comment il doit mener son combat. Il ne peut pas savoir qu’il a affaire à un seul homme, et non plus qu’il s’agit d’un vieil homme. Mais qu’est-ce que c’est comme grand poisson, il rapportera quoi, quand je l’apporterai au marché, si la chair est bonne. Il a pris mon appât comme fait un mâle, il tire comme fait un mâle, et dans son combat il n’y a pas de panique. Ce que je me demande, c’est s’il a un plan, ou s’il est juste désespéré autant que moi.

Il se souvint d’une fois où il avait attrapé un couple de marlins. Le mâle laisse toujours la femelle se nourrir d’abord et le premier qu’il avait ferré, la femelle, avait entamé un combat désespéré, paniqué jusqu’à la détresse, et cela l’avait épuisée très vite. Et tout ce temps, le mâle était resté près d’elle, s’embrouillant dans la ligne, nageant en cercle avec elle à la surface. Il en restait si près que le vieil homme eut peur que la ligne coupe d’un battement de sa queue, aussi acérée qu’une faux et à peu près de la même taille et de la même forme. Quand le vieil homme l’eut harponnée et qu’il commença de l’assommer, tenant son gourdin par l’extrémité râpeuse et la frappant sur le haut de la tête jusqu’à ce que sa couleur tourne à une couleur comme au dos des miroirs et que là, avec l’aide du garçon, il l’avait hissée à bord, le mâle était resté encore à toucher le bateau. Et alors que le vieil homme mettait sa ligne au clair et préparait son harpon, il avait sauté haut sur les eaux comme pour voir où était la femelle, puis avait plongé vers le fond, ses ailes lavande, qui étaient les nageoires pectorales, largement déployées, du même bleu que les rayures de ses flancs, en plein sous leurs yeux. Il était magnifique, se souvenait le vieil homme, l’était resté.

C’est la chose la plus triste que j’aie jamais vue avec ces poissons, pensa le vieil homme. Le garçon était triste aussi, et nous leur avions demandé pardon, avions dépecé promptement la femelle.

— Comme j’aimerais le gamin soit là, dit-il à voix haute, et se recala contre le plat-bord arrondi de la proue, sentant la force du grand poisson dans la ligne qu’il tenait en travers de ses épaules, glissant régulièrement vers le large comme il l’avait choisi.

Parce que, pour affronter ma traîtrise, il lui était nécessaire de faire un choix, pensa le vieil homme.

Et son choix avait été de rester dans les profondes eaux sombres loin au-delà des pièges, traquenards et tricheries. Et mon choix à moi avait été de venir ici le cueillir au-delà du point où se rendent les autres. Tous les autres en ce monde. Et maintenant nous voilà réunis tous deux depuis hier à midi. Et personne pour nous aider ni l’un ni l’autre.

Peut-être que je n’aurais pas dû me faire pêcheur, pensa-t-il. Mais c’était la chose pour laquelle il était né. Et il faudra que je me souvienne de manger le thon quand le jour sera levé.

Un peu avant l’aube, quelque chose attrapa un des appâts qu’il avait à l’arrière. Il entendit la tige casser, et la ligne commencer à se dérouler sur la lisse du plat-bord. Dans l’obscurité, il sortit son couteau de son étui, et prenant toute la tension du poisson sur son épaule gauche il se pencha en arrière et coupa la ligne à même le bois de la lisse. Puis il coupa la troisième ligne, la plus proche de lui, et dans le noir fit par précaution le nœud à la bobine de réserve. Il travaillait adroitement de sa main libre, et retenait les bobines du pied pour tendre le fil et que les nœuds soient serrés. Maintenant il avait en réserve six bobines de fil. Il y en avait deux pour chacune des deux lignes qu’il avait libérées, et les deux sur la ligne que le poisson avait mordue et qui les reliait.

Quand il fera jour, pensa-t-il, je reprendrai la ligne de quarante brasses et la couperai aussi, je l’ajouterai aux bobines de réserve. J’aurai perdu deux cents brasses de bon cordage catalan et mes hameçons et mes plombs. Je peux les remplacer. Mais qui remplacera ce poisson, si je ferre un poisson et qu’il casse la ligne ? Je ne sais pas ce qu’était ce poisson qui a attrapé l’autre appât juste maintenant. Ça pouvait aussi bien être un marlin qu’un espadon ou un requin. Je n’ai même pas pu le sentir. J’ai dû m’en débarrasser trop vite.

Et très fort il dit : – Comme ce serait bien que j’aie eu le gamin.

Mais tu n’as pas pu emmener le gamin, il pensa. Tu n’as que toi tout seul et tu ferais mieux de t’occuper de la dernière ligne maintenant, qu’il fasse noir ou ne fasse plus noir, la couper et l’ajouter aux deux bobines de réserve.

Et il le fit. C’était difficile, en pleine obscurité, surtout quand le poisson fit une secousse qui le fit plonger la face contre le fond, et lui fit une coupe sous l’œil. Le sang lui coula sur la joue un moment. Mais il coagula et sécha avant d’avoir atteint le menton, et il fit le chemin à l’envers jusqu’à la proue et reprit sa position contre le bois. Il réajusta le sac et précautionneusement déplaça la ligne pour qu’elle vienne contre un autre endroit de ses épaules, et ainsi, la maintenant ancrée sur ses épaules, il ressentait au plus près la traction du poisson, et pouvait de la main sentir la vitesse du bateau dans la mer.

Je me demande pourquoi d’un coup il a fait cet écart, pensa-t-il. Ou la ligne a dû brusquement glisser sur un côté de son dos. Certainement que son dos ne doit pas lui faire mal comme le fait le mien. Mais il ne pourra pas remorquer ce canot pendant une éternité, quand bien même il soit si grand. Maintenant j’ai éliminé tout ce qui pourrait m’embêter et j’ai cette énorme réserve de ligne ; tout ce qu’un homme peut demander.

— Poisson, dit-il doucement, mais à voix haute, je reste avec toi jusqu’à ma mort.

Et lui aussi, il restera avec moi, je suppose, pensa le vieil homme, et il l’attendit ainsi jusqu’à l’aube. Il faisait froid maintenant, dans ce moment d’avant le jour et il se cala encore plus contre le bois pour avoir chaud. Je peux tenir comme ça aussi longtemps qu’il voudra, pensa-t-il. Et quand la lumière se fit, la ligne restait tendue hors du bateau, plongeant dans les eaux. Le bateau avançait régulièrement, et quand l’atteignit le premier rayon du soleil, elle était toujours enroulée sur l’épaule droite du vieil homme.

— Il a tourné vers le nord, dit le vieil homme. Le courant nous aura déportés loin à l’est, pensa-t-il. Je voudrais bien qu’il se laisse porter par le courant. Ça montrerait qu’il commence à fatiguer.

Quand le soleil se fut vraiment levé, le vieil homme réalisa que le poisson ne fatiguait pas. Il n’y avait qu’un seul signe favorable : l’angle de la ligne montrait qu’il nageait un peu moins profond. Ça n’indiquait pas nécessairement qu’il allait sauter. Mais cela pourrait.

— Que Dieu le fasse sauter, dit le vieil homme, j’ai assez de ligne pour le cueillir.

Peut-être que si j’augmente la tension juste un peu ça le blessera et il sautera, pensa-t-il. Maintenant que c’est le plein jour, qu’il saute, qu’il se remplisse ces poches qu’ils ont sous le dos, et il ne pourra plus descendre au fond pour mourir.

Il tenta d’augmenter la tension, mais la ligne était déjà tendue au point extrême d’où elle pourrait casser, depuis qu’il avait ferré le poisson, il pouvait en sentir la rigidité à mesure qu’il se penchait en arrière pour tirer et sut qu’il ne pouvait pas lui en demander plus. Et ne surtout pas lui donner de secousse, pensa-t-il. Chaque secousse peut élargir la blessure de l’hameçon et quand il sautera, lui permettre de le recracher. De toute façon avec le soleil je me sens bien mieux et pour une fois je n’ai pas à le regarder en plein.

Il y avait des algues jaunes sur la ligne, mais le vieil homme savait que cela ne faisait qu’augmenter un peu la résistance et il s’en moquait. C’étaient les algues jaunes du Gulf Stream qui avaient créé cette phosphorescence dans la nuit.

— Poisson, dit-il, je t’aime et je te respecte beaucoup. Mais je t’aurai tué avant que ce jour finisse.

Du moins espérons-le, pensa-t-il. 

Un oiseau, un petit, arriva près du bateau depuis le nord. C’était une fauvette, volant très bas au-dessus de l’eau. Le vieil hommme s’aperçut de combien elle était fatiguée.

L’oiseau choisit la poupe et s’y reposa. Puis il vola autour de tête du vieil homme se posa sur la ligne, où c’était plus confortable.

— Tu as quel âge, demanda le vieil homme à l’oiseau. C’est ton premier voyage ?

L’oiseau le regardait quand il parlait. Il était trop épuisé même pour examiner la ligne et il vacillait là-dessus même en l’agrippant fermement de ses pattes délicates.

— C’est tendu à bloc, lui dit le vieil homme. C’est trop tendu. Tu ne devrais pas être aussi épuisé après une nuit sans aucun vent. Ils viennent faire quoi ici, les oiseaux ?

Les faucons, pensa-t-il viennent au-dessus de la mer pour attraper ceux-ci. Mais il n’en dit rien à l’oiseau, qui ne pourrait pas le comprendre de toute façon, et qui apprendrait bien assez tôt ce qu’est un faucon.

— Repose-toi bien, petit oiseau, il dit. Puis repars et tente ta chance comme n’importe quel homme, n’importe quel oiseau, n’importe quel poisson.

Cela l’encourageait de parler, parce que son dos s’était raidi cette nuit, et lui faisait mal maintenant.

— Profite de ma maison autant que tu veux, l’oiseau, dit-il. Je suis vraiment désolé de ne pas pouvoir hisser la voile et de te ramener dans cette bonne brise qui lève. Mais je suis avec un ami.

Juste à ce moment, le poisson fit un brusque écart qui tira le vieil homme de la proue, et l’aurait fait passer par-dessus bord il ne s’était pas agrippé lui-même et n’avait pas lâché un peu de ligne.

L’oiseau s’était envolé au moment de la secousse de la ligne, et le vieil homme ne l’avait même pas vu partir. Il reprit la ligne précautionneusement de la main droite et remarqua que sa main saignait.

— Quelque chose qui m’a blessé, dit-il à voix haute, et se remit à tirer la ligne pour voir s’il pouvait infléchir la course du poisson. Mais quand il atteint la limite où elle casserait, il se contenta de la retenir et s’appuya de nouveau pour résister à la tension.

— Apparemment tu te sens toujours aussi bien, le poisson, dit-il. Mais Dieu merci, moi pareil.

Il regarda alentour en cherchant l’oiseau, parce qu’il aurait aimé l’avoir pour compagnie. L’oiseau était parti.

Tu n’es pas resté longtemps, pensa l’homme. Mais c’est plus dur là où tu es parti, jusqu’à ce que tu aies trouvé le rivage. Comment j’ai pu laisser ce poisson me blesser parce qu’il fait d’un coup un écart ? Je suis en train de devenir un idiot. Ou tout simplement je regardais l’oiseau et je pensais à lui. Maintenant, je dois penser à mon travail, et puis manger un bout du thon, sinon c’est la force qui manquera.

— J’aurais aimé que le gamin soit là, et aussi que j’aie du sel, dit-il à voix haute.

Portant la tension de la ligne vers l’épaule gauche, et s’agenouillant précautionneusement, il lava sa main dans l’océan et l’y laissa un moment, immergée, pendant plus d’une minute, regardant s’effiler la trace de sang, et le sillage régulier de l’eau contre sa main tandis que filait le bateau.

— Il a beaucoup ralenti, il dit.

Le vieil homme aurait aimé garder la main dans l’eau salée plus longtemps, mais il redoutait un autre écart brusque du poisson, aussi il se redressa, se cala et tint sa main au soleil. C’était seulement la brûlure de la ligne qui lui avait entamé la peau. Mais c’était la partie de la main qui travaillait. Il savait qu’il aurait besoin de ses mains tout le temps que ça finisse, et ça ne lui plaisait pas d’être blessé avant que ça commence.

— Maintenant, dit-il une fois que sa main eut séché, je dois manger du petit thon. Je peux l’attraper avec la gaffe et le manger ici sans me déranger.

Il s’agenouilla et saisit le thon depuis la poupe avec sa gaffe, le tira vers lui en faisant attention de ne pas l’emmêler dans les bobines de ligne. Retenant la ligne de son épaule gauche à nouveau, et y enroulant sa main et son bras gauche, il décrocha le thon de la gaffe et la remit en place. Il appuya un genou sur le poisson et coupa des bandes de chair rouge sombre longitudinalement, depuis l’arrière de la tête jusqu’à la queue. C’étaient des entailles triangulaires, qu’il découpait depuis l’arrête jusqu’au bord des boyaux. Quand il eut coupé six bandes, il les étala sur le bois de la proue, essuya son couteau sur son pantalon, souleva la carcasse de la bonite par la queue et la lança par-dessus bord.

— Je ne crois pas que j’aurais pu la manger en entier, dit-il, et il planta son couteau à travers un des filets. Il sentait la dure traction de la ligne et avait une crampe à la main gauche. Il la replia fermement sur le cordage raidi et la regarda avec dégoût.

— C’est quoi cette main-là, il dit. Prends-toi une crampe si tu veux. Transformée en pince de bois. Ça ne te fera pas du bien.

Allez, pensa-t-il, et il regarda vers le bas dans l’eau profonde, selon l’inclinaison de la ligne. Mange ça maintenant et ça redonnera de la force à ta main. Ce n’est pas de la faute de ta main si tu as été autant d’heures derrière ce poisson. Mais tu peux rester avec lui pour toujours. Mange cette bonite maintenant.

Il prit un des morceaux, le mit dans sa bouche et le mâcha lentement. Ce n’était pas déplaisant.

Mâche-le bien, pensa-t-il, prends tout le jus. Ça n’aurait pas été mauvais de manger ça avec un peu de citron vert, ou de gros citron ou avec du sel.

— Comment tu te sens, la main ? demanda-t-il à la main crispée par la crampe, aussi raide que la main d’un cadavre. Je vais en manger un peu plus, en ton honneur.

Il mangea l’autre bout du filet qu’il avait coupé en deux. Il le mâcha lentement et recracha la peau.

— Comment ça va, la main ? Ou bien c’est encore trop tôt pour le savoir ?

Il prit un deuxième morceau tout entier et le mâcha.

— C’est un vrai poisson, fort et plein de sang, pensa-t-il. J’ai eu de la chance de l’attraper lui, plutôt qu’un coryphène. Le coryphène c’est douceâtre. Celui-ci ce n’est pas douceâtre, et toute sa force est encore en lui.

Ça ne sert à rien de s’occuper de quoi que ce soit hors du concret, pensa-t-il. J’aurais juste aimé avoir un peu de sel. Et je ne sais si ce que j’ai laissé va sécher ou va pourrir avec le soleil, donc je ferais mieux de tout le manger, même si je n’ai pas faim. Le poisson en bas est calme, il file avec régularité. Je vais finir de manger tout ça et alors je serai prêt.

— Sois patiente, la main, il dit. C’est pour toi que je fais ça.

Ce qui serait bien, ce serait que je puisse nourrir aussi le poisson, pensa-t-il. C’est mon frère. Mais je dois le tuer, et me garder de la force pour le faire. Lentement et consciencieusement il mangea tous les filets découpés du thon.

Il se redressa, essuyant ses mains sur son pantalon.

— Maintenant, dit-il. Tu peux laisser partir la ligne, la main, et je la retiendrai du bras droit tout seul, jusqu’à ce que tu arrêtes cette comédie.

Il posa le pied gauche sur la corde tendue que tenait la main gauche, et se retourna pour la tirer de nouveau avec son dos.

— Que le bon Dieu m’aide pour que cette crampe fiche le camp, dit-il. Parce que je ne sais pas ce que ce poisson a décidé de faire.

Mais il semblait calme, pensa-t-il, et suivant son plan. Mais c’est quoi son plan, pensa-t-il. Et le mien c’est quoi ? Le mien j’aurai à l’improviser depuis le sien, parce que c’est un gros. S’il saute, je peux le tuer. Mais il continue de rester en bas. Alors je resterai avec lui en bas pour toujours.

Il frotta sa main ankylosée contre son pantalon, et tenta d’assouplir les doigts. Mais elle ne s’ouvrait pas. Peut-être elle s’ouvrira à nouveau avec le soleil, pensa-t-il. Peut-être qu’elle s’ouvrira quand j’aurai digéré la force brute du thon. Si je dois l’avoir, je dois réussir à l’ouvrir, coûte que coûte. Mais je ne veux pas l’ouvrir maintenant, de force. Il faut qu’elle s’ouvre par elle-même et revienne de son propre gré. Après tout, j’ai trop abusé d’elle dans la nuit, quand j’ai dû décrocher et couper les autres lignes.

Il regarda la mer et sut comme il était seul. Mais il distinguait les prismes de l’eau sombre et profonde, et la ligne qui le tirait vers l’avant, et l’étrange ondulation du calme. Les nuages s’accumulaient maintenant sous le souffle de l’alizé, et quand il regarda droit devant il aperçut un vol de canards sauvages comme découpés contre le ciel et l’eau, puis s’effaçant, puis nets à nouveau et il sut qu’aucun homme n’était jamais seul sur la mer.

Il pensait à combien les hommes redoutaient de perdre de vue la côte dans un bateau minuscule, et que bien sûr ils avaient raison pendant les mois de ces mauvais temps soudain. Mais en ce moment c’était la saison des ouragans, et, quand il n’y avait pas d’ouragan, les mois à ouragans sont les meilleurs de l’année.

Quand un ouragan approche, tu en vois toujours les signes dans le ciel quatre jours à l’avance, si tu es en mer. Ils ne le savent pas sur la côte, parce qu’ils ne sauraient pas les reconnaître, pensa-t-il. La côte aussi change la forme des nuages. Et pour l’instant, pas d’ouragan qui approche.

Il regarda le ciel, vit les cumulus blancs s’empiler amicalement comme des ice-creams, et encore plus haut les fines plumes des cirrus contre le haut ciel de septembre.

— Légère brise, dit-il. Un temps bien meilleur pour moi que pour toi, le poisson.

Sa main gauche était encore ankylosée, mais elle se dénouait doucement.

Je ne peux pas supporter les crampes, pensa-t-il. C’est une tricherie de ton propre corps. C’est humiliant devant les autres d’avoir la diarrhée à cause d’une intoxication alimentaire, pareil si ça te fait vomir. Mais une crampe, il y pensait avec le mot calambre, ça t’humilie encore plus si tu es seul.

Si le garçon avait été là, il aurait pu la frotter pour moi, et l’assouplir depuis l’avant-bras, pensa-t-il. Mais elle s’assouplira.

À ce moment-là, de la main droite il perçut une différence dans la traction de la ligne, avant même de qu’il en voie changer l’inclinaison à la surface. Alors, tandis qu’il se penchait pour compenser la ligne, et qu’il se frappait fort et rapidement la cuisse de sa main gauche, il vit la ligne lentement remonter vers le haut.

— Il remonte, dit-il. Dépêche-toi, la main. S’il te plaît, finis maintenant.

La ligne s’éleva lentement et régulièrement, puis la surface de l’océan devant bouillonna et le poisson parut.

Il n’en finissait pas de s’élever et l’eau lui ruisselait sur les flancs. Il brillait dans le soleil et sa tête et son dos étaient mauve sombre et les zébrures de ses flancs semblaient si larges et légèrement lavande dans la lumière. Son éperon était long comme une batte de baseball et aiguisé comme une épée et il s’enleva de toute sa longueur au-dessus de l’eau puis y réentra en douceur, comme un plongeur, et le vieil homme vit la grande lame de faux de sa queue disparaître à son tour, et la ligne commença de se dévider.

— Il est plus long que le canot d’au moins deux pieds, dit le vieil homme. La ligne filait rapidement, mais régulièrement, et le poisson n’était pas effrayé. Le vieil homme essayait de ses deux mains de garder la ligne juste sous son point de cassure. Il savait que s’il ne pouvait pas ralentir le poisson par une pression régulière, il pourrait emporter toute la ligne et la casser.

C’est un grand poisson et je dois le convaincre, pensa-t-il. Je ne dois pas lui permettre de savoir sa force, ni ce qu’il pourrait faire s’il maintient sa course. Si j’étais lui je donnerais tout ce que j’ai maintenant, et je foncerais jusqu’à ce que quelque chose casse. Mais, Dieu merci, ils ne sont pas intelligents comme nous qui les tuons ; même s’ils sont plus nobles, et plus capables.

Le vieil homme avait vu tant de grands poissons. Il en avait vu beaucoup qui pesaient plus de cinq cents kilos, et dans sa vie il en avait déjà attrapé deux de cette taille, mais jamais tout seul. Et là, tout seul, et hors de vue des côtes, et voilà qu’il était attaché à un des plus gros poissons qu’il avait jamais vus, et plus grand que ce dont il avait jamais entendu parler, et en plus sa main gauche était si ankylosée et crispée qu’on aurait dit les serres d’un aigle.

Elle se dépliera cependant, pensa-t-il. Sûrement qu’elle se dépliera pour aider ma main droite. Il y a trois choses qui sont frères : le poisson et mes deux mains. Elle doit se déplier. C’est pas chouette de sa part d’avoir cette crampe. Le poisson avait ralenti de nouveau et repris son allure habituelle.

Je me demande pourquoi il a sauté, pensa le vieil homme. Il a sauté de cette façon comme pour me montrer combien il était grand. Je le sais, maintenant, de toute façon, pensa-t-il. J’espère que je lui montrerai moi aussi quelle sorte d’homme je suis. Mais alors il s’apercevra que j’ai une main bloquée. Mieux vaut qu’il pense que je suis plus homme que je ne suis, et il en sera ainsi. Je préférerais être le poisson, pensa-t-il, si tout ce qu’il contre lui c’est seulement ma volonté et mon intelligence.

Il s’installa confortablement contre le plat-bord et prit son malheur en patience, tandis que le poisson continuait de nager et que le bateau filait lentement à travers les eaux sombres. Il y avait maintenant une petite mer qui levait, avec le vent venu d’est, et à midi la main du vieil homme se dénoua.

— Mauvaise nouvelle pour toi, le poisson, il dit, et il retendit la ligne sur le sac qui lui couvrait les épaules.

C’était confortable, mais ça faisait mal, même s’il n’aurait jamais admis l’idée d’avoir mal.

— Je ne suis pas religieux, il dit. Mais je dirai dix Notre Père et dix Je vous salue Marie si je l’attrape, ce poisson, et je promets de faire un pèlerinage à la Vierge de Cobre, si je l’attrape. Je le jure.

Il commença à dire ses prières, mécaniquement. Quelquefois il était si fatigué qu’il n’arrivait plus à s’en souvenir, alors il devait toute la redire très vite pour qu’elle revienne automatiquement. Les Je vous salue Marie étaient plus faciles à dire que les Notre Père, pensa-t-il.

— Je vous salue Marie pleine de grâces le Seigneur est avec vous. Vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni. Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous pêcheurs maintenant et à l’heure de notre mort. Amen.

Puis il ajouta :

— Sainte Marie, qui est bénie, prie pour la mort de ce poisson. Ce serait merveilleux.

Une fois dites ses prières, et se sentant mieux, mais souffrant exactement comme avant, et peut-être même un peu plus, il se cala à nouveau contre le bois de la proue et commença, mécaniquement, à faire travailler les doigts de sa main gauche.

Le soleil était brûlant, maintenant, même si la brise se levait doucement.

— Je devrais ré-appâter une petite ligne à la poupe, il dit. Si le poisson décide de continuer une autre nuit, j’aurai besoin de manger à nouveau et je n’ai plus beaucoup d’eau dans ma bouteille. Je ne sais pas ce que je pourrai attraper à part un coryphène ici. Mais si je le mange suffisamment frais ce n’est pas si mauvais. J’aimerais bien qu’un poisson volant tombe dans le canot cette nuit. Mais je n’ai pas de lumière pour les attirer. Un poisson volant c’est bon à manger cru et je n’aurais même pas à le couper. Je dois économiser mes forces maintenant. Doux Jésus, je ne savais pas que c’était un si gros.

— Je le tuerai quand même, dit-il. Dans toute sa grandeur et sa gloire.

Et pourtant c’est injuste, pensa-t-il. Mais je lui montrerai ce qu’un homme peut faire et ce qu’un homme peut souffrir.

— J’ai dit au gamin que j’étais un drôle de vieux bonhomme, il dit. Maintenant, je n’ai plus qu’à le prouver.

Le millier de fois qu’il l’avait prouvé ne signifiait plus rien. Maintenant, il devait le prouver à nouveau. Chaque fois c’était une nouvelle fois et il ne pensait jamais au passé quand il devait l’accomplir.

Je voudrais qu’il s’endorme, et moi aussi je pourrais dormir et rêver de lions, pensa-t-il. Pourquoi les lions sont-ils la chose principale qui me soit restée ? Arrête de gamberger, le vieux, pensa-t-il. Récupère gentiment en te calant contre le plat-bord et ne pense à rien. C’est lui qui travaille. Travaille le moins que tu peux.

On s’engageait dans l’après-midi, et le bateau continuait sa course lente et régulière. Mais il y avait une résistance supplémentaire à cause de la brise venue d’est, et le vieil homme profitait de cette petite mer, la douleur de la corde sur son dos se fit plus supportable et moins aiguë.

Dans le milieu de l’après-midi, la ligne commença de nouveau à se relever. Mais le poisson continuait de nager, simplement à une profondeur un peu moins grande. Le soleil portait sur le bras gauche du vieil homme, son épaule et son dos. C’est ainsi qu’il sut que le poisson avait viré nord-est.

Maintenant qu’il l’avait vu une fois, il pouvait se le représenter, glissant dans l’eau avec ses nageoires pectorales presque mauve déployées comme des ailes, et la grande queue relevée tranchant l’obscurité. Je me demande ce qu’il arrive à voir, à cette profondeur, pensa le vieil homme. Ses yeux sont gigantesques, et on dit qu’un cheval, même avec des yeux bien moins gros, peut voir dans la nuit. Pas dans la nuit complète. Mais presque aussi bien qu’un chat.

D’exercer sans discontinuer sa main gauche, et de la réchauffer au soleil, l’avait assouplie. Il commença à augmenter la tension qu’il lui demandait, et il étira les muscles de son dos pour compenser un peu la douleur de la corde.

— Si tu n’es pas fatigué, le poisson, dit-il fort, tu ne dois pas être ordinaire.

Lui se sentait vraiment fatigué maintenant, il savait que la nuit arriverait vite et il se força à penser à autre chose. Il pensa au tournoi des grandes Ligues, ce qu’il appelait les Gran Ligas, et il savait que les Yankees de New York affrontaient les Tigres de Detroit.

C’est le deuxième jour où je ne saurai pas les résultats des juegos, pensa-t-il. Mais j’ai confiance, sûr que je peux avoir confiance dans le grand DiMaggio qui fait tout à la perfection, même avec la douleur de cette calcification au talon. C’est quoi une calcification ? se dit-il à lui-même. Un espuela de hueso. Nous on n’a pas ça. Est-ce que ça fait aussi mal qu’un ergot de coq de combat au talon ? Je ne peux pas plus penser que je souffrirais ça, plus perdre un œil ou les deux yeux, et continuer à me battre comme se battent des coqs de combat. Un homme ce n’est pas fait comme les grands oiseaux et les bêtes. Même là, je préférerais être cette bête, là dans les profondeurs de la mer.

— Sauf si les requins viennent, dit-il fort. Si les requins arrivent, Dieu ait pitié de moi comme de lui.

Tu crois que le grand Di Maggio il continuerait avec un poisson aussi longtemps que moi je suis resté avec celui-ci, pensa-t-il ? Je suis sûr qu’il le ferait, et même plus longtemps encore puisqu’il est jeune et fort. Et son père était aussi un pêcheur. Mais est-ce que sa calcification au talon ne lui ferait pas trop mal ?

— J’en sais rien, dit-il à voix haute. Je n’ai jamais eu de calcification au talon.

Quand le soleil se coucha, pour se redonner un peu de confiance en lui-même, il se souvint de ces moments dans un bistrot, à Casablanca, quand il avait fait un bras de fer contre un grand Noir de Cienfuegos qui était l’homme le plus fort du port. Ils avaient tenu un jour et une nuit, les coudes posés sur une ligne de craie à même la table, leurs avant-bras dressés et les mains agrippées serré. Chacun essayant de repousser la main de l’autre jusqu’à la table. Les paris ne cessaient de monter, les gens entraient et sortaient du bistrot sous les lampes de kérosène et lui il regardait le bras et la main du Noir et puis son visage. Ils changeaient d’arbitre toutes les quatre heures, une fois passées les huit premières, pour que les arbitres puissent dormir. Le sang sortait de sous leurs ongles à tous deux, aussi bien ses mains que celles du Noir, et ils se regardaient l’un l’autre dans les yeux, tandis que les parieurs entraient et sortaient, s’asseyaient sur ces hauts tabourets le long du mur et les surveillaient. Les murs étaient de bois peint en bleu, et les lampes y projetaient leurs ombres. L’ombre du Noir était une ombre géante et elle bougeait sur le mur chaque fois qu’un souffle d’air agitait la lampe.

Leur cote s’inversa régulièrement toute la nuit, et ils donnaient du rhum au Noir, lui allumaient ses cigarettes à lui. Un moment, après avoir bu un rhum, le Noir avait tenté un effort intense et il avait repoussé la main du vieux, qui n’était pas un vieil homme, mais Santiago Le Campeón, presque à trois doigts de la table. Mais le vieil homme avait relevé le bras prêt à tenir jusqu’à la mort. Il était sûr qu’il battrait le Noir, qui était un chouette type et un bel athlète. Et à l’aube, quand les parieurs demandèrent qu’on déclare match nul, et que les arbitres hochaient la tête, il avait décuplé son effort, poussé la main du Noir de plus en plus bas, jusqu’à toucher le bois et y rester. Le match avait commencé le dimanche matin, et s’était fini le lundi matin. Beaucoup des parieurs avaient demandé l’arrêt du match parce qu’ils devaient repartir travailler sur les docks à décharger les sacs de sucre, ou bien embarquer du charbon pour la Havana Coal Company. Sinon, tous voulaient que ça aille à son terme. Mais il avait fini ça de toute façon, avant qu’ils aient à partir au boulot.

Bien après que tout le monde ait commencé de l’appeler Le Champion, au printemps, ils avaient décidé du match revanche. Mais il n’y eut pas beaucoup d’argent de parié, et il gagna facilement, ayant cassé la confiance du Noir de Cienfuegos au premier match. Après, il avait encore fait quelques matchs, et puis plus. Il savait qu’il pouvait battre n’importe qui s’il voulait, et il savait que ce serait mauvais pour sa main droite s’il voulait continuer à pêcher. Il avait tenté quelques matches en se servant de la main gauche. Mais sa main gauche avait toujours été traître et ne faisait jamais ce qu’il voulait qu’elle fasse, alors il ne pouvait pas lui faire confiance.

Le soleil l’aura bien recuite, maintenant, pensa-t-il. Elle ne me fera plus de crampe à moins qu’il fasse trop froid cette nuit. Il va se passer quoi, cette nuit, je me le demande.

Un avion lui passa au-dessus de la tête, en route pour Miami et il suivit son ombre croisant les bancs de poissons volant.

— Pour qu’il y ait autant de poissons volants, il doit y avoir des coryphènes, dit-il, et il se cabra en arrière sur la ligne pour voir s’il pouvait regagner un peu sur son poisson. Mais ce n’était pas possible, et la ligne gardait cette dureté, essorée de toute goutte d’eau qui indiquait qu’elle était prête à rompre. Le bateau marchait doucement et il regarda l’avion jusqu’à ce qu’il ne puisse plus rien voir.

Ça doit être bizarre d’être dans un avion, pensa-t-il. À quoi ça ressemble la mer, quand on la voit de cette hauteur ? Ils seraient bien capables de voir mon poisson s’ils ne volaient pas si haut. J’aimerais voler, mais très lentement, à deux cents mètres au-dessus de l’eau, et voir les poissons d’en haut. Dans les bateaux à tortues je me perchais à la flèche du grand mât et rien qu’à cette hauteur on voyait tout autrement. Les coryphènes paraissent plus verts à cette hauteur, et leurs taches mauves, et on peut suivre les bancs quand ils passent. Pourquoi les poissons qui filent le plus vite dans les courants du fond ont le dos mauve et des zébrures ou des taches mauves ? Si le coryphène paraît vert, bien sûr c’est parce qu’il est vraiment doré. Mais quand il chasse, qu’il a vraiment faim, les zébrures mauves ressortent sur ses flancs comme celles du marlin. C’est la faim, ou juste parce qu’il va plus vite ?

Juste avant la nuit, alors qu’ils passaient une grande île de sargasses qui se soulevaient et balançaient dans la lumière de la mer comme si l’océan faisait l’amour avec quelque chose qui se cachait sous une couverture jaune, un coryphène attrapa la ligne arrière. Il le vit tout d’abord quand il sauta en l’air, tout doré dans la dernière lumière du soleil, battant violemment dans son saut. Il sauta de nouveau et de nouveau, des sauts que la peur rendait acrobatiques, et il l’amena jusqu’à sa poupe, accroupi, tout en retenant la grande ligne de sa main et du bras droits, ramenant le coryphène de sa main gauche, retenant la ligne chaque brasse de son pied nu. Quand le poisson fut à toucher le canot, plongeant et se hérissant de tous les côtés par désespoir, le vieux se pencha sur le plat-bord, et souleva le poisson d’or poli avec ses taches mauves par-dessus la poupe. Ses mâchoires battaient convulsivement dans des morsures rapides contre l’hameçon, et il battait le fond du bateau de son long corps plat, de la queue et de la tête, jusqu’aux coups de gourdin sur la tête brillante et dorée qui le laissaient tressaillant, mais inerte.

Le vieux décrocha le poisson, remit un appât sur sa ligne avec une autre sardine et la remit à la traîne. Puis il revint laborieusement à la proue. Il lava sa main gauche et l’essuya sur son pantalon. Puis il passa la grande ligne de sa main droite à sa main gauche et lava sa main droite dans la mer tout en regardant le ciel plonger dans l’océan, et surveillant l’inclinaison de la ligne.

— Elle n’a pas changé du tout, dit-il. Mais suivant le mouvement de l’eau le long de sa main, il remarqua qu’ils avaient encore ralenti.

— Si je laisse les deux avirons à la traîne, ça devrait le ralentir encore pour cette nuit, dit-il. Il est bon pour la nuit et moi aussi.

Ce serait mieux de dépecer le coryphène un peu plus tard, pour que le sang reste dans la viande, pensa-t-il. Je peux faire ça dans un moment, quand je mettrai mes avirons à la traîne. C’est mieux de laisser le poisson tranquille maintenant, et de ne pas trop le déranger au crépuscule. Le coucher du soleil est un moment difficile pour tous les poissons.

Il sécha sa main droite dans l’air du soir, puis assura de nouveau sa prise sur la ligne et s’arrangea comme il put, se débrouillant pour s’allonger contre le plat-bord pour que le bateau ait sa part de la traction, et partage avec lui.

J’apprends comment le faire, pensa-t-il. Enfin, cette partie-là. Puis se souvint qu’il n’avait rien mangé depuis qu’il avait pêché ce thon gardé comme appât, et qu’il avait besoin de se nourrir. J’ai mangé le thon en entier, demain je mangerai le coryphène. Il l’appelait dorado. Peut-être que je devrais en manger un morceau quand je le viderai. Ce sera plus difficile à manger que la bonite. Mais ici rien n’est facile.

— Tu vas comment, le poisson, demanda-t-il à voix haute. Moi je me sens bien, ma main gauche va mieux, j’ai de quoi manger pour cette nuit et demain. Tire mon bateau, le poisson.

Il ne se sentait pas si bien que cela, la douleur due à la corde en travers de son dos avait dépassé la simple douleur, était devenue un engourdissement dont il se méfiait. Mais j’ai traversé des choses bien pires, pensait-il. Ma main est seulement coupée et la crampe est partie de l’autre. Mes jambes vont bien. Et maintenant j’ai un avantage sur lui dans comment se nourrir.

Maintenant il faisait noir, parce qu’en septembre il fait vite noir quand le soleil se couche. Il était allongé contre le plat-bord de la proue et se reposait comme il pouvait. Il ne connaissait pas le nom de Rigel, mais la voyait et savait que toutes les étoiles seraient bientôt visibles et qu’elles seraient ses amies.

— Le poisson aussi est mon ami, dit-il à voix haute. Je n’ai jamais vu ni jamais entendu parler d’un poisson pareil. Mais je dois le tuer. Je suis heureux qu’on n’ait pas essayé de tuer les étoiles.

Imagine que chaque jour un homme se mette dans la tête d’aller tuer la lune, pensa-t-il. Ou imagine qu’un homme un jour décide d’aller tuer le soleil ? On a encore de la chance, pensa-t-il.

Et il était désolé pour le grand poisson qui n’avait rien à manger, et sa détermination à le tuer n’affaiblissait en rien son chagrin pour lui. Combien de personnes il va nourrir, se demanda-t-il. Est-ce qu’elles se sentiront coupables de le manger ? Non, bien sûr que non. Il n’y a personne qui se sentirait coupable de le manger à cause de son comportement et de sa haute dignité.

Je ne comprends pas ces choses, pensa-t-il. Mais c’est mieux qu’on ne soit pas tenté de tuer le soleil ou la lune ou les étoiles. C’est assez de vivre sur la mer et d’avoir à tuer nos vrais frères.

Maintenant, pensa-t-il, je dois penser à la traîne. Ça a des risques et des avantages. Je peux perdre tant de ligne, que je le perdrai lui, et s’il maintient son effort et que les avirons augmentent la traîne, le bateau lui semblera moins léger. Sa légèreté augmente notre souffrance à tous les deux, mais c’est ma sécurité, qu’il n’ait pas poussé sa vitesse comme il l’aurait pu. N’importe quoi qu’il se passe, je dois vider le coryphène avant qu’il pourrisse, et en manger un bout pour prendre de la force.

Et me reposer une heure de plus et vérifier qu’il est solide et régulier avant que je reparte à la poupe faire ce que j’ai décidé. En même temps, je peux juger de comment il agit, et s’il change. Les avirons c’est un bon truc ; mais là où j’en suis je dois d’abord jouer la sécurité. Il continue d’être calme et j’ai vu que l’hameçon était planté au coin de sa gueule et qu’il la gardait fermé serrée. La punition de l’hameçon ce n’est rien. La punition de la faim, c’est quelque chose qu’il ne peut comprendre, voilà l’important. Repose-toi maintenant, le vieux, laisse-le travailler en attendant que ce soit ton tour.

Il se reposa pendant deux heures environ, à ce qu’il en crut. La lune ne se levait pas avant la moitié de la nuit, et il n’avait rien pour juger du temps passé. Ni s’il s’était vraiment reposé, sinon comparativement. Il supportait continuellement la traction du poisson en travers des épaules, mais il se retenait de la main gauche au tolet et faisait passer la plus grande part de la résistance au bateau lui-même.

Comme ce serait simple si je pouvais replier la ligne plus vite, pensa-t-il. Mais de la moindre secousse, il pourrait casser. Je dois amortir la tension de la ligne de mon propre corps et être prêt chaque fois à lâcher de la ligne de mes deux mains.

— Mais tu n’as pas dormi, le vieux, dit-il fort. Voilà un jour et une nuit et maintenant un autre jour que tu n’as pas dormi. Tu dois inventer un moyen de dormir un peu, tant qu’il est calme et régulier. Si tu ne dors pas, tu n’auras plus la tête claire.

J’ai la tête assez claire, pensa-t-il. Trop claire. Je suis aussi clair que les étoiles qui sont mes frères et sœurs. Pourtant je dois dormir. Elles, elles dorment et la lune et le soleil dorment et même l’océan dort parfois, certains jours, quand il n’y pas de courant et calme plat.

Tu dois te souvenir qu’il faut que tu dormes, pensa-t-il. Débrouille-toi pour y arriver et invente un moyen simple et sûr pour la ligne. Et maintenant retourne à l’arrière et arrange le coryphène. C’est trop dangereux de laisser les avirons à la traîne si tu es endormi.

Je peux tenir même sans dormir, se dit-il à lui-même. Mais ce serait trop dangereux.

Il commença à ramper vers la poupe, sur ses mains et genoux, attentif à ne pas faire sentir de secousse au poisson. Il doit être lui-même moitié endormi, pensa-t-il. Mais je ne veux pas lui permettre de se reposer. Il doit tirer jusqu’à ce qu’il en meure.

Une fois à la poupe, il se tourna pour assurer la tension de sa main gauche, en travers de ses épaules, et sortit son couteau de son étui avec sa main droite. Les étoiles brillaient fort, maintenant, et il voyait distinctement le coryphène, quand il lui enfonça la lame de son couteau dans la tête et l’attira en dehors de la poupe. Il posa un de ses pieds sur le poisson et le fendit d’un geste des ouïes jusqu’au bas de sa mâchoire. Puis il retourna le couteau et l’éviscéra de la main droite, le récurant proprement et vidant les entrailles. Il sentait sa gueule lourde et glissante dans sa main et il la coupa aussi. Il y avait deux poissons volants dedans. Ils étaient frais et fermes et il les vida puis jeta entrailles et têtes par-dessus bord. Elles s’enfoncèrent, laissant une trace phosphorescente dans l’eau. Le coryphène était froid, d’un gris-blanc lépreux désormais à la lumière des étoiles, et le vieil homme lui dépiauta un des flancs en maintenant son pied droit sur sa tête. Puis il le retourna et dépiauta l’autre flanc, détachant les chairs de la tête jusqu’à la queue.

Il lança la carcasse par-dessus bord et vérifia qu’il n’y avait pas de remous à la surface. Mais il y avait seulement la lueur de la carcasse qui s’enfonçait. Il se retourna, mit les deux poissons volants à l’intérieur des deux filets du coryphène, et, repliant son couteau dans son étui, il revint lentement à la proue. Son dos était courbé par le poids de la ligne, et il portait les poissons dans sa main droite.

De retour à la proue, il posa les deux filets du poisson sur le bois, avec les poissons volants à côté. Alors, il installa la ligne sur ses épaules dans une autre position, et la retint de nouveau avec la main gauche poussant sur le tolet. Puis il se pencha de côté, lava un des poissons-volants dans l’eau, notant la vitesse de l’eau contre sa main. Sa main était phosphorescente tandis qu’il lavait le poisson, et il voyait l’eau s’y écouler. Le courant était moins fort, et comme il frottait le dos de sa main contre la coque, des particules de phosphore s’en détachaient et dérivaient lentement vers l’est.

— Soit il se fatigue, soit il se repose, dit le vieil homme. Maintenant, je dois manger ce coryphène et me reposer, dormir si je peux.

Sous les étoiles, tandis que la nuit fraîchissait lentement, il mangea la première moitié d’un des filets du coryphène et un des poissons volants, étripé et la tête enlevée.

— Comme c’est bon, le coryphène, quand on le mange cuit, et comme c’est misérable cru. Je ne partirai plus jamais dans un bateau sans emporter du sel et des citrons.

Si j’avais eu de la cervelle, j’aurais mouillé la proue avec de l’eau de mer, ça aurait séché toute la journée et j’aurais eu du sel, pensa-t-il. Mais je n’ai attrapé le coryphène qu’au crépuscule. N’importe, ça manquait de préparation. Mais je l’ai mangé tout aussi bien et je n’ai pas la nausée.

À l’est le ciel se faisait nuageux, et l’une après l’autre les étoiles qu’il connaissait disparurent. On aurait dit maintenant qu’ils avançaient dans un grand canyon de nuages, et le vent était retombé.

— On aura du mauvais temps d’ici trois ou quatre jours, dit-il. Mais ni aujourd’hui ni demain. Installe-toi pour dormir un peu, le vieux, pendant que le poisson est stable et calme.

Il tenait la ligne serrée dans sa main droite et poussa sa cuisse contre sa main droite, se laissant porter de tout son poids contre le plat-bord de la proue. Puis il poussa la ligne un peu plus bas sur ses épaules et l’enroula de son bras gauche.

Ma main droite pourra la tenir aussi longtemps que j’en serai enlacé, pensa-t-il. Si elle se relâche dans la nuit, ma main gauche me réveillera quand la ligne filera. C’est dur pour la main droite. Mais elle est habituée à ces punitions. Même si je dors vingt minutes ou une demi-heure c’est bien. Il se laissa tomber vers l’avant, s’appuyant lui-même sur la ligne de tout son corps, pesant de tout son poids sur sa main droite, et déjà il dormait.

Il ne rêva pas de lions, mais, au lieu de ça, d’un vaste banc de marsouins qui s’étirait sur huit à dix miles et c’était le moment des amours et ils sautaient haut dans les airs et rentraient par le même trou qu’ils avaient fait à la surface en sautant.

Puis il rêva qu’il était au village dans son lit, le vent soufflait du nord et il avait très froid et sa main droite était engourdie parce que sa tête reposait sur elle au lieu d’un oreiller.

Après, il commença à rêver d’une longue plage jaune et il vit le premier des lions y descendre dans l’obscurité naissante, puis les autres lions surgirent, et lui les regardait, le menton sur le bois de la proue, son bateau à l’ancre avec cette petite brise qui le soir vient du large et il attendait de voir surgir d’autres lions et il était heureux.

La lune était levée depuis longtemps, mais il dormait toujours, et toujours le poisson tirait régulièrement et le bateau avançait dans le tunnel des nuages.

Il s’éveilla quand une secousse de son poing droit lui revint dans le visage, la ligne défilant à le brûler le long de sa main droite. Il ne sentait rien à sa main gauche, mais il commença de freiner tout ce qu’il put de la droite, et la ligne continuait de filer. Finalement, la main gauche attrapa elle aussi la ligne, il se pencha en arrière pour la contrer et maintenant cela brûlait aussi son dos et sa main gauche, et sa main gauche absorbait toute la tension, cela coupait et faisait mal. Il vérifia derrière lui les bobines de réserve, mais elles se dévidaient doucement. Le poisson sauta à ce moment-là, dans une grande éclaboussure de l’océan, et retomba lourdement. Alors il sauta encore et encore et le bateau filait vite même si la ligne continuait de filer et le vieil homme contrôlait la tension juste sous le point de rupture, la retendant à nouveau jusqu’au point de rupture encore et encore. Il était tombé sur la proue, la figure en plein dans le filet du coryphène, et plus possible de bouger.

C’est ce qu’il attendait, pensa-t-il. Maintenant on va le prendre.

Je vais le faire payer pour la ligne, pensa-t-il. Je vais le faire payer.

Il ne pouvait pas voir le poisson sauter, mais il entendait le souffle de l’océan et les lourdes éclaboussures quand il retombait. La vitesse de la ligne lui coupait les mains, mais il avait toujours su qu’il y aurait ce moment et il essayait de garder les zones de coupure sur les parties les plus calleuses, et ne pas laisser glisser la ligne dans le fond de la paume ni couper les doigts.

Si le gamin avait été là, il aurait arrosé les bobines de réserve, pensa-t-il. Oui. Si le gamin avait été là. Si le gamin avait été là.

La ligne continuait de filer encore et encore, mais ralentissait maintenant et il faisait payer au poisson chaque pouce qu’il lui concédait.

Il avait pu se dégager du plat-bord et s’enlever le visage des tranches de coryphène qu’il avait écrasées. Puis s’agenouiller, enfin se relever lentement sur ses pieds. Il cédait toujours de la ligne, mais de plus en plus lentement. Il recula jusqu’à l’endroit où il pouvait sentir de ses pieds les bobines de réserve, faute de les voir. Il lui restait une grande quantité de ligne et maintenant le poisson devait tirer en outre la friction de toute cette ligne dévidée à travers l’eau.

Oui, pensa-t-il. Et maintenant qu’il avait sauté plus d’une douzaine de fois et rempli d’air ces sacs de son dos, il ne pourrait plus descendre mourir au fond, où je ne pourrais pas le récupérer. Il va commencer à tourner en rond dans un moment, et moi je commencerai à le travailler. Qu’est-ce qui a bien pu le décider d’un seul coup. Peut-être la faim, qui l’a rendu désespéré, ou bien la peur de quelque chose dans la nuit ? Peut-être que soudain il a eu peur. Mais il était si calme, un poisson aussi fort, qui semblait hors d’atteinte de la peur, et si confiant. C’est bizarre.

— Tu ferais mieux d’être hors d’atteinte de la peur et plus confiant toi-même, le vieux, dit-il. Tu le tiens de nouveau, mais tu ne peux rien regagner en ligne. Il va se mettre à tourner en rond.

Le vieil homme le retenait de sa main gauche et des épaules, et piochait de l’eau de la main droite qu’il s’envoyait sur le visage pour enlever les morceaux de viande de coryphène. Il eut peur que cela lui donne la nausée et qu’il soit obligé de vomir et perdre sa force. Une fois qu’il eut le visage propre, il se lava la main droite sur le côté et la laissa tremper dans l’eau salée quand il surprit la première lueur d’avant le lever du soleil. Il nous a tiré plein est, pensa-t-il. Ça veut dire qu’il est fatigué et qu’il suit le courant. Bientôt il va devoir se mettre à tourner en rond. C’est là qu’on va commencer le vrai boulot.

Quand il eut jugé que sa main droite était restée assez longtemps dans l’eau, il la sortit et la regarda.

— Ç’aurait pu être pire, dit-il. Et un homme ne craint pas d’avoir mal.

Il retenait la ligne avec précaution pour ne pas qu’elle s’embrouille avec les bobines de réserve, et se balança de tout son poids pour pouvoir tremper sa main gauche de l’autre côté du canot.

— Tu ne t’es pas débrouillée si mal, pour une bonne à rien, dit-il à sa main gauche. Mais il y eut un moment où tu avais disparu.

Pourquoi je ne suis pas né avec deux mains égales, pensa-t-il. Peut-être que c’est de ma faute, et de ne pas l’avoir entraînée comme il fallait. Mais Dieu sait qu’elle a eu assez d’occasions d’apprendre. Elle ne s’est pas si mal débrouillée cette nuit, pourtant, une seule fois elle a repris cette crampe. Si la crampe revient, laisse la ligne la couper.

Quand il pensa cela, il sut qu’il n’avait pas la tête bien claire et il pensa qu’il devrait remanger un peu plus du coryphène. Mais je ne peux pas, se dit-il à lui-même. C’est mieux de garder la tête fraîche, que de perdre ta force en vomissant. Et je sais que je ne pourrais pas m’en empêcher, maintenant que je suis tombé la figure dedans. Je le garde en secours si ça tourne mal. Et puis trop tard maintenant pour augmenter sa force par la nourriture. T’es qu’un idiot, se dit-il à lui-même. Mange l’autre poisson volant.

Il était là, propre et tout prêt, il l’attrapa de sa main gauche et le mâcha lentement, arrêtes comprises, le mangeant en entier jusqu’à la queue.

C’est plus nourrissant que n’importe quel autre poisson, pensa-t-il. Juste le genre de force que j’ai besoin. Maintenant, j’ai fait ce que j’ai pu, pensa-t-il. Qu’il commence à tourner en rond, et on commencera le combat.

partie 1 _ 2 _ 3

responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne 23 avril 2013 et dernière modification le 25 juillet 2017
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