Hemingway | Le vieil homme et la mer, 3/3

une retraduction strictement personnelle, en chantier ouvert


partie 1 _ 2 _ 3

 

Le vieil homme et la mer, partie 3


Le soleil se levait pour la troisième fois depuis qu’il était parti en mer, quand le poisson commença ses cercles.

Il ne pouvait pas le savoir à l’inclinaison de la ligne, que le poisson tournait. C’était trop tôt pour ça. Mais il ressentit un faible relâchement de pression de la ligne, et il commença à tirer doucement de la main droite. Elle se durcit, comme d’habitude, mais quand elle atteignit le point où elle pourrait casser, à nouveau la ligne commença à lui revenir. Il fit glisser ses épaules et sa tête de sous la ligne et commença à la tirer régulièrement et souplement. Il utilisait ses deux mains, dans un mouvement de balancier, essayant de tirer autant qu’il le pouvait avec son torse et ses jambes. Ses vieilles jambes et ses vieilles épaules pivotaient à mesure qu’il les balançait en tirant.

— C’est un très grand cercle, dit-il. Mais au moins c’est un cercle.

Et puis la ligne cessa de revenir, et il la retint jusqu’à apercevoir les gouttes qui en tombaient à la lumière du jour. Puis il lui fallut en relâcher et le vieil homme se mit sur ses genoux et en redonna à contre-cœur aux eaux sombres.

— Il est dans la partie extérieure de son cercle, tout de suite, dit-il. Je dois retenir tant que je peux, pensa-t-il. La tension diminuera son cercle à chaque fois. Peut-être que d’ici une heure je le verrai. D’abord je dois le réduire, ensuite je dois le tuer.

Mais le poisson continuait à tourner en rond lentement et deux heures plus tard le vieil homme était trempé de sueur et fatigué jusqu’aux os. Les cercles étaient bien plus courts maintenant, et à l’inclinaison de la ligne il savait que le poisson s’était régulièrement élevé en nageant.

Pendant une heure, le vieil homme vit des taches noires devant ses yeux, et la sueur lui salait les yeux, et dévorait les coupures qu’il avait sur les yeux et au front. Il n’avait pas peur des taches noires. Elles étaient normales, vu la tension avec laquelle il retenait et reprenait la ligne. Deux fois, cependant, il eut un coup de faiblesse et de vertiges qui l’avaient inquiété.

— Je ne peux pas échouer de ma faute et mourir avec un poisson comme celui-ci, dit-il. Maintenant que j’ai réussi à l’amener si bien, Dieu m’aide à supporter. Je dirai une centaine de Notre Père et une centaine de Je vous salue Marie. Mais je ne peux pas les dire là tout de suite.

C’est comme si je les avais dits, pensa-t-il. Je les dirai plus tard.

Alors survint un claquement soudain qui balança la ligne qu’il tenait de ses deux mains. C’était coupant, lourd, raidi.

Il cogne le bas de ligne en cuivre avec son éperon, pensa-t-il. Il fallait que ça arrive. Il avait à le faire. Ça va encore le faire sauter et j’aurais préféré qu’il continue ses cercles, maintenant. Il a besoin de sauter pour prendre de l’air. Mais après ça, chaque saut peut élargir la blessure et il peut recracher l’hameçon.

— Ne saute pas, le poisson. Ne saute pas.

Le poisson s’escrima contre le bas de ligne plusieurs fois encore et chaque fois qu’il secouait la tête le vieil homme lâchait un peu de ligne.

Je dois limiter la douleur qu’il ressent, pensa-t-il. La mienne ne compte pas. Je peux contrôler la mienne. Mais la douleur peut le faire devenir fou.

Après un moment, le poisson arrêta de mordre le bas de ligne et commença à tourner en rond lentement de nouveau. Le vieil homme regagnait de la ligne régulièrement maintenant. Mais il se sentait faible à nouveau. Il puisa un peu d’eau de mer de sa main gauche et se la versa sur la tête. Il recommença et s’en frotta aussi l’arrière de son cou.

— Je n’ai pas de crampes, dit-il. Bientôt il sera prêt et je pourrai en finir. Tu dois en finir. N’en parle même pas.

Il s’agenouilla à nouveau contre la proue et, pendant un moment, glissa de nouveau la ligne sur son dos. Je me repose pendant qu’il est sur l’extérieur du cercle, et je me relève et regagne de la ligne quand il revient vers moi, décida-t-il.

Il eut une forte envie de se reposer contre le plat-bord et de laisser le poisson faire un de ses cercles sans chercher à regagner de la ligne. Mais quand la tension montra que le poisson revenait vers le bateau, le vieil homme se remit sur ses pieds et recommença son mouvement de balancier et de torsion pour tirer toute la ligne qu’il pouvait.

Je suis plus fatigué que jamais j’ai été, pensa-t-il, et maintenant voilà l’alizé qui lève. Mais ce sera bien quand je l’aurai attrapé. J’en ai vraiment besoin.

— Je me reposerai au prochain tour qu’il fera, quand il s’éloignera, dit-il. Je me sens déjà mieux. Ensuite, encore un ou deux tours et je l’aurai.

Son chapeau de paille était repoussé sur l’arrière de sa tête, et il tomba dans le fond du bateau quand il reprit la ligne lorsque le poisson revint.

C’est toi qui travailles, maintenant, le poisson, pensa-t-il. Je t’attraperai quand tu tourneras.

La mer avait considérablement grossi. Mais c’était une brise de belle mer et ça l’arrangeait pour le retour.

— J’aurai juste à piquer sud-ouest, dit-il. Un homme n’est jamais perdu sur la mer, et c’est une île en longueur.

C’est lors du troisième tour qu’il commença à voir le poisson.

Il vit d’abord une ombre très sombre qui prit si longtemps pour passer sous son bateau qu’il ne put en croire la longueur.

— Non, dit-il. Il ne peut pas être gros comme ça ?

Mais il était aussi gros que ça et lorsqu’à la fin du cercle il émergea à la surface à même pas trente mètres du bateau, il vit sa queue sortir de l’eau. Elle était plus haute qu’une grande lame de faux, et d’un bleu lavande au-dessus du bleu sombre de l’eau. Elle le suivait pendant qu’il nageait juste sous la surface et le vieil homme distinguait maintenant son énorme volume, et les rayures mauves qui le zébraient. Il avait replié son épine dorsale, mais les nageoires pectorales étaient largement déployées.

Dans ce tour-ci, le vieil homme distingua aussi l’œil du poisson, et les deux poissons-pilotes gris qui nageaient auprès de lui. Parfois ils s’attachent directement au poisson. Parfois ils s’y cramponnent. Parfois ils se contentent de nager dans son ombre. Ils avaient chacun plus de trois pieds de long et quand ils nageaient leurs corps ondulaient comme des anguilles.

Le vieux était en sueur maintenant, mais de bien autre chose que le soleil. À chaque tour très calme que faisait le poisson, il regagnait de la ligne, et il était sûr qu’en deux tours de plus il commencerait à pouvoir le harponner.

Mais pour ça je dois le tenir près, près, près, pensa-t-il. Faut pas que je vise la tête. Faut que je vise le cœur.

— Sois calme, sois fort, le vieux, dit-il.

Le tour suivant, le dos du poisson émergea mais il était encore trop loin du bateau. Le tour suivant, il était encore trop loin, mais il était plus haut sur la surface, et le vieil homme était sûr qu’en regagnant un peu de ligne il l’aurait à sa portée.

Il avait équipé son harpon depuis bien longtemps, et sa bobine de corde fine était lovée dans un panier rond, l’autre extrémité accrochée au taquet de proue.

Le poisson se rapprochait en tournant, tellement calme et tellement beau, et il n’y avait que sa queue qui remuait. Le vieil homme tirait tout ce qu’il pouvait pour le rapprocher encore. Pendant un moment le poisson se retourna sur le flanc. Puis il se redressa et commença un nouveau cercle.

— Je l’ai rapproché, dit le vieil homme, je l’ai forcé à se rapprocher.

Il se sentit encore pris de faiblesse, mais il tirait le grand poisson de toute la force qu’il avait. Je le tiens, pensait-il. Peut-être que cette fois je vais l’avoir. Tirez, les mains, pensa-t-il. Tenez bon, les jambes. Continue pour moi, la tête. Continue. Ne lâche pas. Cette fois je vais l’avoir.

Mais il eut beau tirer de toutes ses forces, commençant bien avant que le poisson se soit rapproché de son bord, s’arc-boutant sur la ligne, le poisson résistait de son côté, se redressa et s’écarta.

— Poisson, dit le vieux, de toute façon tu vas mourir. Tu veux que je meure aussi ?

De cette façon-là on n’y arrivera pas, pensa-t-il. Il avait la bouche trop sèche pour parler et ne pouvait plus attraper l’eau. Je dois l’amener au bord ce coup-ci, pensa-t-il. S’il faut d’autres tours je ne tiendrai pas. Oui tu tiendras, se répondit-il à lui-même. Tu tiendras jusqu’au bout.

Le tour suivant, il réussit presque. Mais à nouveau le poisson s’écarta et repartit lentement en nageant.

Tu vas me tuer, le poisson, pensa le vieil homme. Mais tu as le droit. Jamais je n’en ai vu un plus grand, ni un plus beau, ou un plus calme, ou quelque chose de plus noble que toi, frère. Viens et tue-moi. Ça m’est égal qui tue qui.

Là tu as la tête qui déraille, pensa-t-il. Tu dois garder les pensées claires. Garde ta tête au frais et apprends à souffrir comme un homme. Ou un poisson, pensa-t-il.

— Ne déraille plus, la tête, dit-il d’une voix qui pouvait à peine se faire entendre. Ne déraille plus.

Deux fois encore il en fut de même avec les cercles.

Je ne sais pas, pensa le vieil homme. Il avait été sur le point de s’évanouir à chaque fois. Je ne sais pas. Mais je dois essayer une fois de plus.

Il essaya une fois de plus et il se sentit s’évanouir quand il contraignit le poisson à se rapprocher. Mais le poisson se redressa et s’enfuit à nouveau lentement, sa grande queue battant en l’air.

Je dois essayer encore, se promit le vieil homme, même si ses mains étaient en bouillie et qu’il n’y voyait plus que par flashes.

Il essaya encore, et ce fut encore la même chose. Aussi il pensa, et ses gestes s’accomplissaient avant même qu’il en décide : je dois tenter encore une fois.

Il ramassa toute sa douleur et ce qui lui restait de force et tout l’amour-propre qu’il avait oublié depuis longtemps, et les banda contre l’agonie du poisson et le poisson vint lentement contre son bord, nageant lentement contre le bord, le bec frottant presque les planches du canot qu’il commença à longer, massif, sauvage, argenté, zébré de mauve et dans l’eau paraissant interminable.

Le vieil homme lâcha la ligne, y posa le pied, souleva le harpon du plus haut qu’il put et le lança vers le bas de toute cette force ramassée, le projeta dans le flanc du poisson juste derrière la grande nageoire pectorale qui s’élevait dans l’air presque à la hauteur de sa poitrine à lui. Il sentit le fer s’enfoncer et l’enfonça plus loin, puis pesa de tout son poids sur lui.

Alors le poisson eut un soubresaut de vie, avec la mort en lui, et s’éleva haut sur la mer, déployant toute son immense longueur, sa puissance massive et sa beauté. Il sembla suspendu en l’air au-dessus du vieil homme dans son canot. Puis il retomba dans la mer dans un écrasement qui renvoya son écume sur le vieux et remplit son canot.

Le vieil homme se sentait sans plus aucune force, et malade, et n’y voyant plus rien. Mais il démêla la ligne du harpon et la laissa se dérouler lentement le long de ses mains nues, et quand il vit à nouveau, il vit que le poisson était sur le dos et son ventre argenté en haut. La hampe du harpon se détachant en angle de son flanc et la mer se colorait en rouge du sang qui coulait de son cœur. Puis cela s’étala comme un nuage. Le poisson semblait d’argent, au repos, ballotté par les vagues.

Le vieil homme tâchait de s’y repérer dans les éclairs de vision qui lui restaient. Puis il assura à deux tours la ligne du harpon sur le taquet de la proue et se passa le visage sur les deux mains.

— Je dois garder la tête claire, dit-il, le front sur le bois. Je suis un vieux bonhomme à bout de force. Mais j’ai tué ce poisson qui est mon frère et maintenant je dois faire le reste du travail.

Maintenant je dois préparer de quoi l’arrimer et la corde pour le fixer au bateau, pensa-t-il. Même si on était deux et qu’on balançait tout à l’eau et qu’on le chargeait, le bateau ne le supporterait pas et coulerait. Je dois tout préparer, puis l’amener contre-bord, gréer le mât et la voile puis revenir.

Il commença à tirer le poisson vers lui pour le coller au bateau, de façon à passer une corde dans les ouïes qui ressorte par la gueule, et lui appliquer la tête contre la proue. Je veux le voir, pensa-t-il, je veux le toucher, je veux le sentir. Il est mon porte-bonheur, pensa-t-il. Mais ce n’est pas pour ça que je veux le sentir. Je crois que j’ai senti son cœur, pensa-t-il. Quand j’ai poussé sur la hampe du harpon la seconde fois. Amène-le près maintenant et attache-le, fixe le nœud à sa queue et un autre sur le milieu pour l’assurer au canot.

— Mets-toi donc au boulot, le vieux, dit-il. Il but un tout petit peu d’eau. C’est du boulot d’esclave, ce qui reste à faire, maintenant que le combat est fini.

Il regarda d’abord le ciel, puis son poisson. Il surveillait constamment le soleil. Il ne doit pas être beaucoup plus de midi, pensa-t-il. Et l’alizé se lève. Les lignes plus la peine de s’en occuper. Le gamin et moi on fera les épissures au retour, à la maison.

— Viens par là, le poisson, dit-il. Mais le poisson ne venait pas. Au lieu de ça, il restait à ballotter dans les vagues et c’est le canot du vieux qui s’en rapprochait quand il tirait.

Même quand il l’eut rejoint et qu’il eut la tête du poisson contre sa proue, il ne put en croire sa taille. Mais il détacha la corde du harpon, la passa à travers les ouïes du poisson puis dans sa gueule, fit un nœud mort autour de son éperon, puis repassa la corde à travers l’autre ouïe, fit un autre nœud autour du bec inférieur, assura ses nœuds et la bloqua à nouveau dans le taquet de la proue. Il coupa la corde qui restait et partit à la poupe assurer la queue. Le poisson virait au gris argenté, puis cet argent mauve originel, et les zébrures étaient devenues de la même couleur violet pâle que la queue. Elles étaient plus larges qu’une main d’homme aux doigts étalés, et l’œil du poisson semblait une pièce rapportée, comme les miroirs dans un périscope ou un saint dans une procession.

— C’était la seule façon de le tuer, dit le vieil homme. Il se sentait mieux d’avoir bu un peu d’eau et il savait qu’il s’en sortait sauf, et que sa tête était claire. Il fait plus de quinze cents livres, de la façon qu’il est, pensa-t-il. Peut-être encore plus. Et si on en prépare les deux tiers à trente cents la livre ?

— Il me faudrait un crayon pour ça, dit-il. Ma tête n’est pas encore si claire. Mais je crois que le grand DiMaggio serait fier de moi aujourd’hui. Je n’ai pas de calcifications. Mais les mains et la peau du dos ne valent pas mieux.

Je me demande ce que c’est, ces calcifications, pensa-t-il. Peut-être que nous aussi on en a sans le savoir.

Il arrima serré le poisson à la proue, à la poupe, et par le milieu au banc de nage. Il était si gros que c’était comme d’arrimer son canot à un bateau bien plus gros. Il coupa un morceau de ligne et fixa la mâchoire inférieure du bec à l’éperon pour que la bouche ne s’ouvre pas et qu’ils puissent naviguer le mieux possible. Puis il gréa son mât, vissa la bôme, hissa sa voile, l’étarqua avec la gaffe et le bateau commença de se mouvoir tandis qu’à moitié couché à la poupe, il le poussa sud-ouest.

Et pas besoin de compas pour lui dire où était le sud-ouest. Il n’avait besoin que de la sensation de l’alizé et du gonflement de la voile. Je devrais mettre une petite ligne avec une cuillère et essayer d’avoir quelque chose à manger, et boire la rosée. Mais il ne put trouver de cuillère et ses sardines avaient pourri. Alors il souleva un paquet de sargasses jaunes avec la gaffe quand il en longea et les secoua pour en faire tomber les minuscules crevettes sur le fond du bateau. Il y en avait plus d’une douzaine qui sautaient et gigotaient comme des puces de sable. Le vieux leur coinçait la tête entre pouce et index et l’arrachait puis mangeait le reste avec la coque et la queue. Elles étaient toutes petites, mais il savait qu’elles nourrissaient et ça avait bon goût.

Il lui restait l’équivalent de deux verres d’eau au fond de la bouteille et il en prit la moitié d’un après avoir mangé les crevettes. Le canot avançait bien, compte tenu du handicap, et il gouvernait la barre sous son bras. Il pouvait voir le poisson et n’avait qu’à regarder ses mains et sentir à nouveau son dos contre la poupe, pour se souvenir que tout cela était vraiment arrivé et n’était pas un rêve. Certain moment, quand il se sentait si mal et si près de la fin, il avait pensé que peut-être c’était un rêve. Puis, quand il avait vu le poisson sortir de l’eau et se suspendre sans mouvement dans le ciel avant de retomber, il était sûr que c’était d’une telle étrangeté qu’il ne pourrait arriver à y croire. À ce moment-là il n’y voyait presque plus, alors que maintenant il y voyait aussi bien qu’il avait toujours vu.

Maintenant il savait qu’il y avait le poisson, et que ce qui était arrivé à ses mains et son dos n’était pas un rêve. Les mains guérissent vite, pensa-t-il. Je les ai usées jusqu’au sang, mais l’eau salée aidera à ce qu’elles cicatrisent. L’eau sombre du golfe est le meilleur cicatrisant qui existe. Tout ce que je dois faire c’est garder la tête claire. Les mains ont fait leur travail et là on navigue bien. Avec sa gueule cousue et sa queue droit levée on navigue comme deux frères. Alors sa tête recommença à dérailler et il pensa : est-ce que c’est lui qui m’emporte, ou moi qui l’emporte ? Si je le remorquai par l’arrière, ça ne poserait pas question. Mais ils naviguaient ensemble, attachés côte à côte, et que ce soit lui qui m’emmène si c’est ça qui lui convient, pensait le vieil homme. J’ai juste un peu plus de ruse que lui et il ne me veut pas de mal.

Ils naviguaient bien, et le vieil homme laissait tremper ses mains dans l’eau salée et essayait de garder la tête claire. Il y avait de hauts cumulus, et assez de cirrus au-dessus d’eux pour qu’il sache que la brise durerait toute la nuit. Et tout le temps le vieil homme regardait le poisson, pour être sûr que c’était vrai. C’était une heure avant que le premier requin les attaque.

Le requin n’était pas un accident. Il avait depuis surgi depuis très profond dans les eaux, à mesure que le nuage de sang sombre s’y était répandu et s’était dispersé dans les deux mille mètres de profondeur de la mer. Il était arrivé si vite et dans une telle absence de précaution qu’il surgit de la surface bleue des eaux en plein soleil. Puis il retomba dans la mer et reprit la piste de l’odeur, nageant droit dans la direction que le canot et le poisson avaient prise.

Parfois il perdait la piste. Mais il la retrouvait, peut-être seulement à partir d’un rien, et nageait ferme, et rapidement, dans le sillage. C’était un très gros requin mako bâti pour nager aussi vite que le poisson le plus rapide, et tout ce qui le concernait était magnifique, hors les mâchoires. Son dos était aussi bleu que l’éperon du poisson, et son ventre d’argent, et son cuir était souple et gracieux. Il était bâti comme un espadon, sauf ces gigantesques mâchoires qu’il tenait fermé serrées maintenant qu’il nageait vite, juste sous la surface, avec sa haute nageoire dorsale coupant fin la surface sans laisser de sillage. Sous les deux lèvres serrées de ses mâchoires, huit rangées de dents inclinées vers le dedans. Non pas les dents ordinaires en forme de pyramide de la plupart des requins. Mais la forme de doigts d’hommes, quand ils se crispent comme des pinces. Elles étaient quasiment aussi longues que les doigts du vieil homme et leurs arêtes des deux côtés aiguisées comme des lames de rasoir. C’était un poisson bâti pour se nourrir de tous les poissons de la terre, et si rapide, si fort, si bien armé qu’il n’avait pas d’autre ennemi. Et maintenant il accélérait parce qu’il sentait la piste toute fraîche et sa fine arête triangulaire fendait la surface.

Quand le vieil homme le vit arriver, il sut que c’était un requin qui ne connaissait pas la peur et ferait exactement ce qu’il souhaitait faire. Il prépara le harpon et l’attacha rapidement à une ligne tout en surveillant l’arrivée du requin. La ligne était courte, parce que lui manquait ce dont il s’était servi pour attacher le poisson.

La tête du vieil homme était claire et saine maintenant, il était résolu et décidé, mais il avait peu d’espoir. C’était trop beau pour durer, pensa-t-il. Il regarda une nouvelle fois le poisson juste avant que le requin surgisse. Cela aurait aussi bien pu être un rêve, pensa-t-il. Je ne peux pas l’empêcher de m’attaquer, mais peut-être que je peux l’avoir. Dentuso, pensa-t-il. Que crève ta mère.

Le requin se rapprocha rapidement par l’arrière et quand il se jeta sur le poisson, le vieil homme vit sa gueule ouverte et ses yeux étranges et entendit le claquement des dents alors qu’il les planta dans la chair juste au-dessus de la queue. La tête du requin était hors de l’eau et son dos s’élevait aussi et le vieil homme entendait le bruit de sa peau et sa chair frottant sur son poisson quand il projeta le harpon dans la tête du requin, à l’endroit précis où la ligne entre ses yeux se croisait avec la ligne qui remontait de son nez. Il n’existait pas de telles lignes. Il n’y avait que la tête bleu sombre, les grands yeux et les dents faites pour cliqueter, mordre et avaler. Mais c’était l’endroit du cerveau et c’est là que le vieil homme frappa. Il le frappa avec ses mains barbouillées de sang agrippant le harpon de toute leur force. Il le frappa sans espoir, mais avec résolution et toute la haine qu’il recelait.

Le requin se retourna et le vieil homme vit que son œil était mort, puis il se retourna encore, s’enveloppant lui-même dans deux tours de la ligne. Le vieil homme savait que le requin était mort, mais qu’il ne l’acceptait pas. Alors, ventre à l’air, mais la queue battante et les dents cliquetantes, le requin laboura la mer comme aurait fait un hors-bord. Où sa queue battait l’eau était blanche, et les trois quarts de son corps étaient encore dégagés hors de l’eau quand la ligne se tendit, vibra puis cassa. Le requin resta inerte un instant à la surface, le vieil homme le regardant, puis il coula très lentement.

— Il m’en a bien pris quarante livres, dit le vieil homme à voix haute. Il m’a embarqué mon harpon et toute la corde, pensa-t-il, et maintenant mon poisson saigne de nouveau et il y en aura d’autres.

Il n’osait plus regarder le poisson maintenant qu’il avait été mutilé. Quand le poisson avait été mordu il lui avait semblé être mordu lui-même.

Mais j’ai tué le requin qui a attaqué mon poisson, pensa-t-il. Et c’était le plus grand dentuso que j’ai jamais vu. Et Dieu sait que j’en ai vu de gros.

C’était trop beau pour durer, pensa-t-il. Je préférerais que ce soit un rêve et que je n’aie jamais ferré ce poisson et que je sois tout seul dans mon lit sur les vieux journaux.

— Mais l’homme n’est pas fait pour la défaite, dit-il. L’homme peut être détruit, mais pas vaincu. Je suis désolé d’avoir tué ce poisson, pensa-t-il. Maintenant les misères vont nous tomber dessus et je n’ai même plus mon harpon. Le dentuso est cruel, hardi, et puissant, et intelligent. Mais j’ai été plus intelligent que lui. Peut-être pas, pensa-t-il. Peut-être que simplement j’étais armé.

— Arrête de gamberger, le vieux, dit-il à voix haute. Redresse ta voile et prends ça comme ça vient.

Mais je dois penser, pensa-t-il. Parce que c’est tout ce qu’il me reste. Ça et le baseball. Je me demande ce qu’aurait pensé le grand DiMaggio de la façon dont je l’ai harponné dans le cerveau ? Ce n’était pas une chose spécialement difficile, il pensa. Mais est-ce que l’état de mes mains c’était un handicap aussi grand que ses calcifications ? Je ne peux pas savoir. Je n’ai jamais rien eu de travers dans les chevilles sauf cette piqûre d’une raie manta quand je nageais et que je ne l’avais pas vue, ça m’avait paralysé le bas de la jambe et c’était un mal insupportable.

— Pense à quelque chose de plus joyeux, le vieux, dit-il. À chaque minute tu es un peu plus près de chez toi. Et tu navigues moins lourd, avec quarante livres en moins.

Il savait très bien ce qui arrivait d’habitude quand il atteignait le bord inférieur du courant. Mais pour l’instant il n’y avait rien à faire.

— Si, il y a quelque chose à faire, dit-il à voix haute. Je peux arrimer mon couteau au manche d’un de mes avirons.

Et c’est ce qu’il fit, la barre toujours sous son bras et l’écoute de sa voile coincée sous son pied.

— Maintenant, dit-il, je suis toujours un vieux bonhomme. Mais je ne suis plus désarmé.

La brise avait fraîchi et il naviguait ferme. Il ne regardait que la partie avant du poisson, et un peu d’espoir revenait.

Ce serait idiot de perdre espoir, pensa-t-il. En même temps je crois que c’est un péché. Ne pense pas au péché, pensa-t-il. Tu as assez de problèmes maintenant sans rajouter le péché. Et de toute façon je n’y comprends rien.

Je n’y comprends rien, et je ne suis même pas sûr d’y croire. Peut-être que c’était un péché de tuer ce poisson. Je crois que c’en était un, même si c’était pour m’aider à vivre et nourrir bien d’autres gens. Mais alors tout est péché. Ne pense pas au péché. C’est bien trop tard pour ça et il y a des gens qui sont payés pour. Laisse-les eux penser à ça. Tu étais né pour être pêcheur et le poisson était né pour être poisson. San Pedro était un pêcheur et fut le père du grand DiMaggio.

Mais il aimait à penser à propos des choses où il était impliqué, et comme il n’avait rien ici à lire et qu’il n’avait pas de radio, il pensait beaucoup et continuait de penser à propos du péché. Tu ne tues pas un poisson seulement pour rester en vie ou en vendre la chair, pensait-il. Tu le tues parce que c’est une proie et parce que tu es un pêcheur. Tu l’as aimé quand il était en vie et tu l’as encore aimé ensuite. Si tu l’aimes, ce n’est pas un péché de le tuer. Ou bien c’est encore plus un péché ?

— Tu gamberges beaucoup trop, le vieux, dit-il à voix haute.

Mais tu as eu plaisir à tuer le dentuso, pensa-t-il. Il vit des poissons vivants comme toi tu le fais. Ce n’est pas un charognard, ni un estomac ambulant comme certains autres requins. Il est beau et noble, et ne connaît pas la peur.

— Je l’ai tué en état de self-defense, dit le vieil homme à voix haute, et je l’ai tué proprement.

Parallèlement à cela, pensa-t-il, tout être en tue un autre, de quelque façon que ce soit. Pêcher m’a tué autant que cela m’a gardé en vie. Le garçon m’aide à rester en vie, pensa-t-il. Je ne dois pas me déprécier moi-même autant.

Il se pencha sur le plat-bord et détacha un morceau de la chair du poisson là où le requin l’avait entamé. Il la mâcha et nota sa qualité et son goût. C’était ferme et juteux, comme de la viande, sauf que ce n’était pas rouge. Ce n’était pas du tout fibreux et il sut qu’il en tirerait le meilleur prix sur le marché. Mais il n’y avait aucun moyen de l’empêcher de laisser sa trace dans les eaux, et le vieil homme savait que le pire était à venir.

La brise continuait d’être régulière. Elle avait tourné légèrement nord-est et il sut que cela signifiait qu’elle ne retomberait pas. Le vieil homme regarda au-devant, mais il ne put voir aucune voile ni la coque ni le panache de fumée d’aucun bateau à moteur. Il n’y avait que les poissons volants à jaillir près de sa proue et retomber de l’autre côté, et les flaques de sargasses jaunes. Il ne pouvait même pas voir un oiseau.

Il avait navigué pendant deux heures, se reposant à la poupe et parfois mâchant un peu de la chair du marlin, se forçant à se reposer pour prendre des forces, quand il aperçut le premier des deux requins.

— Ay, dit-il à voix haute. Il n’y a pas de traduction pour ce mot, et peut-être qu’il s’agit seulement d’un bruit tel que l’homme peut en émettre, involontairement, sentant le clou qui lui traverse la main et s’enfonce dans le bois.

— Galanos, dit-il à voix haute. Il avait vu la seconde nageoire percer près de la première, et reconnut deux requins-marteau à leur nageoire triangulaire marron et au mouvement d’ondulation de leur queue. Ils avaient repéré la trace et étaient excités, et dans la stupidité et l’excitation de leur énorme faim ils ne cessaient de perdre et de retrouver la trace. Mais chaque fois d’un peu plus près.

Le vieil homme fixa l’écoute et bloqua la barre. Puis il prit l’aviron avec le couteau fixé au bout. Il le releva lentement parce que ses mains se rebellaient contre la douleur. Alors il les ouvrit et referma plusieurs fois pour les assouplir. Il les serra pour qu’elles sentent moins la douleur et, fermées, ne bronchent plus, en attendant l’arrivée des requins. Il pouvait voir leur tête large et aplatie et le museau en forme de marteau maintenant, et leurs nageoires pectorales aux extrémités plus claires. C’étaient les pires des requins, à l’odeur de pourri, tuant ou vidant les charognes, et quand ils avaient faim ils mordaient tout ce qui bougeait sur le bateau, avirons ou gouvernail. De ces requins qui mangeaient les pattes des tortues ou leurs nageoires quand elles dormaient à la surface, et, s’ils avaient faim, attaquaient un homme qui se baignait, même s’il n’avait pas d’odeur de poisson ni d’odeur de sang sur lui.

— Ay, dit le vieil homme, galanos. Arrivez, les galanos...

Ils arrivèrent. Mais ils ne s’y prirent pas comme s’y était pris le mako. Le premier s’enfonça et disparut de la vue sous le bateau. Le vieil homme sentit le fond de son canot secouer quand le requin se retourna pour mordre dans le poisson. L’autre surveillait le vieil homme dans le demi-cercle de ses yeux jaunes pour attaquer le poisson là où il avait déjà été mordu. La ligne montrait clairement sur le dessus de tête marron là où le cerveau rejoignait la moelle épinière et le vieil homme enfonça le couteau au bout de l’aviron à la jonction, puis le plongea de nouveau, cette fois dans l’œil jaune façon œil de chat du requin. Le requin lâcha le poisson et glissa en arrière, ondulant avec le morceau de chair arraché, puis mourut.

Le canot fut encore secoué par la morsure que l’autre requin imposait au poisson, le vieil homme relâcha l’écoute pour que le bateau se mette par le travers et fasse sortir le requin de dessous. Quand il put le voir, il se pencha sur le bord et lui mit un coup. Mais il n’atteignit que la chair et le cuir épais fit qu’il put à peine y faire entrer le couteau. Le coup ne lui blessa pas seulement les mains, mais l’épaule aussi. Pourtant le requin revint avec cette fois la tête en avant et le vieil homme le frappa exactement au centre de sa tête plate, juste quand le museau sortit de l’eau pour s’en prendre au poisson. Le vieil homme retira la lame et le frappa exactement au même endroit de nouveau. Il était encore pendu au poisson de toutes ses dents harponnées et, quand le vieil homme l’acheva d’un coup dans son œil jaune, il y resta encore pendu.

— Non ? dit le vieil homme et il enfonça la lame entre les vertèbres et le cerveau. C’était facile maintenant et il sentit le cartilage craquer. Le vieil homme retira l’aviron et inséra la lame entre les mâchoires du requin pour les ouvrir. Il secoua la lame, et le requin glissa lentement. Va-t’en, galano, enfonce-toi à deux mille mètres si tu veux. Va-t’en rejoindre ton copain, à moins que ce soit ta mère.

Le vieil homme essuya la lame de son couteau et reposa son aviron. Puis il retendit l’écoute et ramena son bateau dans la bonne direction.

— Ils ont dû m’en prendre un bon quart, et des meilleurs morceaux, dit-il à voix haute. Oh, si c’était un rêve et que jamais je ne l’aie attrapé. Je suis vraiment désolé de ça, le poisson. Ça fausse toute l’histoire. Il cessa de parler, et n’osait plus regarder le poisson. Vidé de son sang et inondé d’eau de mer, il semblait de la couleur de l’arrière d’un miroir, même si on voyait encore les zébrures.

— Je n’aurais pas dû partir tant au large, le poisson, dit-il. Ni pour toi, ni pour moi. Je te fais mes excuses, le poisson.

Et maintenant, se dit-il à lui-même. Maintenant, regarde à la corde qui tient le couteau, qu’ils ne l’aient pas coupé. Puis remets tes mains en état, parce que tu n’as pas encore tout vu.

— Ce qu’il me faudrait c’est une pierre à aiguiser, dit le vieil homme après avoir de nouveau assuré le couteau sur l’aviron. J’aurais dû apporter une pierre.

J’aurais dû apporter beaucoup de choses, pensa-t-il. Mais tu ne les as pas apportées, le vieux. Maintenant c’est pas la peine de penser à ce que tu n’as pas pris. Pense à ce que tu peux faire avec ce que tu as.

— Tu me donnes de fameux conseils, dit-il à voix haute. Je suis un peu fatigué de ça.

Il reprit la barre sous son bras et trempa ses deux mains dans l’eau tandis que le bateau marchait droit.

— Dieu sait ce que le dernier a pu voler, dit-il. Mais on est drôlement plus léger maintenant. Il ne voulait pas penser au-dessous mutilé du poisson. Il savait que chacune des secousses dues au requin par dessous signifiait un paquet de chair avalé et que le poisson maintenant laissait derrière lui pour les autres requins une piste large comme une autoroute.

C’était un poisson qui aurait nourri un homme tout un hiver, pensa-t-il. Ne pense pas à ça. Juste repose-toi et essaye de garder tes mains en état pour défendre ce qu’ils t’ont laissé. L’odeur de sang que laissent mes mains désormais ne compte même plus, avec toute cette trace qu’on laisse dans la mer. En même temps, elles ne saignent presque plus. Il n’y a pas de vraie blessure. Et de saigner protègera la gauche d’une nouvelle crampe.

Qu’est-ce que je peux penser d’où j’en suis ? pensa-t-il. Rien. Je dois ne penser à rien et attendre les prochains. Je voudrais vraiment que ça ait été un rêve, pensa-t-il. Mais qui sait : ça aurait pu tourner bien aussi.

Le prochain requin à surgir fut un requin-marteau solitaire. Il approcha de la déchirure comme un cochon, si un cochon peut avoir une gueule assez large pour qu’on y enfonce la tête. Le vieil homme le laissa mordre le poisson, puis enfonça le couteau au bout de l’aviron dans le cerveau. Mais le requin se rejeta en arrière quand il poussa et la lame du couteau se cassa.

Le vieil homme se réinstalla pour barrer. Il ne regarda même pas le grand requin couler lentement dans la mer, d’abord voyant sa taille entière, puis en petit, et puis si fin. Cela avait toujours fasciné le vieil homme, et il ne regarda même pas celui-ci couler.

— J’ai encore ma gaffe, dit-il. Mais ça ne fera pas du bon travail. J’ai aussi les deux avirons et la barre et mon gourdin.

Maintenant ils m’ont battu, pensa-t-il. Je suis trop vieux pour tuer un requin à coups de gourdin. Mais j’essayerai, aussi longtemps que j’aurai les avirons, le gourdin et la barre.

Il remit ses mains à tremper dans l’eau pour les cicatriser. On était tard dans l’après-midi, et il ne voyait rien, sinon la mer et le ciel. Il y avait plus de vent qu’il n’y en avait eu, et il espérait que bientôt il verrait la terre.

— Tu es fatigué, le vieux, dit-il, tu es fatigué du dedans.

Les requins ne l’attaquèrent plus de nouveau, avant le crépuscule.

Le vieil homme vit les nageoires marron suivre la large trace que le poisson laissait dans la mer. Ils n’avaient même pas besoin de zigzaguer pour trouver la piste. Ils nageaient droit vers le canot, nageant côte à côte.

Il bloqua la barre, assura l’écoute et se pencha sous la poupe pour prendre son gourdin. C’était un manche d’aviron cassé, d’environ quatre-vingts centimètres de long. Il ne pouvait vraiment s’en servir que d’une main, à cause de la prise sur la poignée, et il l’assura ferme de sa main droite, pliant sa main sur le manche, tout en regardant les requins approcher. Deux galanos.

Je dois laisser le premier mordre un bon morceau et le frapper au bout du museau ou directement au sommet de la tête, pensa-t-il.

Les deux requins se rapprochèrent ensemble, et quand il vit le premier ouvrir la gueule et plonger les mâchoires dans le flanc argenté du poisson, il leva le gourdin et frappa le plus lourd possible en tapant sur le dessus de la large tête aplatie. Il en sentit la souplesse solide quand le coup porta. Mais il sentit la rigidité de l’os aussi et il frappa le requin une fois de plus le plus durement possible sur l’extrémité du museau tandis qu’il glissait en arrière.

L’autre requin s’était approché puis éloigné, et revenait maintenant les mâchoires ouvertes. Le vieil homme distinguait des morceaux de chair du poisson pendant blanchâtres des coins de sa mâchoire tandis qu’à nouveau il s’élançait et refermait ses dents. Il le frappa, mais n’atteignit que la tête, le requin le regarda et déchira son morceau de chair. Le vieil homme abattit de nouveau le gourdin sur lui tandis qu’il se laissait glisser vers l’arrière et ne frappa que le cuir élastique et solide.

— Reviens, galano, dit le vieil homme. Reviens donc voir.

Le requin revint en une seule course et le vieil homme le frappa comme il refermait les mâchoires. Il le frappa solidement et du plus haut qu’il put abaisser son gourdin. Cette fois il sentit l’os à la base du cerveau et le frappa de nouveau au même endroit tandis que le requin tordait lentement le morceau de chair pour le déchirer, avant de s’éloigner du poisson.

Le vieil homme s’attendait à ce qu’il revienne, mais les deux requins avaient disparu. Puis il en vit un à la surface, nageant en cercles. Il ne vit pas la nageoire de l’autre.

Je n’arriverai pas à les tuer, pensa-t-il. J’aurais pu, dans un autre temps. Mais je les ai castagnés tous les deux et ils ne doivent pas se sentir très bien. Si j’avais pu me servir du gourdin de mes deux mains, je serais sûrement arrivé à tuer le premier. Même maintenant, pensa-t-il.

Il ne voulait pas regarder le poisson. Il savait qu’une bonne moitié en était détruite. Le soleil s’était couché pendant qu’il se battait avec les requins.

— Il va faire noir, maintenant, pensa-t-il. Je devrais voir la lueur de La Havane. Et si je suis trop loin à l’est je verrai les lumières des nouvelles plages.

Je ne peux pas être si au large que ça, pensa-t-il. J’espère qu’ils ne se seront pas fait trop de souci. Il y aura sûrement le gamin, à s’être fait du souci, bien sûr. Mais je suis sûr qu’il aura eu confiance. Pas mal des pêcheurs ont dû se faire du souci. Pas mal d’autres aussi, pensa-t-il. Je vis dans un endroit chouette.

Il ne pouvait plus parler au poisson, parce que le poisson était beaucoup trop endommagé. Quelque chose alors lui passa dans la tête.

— Une moitié de poisson, dit-il. Tu étais un poisson. Je suis vraiment désolé d’avoir été si loin. De nous avoir détruits tous les deux. Mais on a tué tous ces requins, toi et moi, et j’en ai abîmé deux autres. Combien tu en avais déjà tué, gros poisson ? Tu n’as pas cet éperon sur le nez pour rien.

J’aime bien penser au poisson et ce qu’il aurait pu faire aux requins s’il avait pu nager librement. J’aurais dû lui couper l’éperon pour me battre contre les requins avec, pensa-t-il. Mais il n’avait pas de hache ni même plus son couteau.

Mais si je l’avais, j’aurais pu l’attacher sur un des manches d’aviron, quelle arme. Alors on aurait pu se battre ensemble. Qu’est-ce que tu vas faire, s’ils reviennent dans la nuit ? Qu’est-ce que tu pourras faire ?

— Les combattre, dit-il. Je les combattrai jusqu’à ce que j’en meure.

Mais dans la nuit maintenant, et sans aucune lueur qui se montre, avec rien que le vent et la poussée régulière de la voile, il eut l’impression que peut-être il était déjà mort. Il mit ses mains l’une contre l’autre et en sentit les paumes. Elles n’étaient pas mortes, et il pouvait ressentir toutes les peines de la vie rien qu’à les ouvrir et les fermer. Il se pencha de nouveau contre la poupe et sut que non, il n’était pas mort. Ses épaules le lui disaient.

Il y a toutes ces prières que j’ai promis de faire si j’attrapais le poisson, pensa-t-il. Mais je suis trop épuisé pour les faire maintenant. Je ferais mieux de reprendre le sac et de me couvrir.

Il s’appuyait contre la poupe en barrant et surveillait si la lueur apparaîtrait dans le ciel. J’en ai encore une moitié, pensa-t-il. Peut-être que j’aurai la chance d’en rapporter une moitié. Pourquoi je n’aurais pas un peu de chance. Je devrais avoir un peu de chance. Non, dit-il. Tu as contrarié ta chance quand tu as décidé de partir trop loin au large.

— Ne sois pas idiot, dit-il à voix haute. Reste réveillé et barre. Tu peux avoir encore une part de chance. Ce serait bien qu’on puisse en acheter, s’il y a un endroit où ça se vend.

Qu’est-ce que je pourrai acheter avec ? se demanda-t-il à lui-même. Qu’est-ce que je pourrai en faire après avoir perdu mon harpon, cassé mon couteau, et deux mains brisées ?

— Tu devrais, dit-il. Tu as essayé de l’acheter par tes quatre-vingt-quatre jours en mer. Ils te l’avaient presque vendue, eux.

Je ne devrais pas penser à des choses idiotes, pensa-t-il. La chance est une chose qui prend toutes les formes, et qui pourrait la reconnaître ? Je la prendrai selon la forme qu’ils me diront, et la payerai ce qu’ils demanderont. J’aimerais voir les lumières de la côte, pensa-t-il. J’aimerais trop de choses à la fois. Mais c’est la chose que je voudrais pour l’instant. Il tenta de s’installer plus confortablement pour barrer et la douleur à nouveau lui fit comprendre qu’il n’était pas mort.

Il aperçut le reflet des lumières de la ville vers ce qui devait être dix heures du soir. Elles étaient seulement perceptibles en tant que lueur dans le ciel avant que la lune se lève. Et puis elles purent s’apercevoir plus régulièrement par delà l’océan qui était rude maintenant, avec le grossissement de la brise. Il barrait vers la lueur et pensait que maintenant il avait dû passer la lisière du courant.

Maintenant c’est fini, pensa-t-il. Ils vont probablement à nouveau m’attaquer. Mais qu’est-ce que peut faire un homme contre eux, dans le noir, sans même une arme ?

Il était engourdi et douloureux maintenant, et toutes les articulations raidies de son corps le faisaient souffrir dans le froid de la nuit. J’espère que j’aurai pas à me battre de nouveau, pensa-t-il. J’espère que je n’aurai pas encore à me battre.

Mais à minuit il dut combattre et à ce moment-là il sut que le combat ne servirait à rien. Ils arrivèrent en horde et il ne pouvait que suivre les lignes que faisaient leurs nageoires à la surface, et leur phosphorescence quand ils se jetaient sur le poisson. Il assommait des têtes et entendait le claquement des mâchoires, et son canot était secoué chaque fois qu’un se lançait par dessous. Il abattait désespérément son gourdin contre tout ce qu’il pouvait seulement deviner ou entendre, et il sentit quelque chose attraper son gourdin et il ne tenait plus rien.

Il déboita la barre du gouvernail et continua de frapper avec, la tenant des deux mains et l’abattant encore et encore. Mais ils s’en prenaient maintenant aux morceaux attachés à la proue, et ils se succédaient en sautant l’un après l’autre, saisissant chaque fois un morceau de chair qui brillait sous le ciel tandis qu’ils l’emportaient avant de recommencer.

Enfin un dernier s’attaqua à la tête elle-même et il sut que c’était la fin. Il écrasa la barre sur la tête du requin, dont les dents restaient prises dans les cartilages de la tête du poisson, qui ne cédaient pas. Il frappa une fois puis une autre fois et encore. Il entendit la barre craquer et il continua de frapper le requin avec le morceau brisé. Il la sentit s’enfoncer et sut que le morceau était coupant et il l’enfonça de nouveau. Le requin lâcha prise et glissa. C’était le dernier requin de la horde à surgir. Il n’y avait plus rien à manger pour eux.

Le vieil homme n’avait plus de respiration, et sentait un goût étrange dans sa bouche. C’était doux et cuivré et cela l’effraya un instant. Puis il ne le sentit plus.

Il cracha dans l’océan et dit :

— Mangez ça, les galanos. Et rêvez que vous avez tué un homme.

Il savait qu’il était battu désormais sans remède, il revint à la poupe et s’arrangea à caler le morceau cassé de la barre dans la mortaise du gouvernail de façon à barrer quand même. Il arrangea le sac sur ses épaules et ramena son bateau dans sa direction. Il naviguait légèrement maintenant et il n’avait plus de pensée ni de sensation d’aucune sorte. Il était au-delà de toute chose maintenant, et il ramenait son bateau à son port aussi bien et aussi intelligemment qu’il le pouvait. Dans la nuit, d’autres requins vinrent mordre à la carcasse comme quelqu’un ramasserait les miettes sur la table. Le vieil homme ne fit même pas attention à eux, ni à rien d’autre qu’à son gouvernail et sa voile. Il se fit seulement la remarque de comment son bateau naviguait légèrement et rondement maintenant qu’il n’y avait plus de poids à son bord.

Un bon bateau, pensa-t-il. Un bateau solide et pas du tout abîmé, sauf la barre. Et ça se remplace facilement.

Il savait qu’il était dans le courant maintenant et il distinguait nettement les lumières des nouvelles plages sur la côte. Il savait où il était maintenant et revenir ce n’était plus rien du tout.

Le vent est ton ami, de toute façon, pensa-t-il. Puis il ajouta : parfois. Et la grande mer est parfois avec nos amis, parfois avec nos ennemis. Et le lit, pensa-t-il. Le lit est mon ami. Juste le lit, pensa-t-il. Le lit c’est une grande invention. C’est facile, quand tu reviens battu, pensa-t-il. Je n’avais jamais su comme c’était facile. Et ce qui t’a battu, pensa-t-il.

— Rien, dit-il à voix haute. Sauf que j’étais allé trop loin.

Quand sa voile le porta dans la petite baie, les lumières de la Terrace étaient éteintes et il comprit que tout le monde était au lit. La brise s’était vraiment levée et soufflait fort. Tout était calme dans le petit port et il laissa porter vers son petit coin de galets sous les rochers. Il n’y avait personne pour l’aider, alors il remonta son bateau aussi loin qu’il le put, puis il dégréa et l’attacha à un des rochers.

Il défit le mât et ferla la voile, l’attacha. Puis le mit sur son épaule et commença de grimper. C’est alors qu’il comprit la profondeur de sa fatigue. Il s’arrêta un moment et regarda en arrière, et vit dans le reflet des lumières de la rue la grande queue du poisson dressée droit derrière la poupe du canot. Il vit l’arête nue et blanche de son dos, et la masse noire de la tête avec l’éperon tendu et toute cette nudité derrière.

Il recommença à grimper et tomba à cause du mât sur ses épaules, resta par terre un moment. Il tenta de se relever, mais c’était trop difficile. Il s’assit là, le mât sur ses épaules, et regarda la route. Un chat passa au loin, rôdant pour ses affaires, et le vieil homme le regarda, puis regarda seulement la route.

Finalement il posa le mât et se releva. Il tint le mât debout pour l’appuyer à nouveau sur son épaule et reprendre la côte. Il dut s’asseoir cinq fois avant d’arriver à sa cabane.

Dans la cabane, il posa le mât contre le mur. Dans le noir, il trouva une bouteille d’eau et but. Puis il s’allongea sur le lit. Il remonta la couverture sur ses épaules et sur son dos et ses jambes et s’endormit sur le ventre, la tête dans les vieux journaux, les bras tendus de part et d’autre et la paume de ses mains vers le plafond.

Il était encore endormi lorsque le gamin regarda par la porte au matin. Le vent soufflait si fort qu’aucun des bateaux à voile n’avait pu sortir, le gamin avait dormi tard, puis était venu à la cabane du vieux comme il l’avait fait tous les matins. Il vit que le vieux respirait, puis il vit ses mains et commença de pleurer. Il sortit tout doucement pour aller lui chercher du café et tout le chemin au long de la route il pleura.

Autour du bateau du vieux se tenaient la plupart des pêcheurs, regardant ce qui était attaché à son bord, et l’un d’eux était descendu dans l’eau, ses pantalons remontés aux genoux, pour mesurer le squelette en dévidant une ligne.

Le gamin ne les rejoignit pas. Il était déjà venu là avant et un des pêcheurs prenait soin du canot pour lui.

— Il est comment ? cria un des pêcheurs.

— Il dort, répondit le gamin. Il préférait qu’on ne le voie pas pleurer. Il ne faut pas le déranger.

— Dix-huit pieds de la tête à la queue, dit le pêcheur qui avait mesuré.

— Je veux bien le croire, dit le garçon.

Il entra à la Terrace et demanda un bidon de café.

— Chaud et avec plein de lait et de sucre dedans.

— Autre chose ?

— Non. Après je verrai s’il peut manger.

— Quel poisson que c’était, dit le patron. On n’a jamais vu un poisson pareil. Et pourtant c’étaient deux beaux poissons ceux que vous avez ramenés hier, aussi.

— Merde aux poissons, dit le gamin, et il recommença de pleurer.

— Tu veux boire quelque chose, toi aussi ? demanda le patron.

— Non, dit le garçon. Dis-leur de ne pas s’occuper de Santiago. Je reviendrai.

— Dis-lui comme on a de la peine.

— Merci, dit le gamin.

Le garçon emporta le bidon de café à la cabane du vieux, et s’assit près de lui jusqu’à ce qu’il se réveille. Un moment, ce fut comme s’il était réveillé. Mais il s’était renfoncé dans un sommeil profond et le gamin partit de l’autre côté de la rue emprunter du bois pour chauffer le café.

Puis il s’éveilla vraiment.

— Ne t’assieds pas, dit le gamin. Bois ça.

Il lui versa du café dans un verre. Le vieil homme le prit et but.

— Ils m’ont eu, Manolin, dit-il. Ils m’ont vraiment eu.

— Lui il ne t’as pas eu, dit le garçon. Pas le poisson.

— Non, vrai de vrai. C’est après.

— Pedrico s’occupe du bateau et de ton matériel. Qu’est-ce tu vas faire de la tête ?

— Dis à Pedrico qu’il s’en serve pour ses appâts dans les casiers.

— Et l’éperon ?

— Garde-le si tu veux.

— Je le veux, dit le gamin. Maintenant on doit s’occuper du reste.

— Il m’ont recherché ?

— Tu parles. Les garde-côtes et même un avion.

— C’est très grand, l’océan, et un bateau si petit et si difficile à voir, dit le vieil homme. Il se dit que c’était agréable de parler à quelqu’un au lieu de parler tout seul et à la mer. Tu m’as manqué, il dit. Vous avez attrapé quoi ?

— Un le premier jour, un le deuxième et deux le troisième.

— Beau.

— Maintenant on va recommencer à pêcher ensemble.

— Non. Je n’ai pas la chance. Je n’ai plus de chance du tout.

— On s’en fout de la chance, dit le gamin. Moi je l’apporterai, la chance.

— Elle dira quoi, ta famille ?

— M’est égal. J’en ai pris deux hier. Mais je veux qu’on pêche ensemble parce que j’ai beaucoup à apprendre.

— On doit d’abord trouver un bon harpon de lancer et toujours l’avoir à bord. Tu pourrais faire la lame en prenant un ressort de suspension d’une vieille Ford. Il y en a à Guanabacoa. Ça doit être tranchant, mais pas trempé pour ne pas casser. Mon couteau a cassé.

— Je t’aurai un autre couteau, et j’ai déjà des ressorts. On aura combien de jours de grosse brise ?

— Peut-être trois, peut-être plus.

— Je m’occuperai de tout, dit le garçon, toi tu dois soigner tes mains.

— Je sais comment m’en occuper. Cette nuit j’ai craché un truc bizarre et senti que quelque chose dans ma poitrine était cassé.

— Soigne ça aussi, dit le gamin. Repose-toi, le vieux, et je t’apporterai ta chemise lavée, avec quelque chose à manger.

— Apporte-moi les journaux de tous ces jours où je suis parti, dit le vieux.

— Tu dois te soigner vite parce que j’ai beaucoup à apprendre, tu peux m’apprendre tant de choses. Combien tu as eu mal ?

— Plein, dit le vieil homme.

— Je t’apporterai à manger et les journaux, dit le garçon. Repose-toi, le vieux, je t’apporterai quelque chose du drugstore pour tes mains.

— N’oublie pas de dire à Pedrico que la tête est pour lui.

— Je m’en souviendrai.

Et le garçon n’avait pas passé la porte sur le seuil de corail usé qu’il pleurait de nouveau.

Cet après-midi il y avait un groupe de touristes en ballade à la Terrace, et regardant vers la mer parmi les bouteilles de bière vide et les barracudas morts, une femme vit une longue arête dorsale blanche avec une immense queue tout au bout qui se balançait avec la marée montante tandis que le vent d’est poussait une lourde houle par l’ouverture du bord.

— Qu’est-ce que c’est, ça ? demanda-t-elle au serveur en montrant le squelette du grand poisson, désormais juste une ordure poussée par la marée.

— Tiburon, dit le serveur. Les requins.

Il tentait d’expliquer ce qui s’était passé.

— Je ne savais pas que les requins avaient d’aussi belles queues, si bien formées.

— Je ne savais pas non plus, dit son mari.

Plus haut dans la côte, dans sa cabane, le vieil homme dormait de nouveau. Et à nouveau il dormait sur le ventre, le garçon assis près de lui pour le veiller.

Le vieil homme rêvait des lions.

 

partie 1 _ 2 _ 3

responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
1ère mise en ligne 23 avril 2013 et dernière modification le 25 juillet 2017
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