fictions du corps | Notes sur les hommes suspendus à des crochets

pour en finir avec la vie joyeuse, 21


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L’exercice était devenu une sorte de mode, qui relayait celle d’autres inscriptions corporels, tatouages, danses avec simulacre d’attaque.

La peau humaine est d’une telle résistance : pensez au cuir de vache, pensez au cuir de chien, faites la moyenne.

Ces crochets étaient faits d’une lame plate, soigneusement effilée pour l’incision la plus mince. Ça avait beaucoup évolué depuis les tentatives initiales avec des crochets comme de gros hameçons.

Face avant, sous les pectoraux, face arrière, dans cette zone souple sous l’omoplate, la première fois une main amie vous guidait, pour trouver, sous la couche vive de l’épiderme (mais nul nerf ici pour causer douleur), la couche graisseuse – même mince – et peu irriguée qui séparait l’épiderme des muscles.

Alors vous sentiez glisser la lame sous la peau, avec la même sensation que celle de la main qui caresse – rien de plus. Et vous laissiez lentement votre poids porter tout entier sur les crochets.

Ils disaient que la méditation alors devenait particulièrement intense. Ils disaient que ce sentiment d’apesanteur conférait au mental une impression de liberté extrême. Ils disaient que la respiration, en se ralentissant, aiguisait la conscience du proche comme du lointain non perceptible.

Alors ils avaient voulu qu’aux portes de la ville, là d’où jaillissent les autoroutes en bouquets d’échangeurs et superpositions de niveaux, on démonte ces imbéciles panneaux publicitaires et qu’on en garde les portiques.

Ils disaient qu’ainsi, sur les bouquets d’échangeurs et superpositions de niveaux, dans l’incessant vrombissement des moteurs, ils trouvaient le juste point de leur perception.

La ville encore leur, puisque les portiques et les crochets, et leur dos même, appartenaient encore à la ville. Mais que leur vision, leur respiration, leur méditation, devenaient le lien même de la ville à l’espace, et d’eux-mêmes à notre condition d’homme sous le ciel, d’hommes devant l’infini dehors.

Quel spectacle troublant, pourtant, les premières années, que ces portiques sur vos têtes, quand la voiture entrait dans la ville, par bouquets d’échangeurs et superpositions de béton, que ces corps suspendus parfois pour deux jours, ou trois ou cinq pour les champions (le jeûne accompagnait ces pratiques, le sommeil ralentissait comme la respiration, se confondait avec la méditation, et les besoins naturels élémentaires se contentaient de la gravité des matières, et de la neutralité du territoire).

Ce n’était plus une mode, mais une science. Les grands décideurs, les entrepreneurs à la tête des grandes collectivités de production ou d’administration, étaient ceux qui venaient ici, sous les portique, le plus longtemps se suspendre.

C’est juste, peau de vache peau de chien, que si on ne craignait rien des premières, la façon dont ls chiens sauvages des bords de ville s’assemblaient de plus en plus nombreux sous les portiques ne rendaient pas la chose si agréable que les pratiquants de cet art encore neuf l’auraient souhaité.

 

 

Remerciements du traducteur à son ami Philippe Liotard.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 24 janvier 2014
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