fictions du corps | Notes sur les hommes qui chantaient

pour en finir avec la vie joyeuse, 22


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Tout le monde apprenait. Mais ceux qu’ensuite on destinait au chant, parce qu’ils le souhaitaient, parce qu’on les y acceptait, on les installait là, sur une chaise.

Le choix du lieu de chant faisait partie de l’apprentissage de chanteur. Les modalités, eux seuls les savaient : un processus long, progressif. Lié à certaine harmonie entre soi-même, la spécificité de son chant, et le paysage choisi. Paysage ouvert si c’était hors de la ville, à proximité de route, gare ou parking, ou loin dans une gorge, près d’une source, sur une élévation, en haut d’une falaise, contre un arbre – un vieil arbre (qu’on nommait ensuite « arbre à chant »). Paysage plus construit et clos si c’étaient des chanteurs de la ville : alors placés là, devant une fenêtre ouverte, quelle que soit la hauteur, quel que fois le vacarme ambiant.

On disait qu’à certains rares chanteurs était réservé le privilège de lieux clos, inatteignables. Grottes ou anfractuosités ou recoin de forêt autrefois, désormais ceux-là étaient tous (mais combien – qui jamais avait su le nombre exact de chanteurs, et où affectés ?) repliés dans la ville. Pièces inatteignables, souterrains, chantiers ou bâtiments désaffectés (ils ne manquaient pas), et pourtant on y chantait encore.

Parce qu’ils accueillaient des élèves, le chemin vers eux toujours restait ouvert, même les enfermés, pour lesquels l’accès était réservé, presque secret. Ainsi encore se nourrissaient-ils, échangeaient-ils (et leur chant se chargeait des nouvelles, des tragédies comme des événements destinés à alléger le cours de la collectivité).

Enfin ils s’éteignaient. On n’approchait pas. Le chant n’était plus audible, mais leurs yeux restaient ouverts et fixes, et la bouche comme entrouverte. Enfin le tableau se faisait définitivement immobile. À la campagne, dans les ravins, sur les élévations, contre les arbres, la végétation, les insectes, le vent et la pluie – que le chant tenait à distance –, accomplissaient l’œuvre d’enfouissement. En ville, on murait la pièce. Mais la fenêtre restait à jamais ouverte. On ne touchait pas à leur espace : on reprenait ce qu’on pouvait prendre, on dressait une cloison qui ne laissait que cette mince anfractuosité. Pourquoi sinon tant d’orifices ouverts sur la ville, dont personne ne savait l’itinéraire, l’escalier, l’ascenseur, la travée souterraine de service.

Rien de triste dans tout cela, sinon la tristesse inhérente au chant même. Dans cette ultime période, quand le chant ne s’entendait plus, ou qu’à peine, on pouvait (on osait) les approcher. Leurs yeux brillaient, la bouche et les épaules témoignaient d’une satisfaction profonde, d’un devoir accompli.

Ainsi notre pays (on se montrait les lieux immémoriaux de chanteurs légendaires) et nos villes (quand s’éloignait le bruit des voitures, des climatisations, tout ce vrombissement nôtre, ne l’entendait-on pas, le vent rémanent des chanteurs ?) n’était pas pour nous la seule hostilité de l’espace nu, des constructions inanimées.

C’était un beau destin, quand vous étiez choisi, que si jeune on vous place sur cette chaise où vous resteriez, devant le paysage fixe du monde ouvert ou d’un point précis de la ville, ou même de votre espace clos et muré – si tel était le destin à vous réservé.

C’étaient des hommes qui ainsi vivraient sur une chaise. Ils chantaient.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 25 janvier 2014
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