fictions du corps | Notes sur les lieux sans hommes

Pour en finir avec la vie joyeuse, 32


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On en était venu à apprécier les lieux sans hommes, justement pour cette qualité qu’ils avaient d’être sans personne.

Ce n’étaient pas des lieux sauvages, ou ce qui restait, sur la planète encombrée, de lieux dits naturels : on les avait aménagés tels, fabriqués tels.

Et ceux qui s’étaient spécialisés dans l’aménagement des lieux sans hommes étaient devenus comme des légendes, on suivait sur des cartes leurs parcours et leurs prouesses.

On regardait de loin les lieux sans hommes : les grands aménageurs incluaient dans leur travail ces points d’où on les devinait en perspective. C’étaient des lieux soigneusement défendus : certains disposaient de relais électriques dissimulés, vous foudroyant sur place, et vous demeuriez alors partie de l’aménagement lui-même, jusqu’à ce que pluie et vent aient eu raison de ces pauvres restes. D’autres, des zones qui vous engluaient, et vous vous fondiez dans leur sol. D’autres, disait-on, des portes donnant sur d’étranges labyrinthes où continuait la même fascination, mais dont aucun retour n’était possible.

Comme autrefois les trains et les ponts, c’étaient des tentations trop commodes pour ceux qui voulaient en finir. On avait beaucoup mieux défendu les abords des lieux sans hommes. Et la tentation d’en finir était devenue rare, depuis que le monde même avait fini : à preuve ce qu’il était devenu, et nous-mêmes. On savait que ce serait dangereux d’approcher plus, mais de toute façon on savait qu’ici la beauté tenait à ce premier critère qui les avait fait établir : lieux sans hommes, lieux dont on approchait pour les contempler et y réfléchir, mais sans les traverser ni les pénétrer, encore moins les habiter – quelle question.

Pour rejoindre certains lieux sans hommes, établis par ces grands nomades de légendes, il fallait parfois d’immenses voyages, et vaincre ou accommoder le désert et la glace, les gorges ou les grottes (ce qu’il en restait). Mais c’était aussi dans nos villes elles-mêmes : une place publique, une perspective sur monument, ou ce monument lui-même, et combien c’était plus puissant de rester ainsi tout proche de nous, au sein même de votre vie urbaine, qui ici continuait. Des audacieux avaient construit quelques célèbres lieux sans hommes, où la ville se recomposait en leur centre même. On vous racontait aussi la tentative du « plus petit lieu sans homme », si petit d’ailleurs qu’un homme n’y aurait pas tenu.

Lors des migrations annuelles, fréquemment on en choisissait un pour but. On s’y rendait, on y restait quelque temps. On venait le matin ou à la nuit penser à la permanence des choses, et à la vanité de nous-mêmes.

On vous apprenait dans les hauts apprentissages qu’il était bon de savoir quel était votre propre lieu sans hommes, et travailler cette affinité, l’approfondir. On disait que seulement dans ce rapport de vous-même à un seul et très précis lieu sans hommes, était permis l’éventuel accès à cette catégorie des grands nomades, que personne ne revoyait plus ensuite, les inventeurs et constructeurs de lieux sans hommes.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 février 2014
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