fictions du corps | Notes sur les refaiseurs de vie

Pour en finir avec une vie joyeuse, 37


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Le refaiseur de vie arrivait quand vous doutiez. Il aurait été si bon de pouvoir recommencer, mais en prenant les bonnes décisions, faisant d’autres choix, traversant autrement les hasards et arbitraires. Des paroles qu’on ne prononcerait pas, des actes qu’on ne referait pas.

Le refaiseur de vie se mettait au travail et refaisait votre vie. Il l’accomplissait en entier, dans les mêmes situations que vous aviez traversées. C’est juste qu’il prenait d’autres décisions, faisait d’autres choix.

Et puis, quand il était arrivé au bout de son travail, vous compariez.

Il y avait de quoi beaucoup douter aussi, dans ce à quoi l’avait mené cette vie.

L’inquiétude, l’hésitation, le remords comment auraient-ils été absents, quelle que soit la configuration étudiée ?

C’était un travail gigantesque pour celui qui avait accomplir toute une vie, mais qui était la vie d’un autre. Et l’accomplir sans cesse avec cet écart, cette distance observatrice, et des décisions qui étaient conditionnées par le fait qu’elles soient en chaque moment, ou les moments essentiels, différentes des autres.

On disait que certains refaiseurs de vie eux aussi avaient convoqué tel de leur collègue pour un choix différent, et cette fois vivre pour eux.

C’était un étrange métier, qui ne laissait de disponibilité qu’entre deux missions. Ils ne vous ressemblaient pas forcément : on y trouvait plutôt de petits êtres secs, nerveux et rapides. C’était un métier fatigant, qui nécessitait d’une mission à l’autre une courageuse reprise de soi-même.

On disait cependant que c’était un rouage essentiel pour une société comme la nôtre : on doutait trop, on doutait tellement. Il était bon aussi de vérifier – c’était cela l’immense qualité et générosité des refaiseurs de vie, qu’on ne s’était pas tant trompés, qu’on avait finalement suivi le bon chemin.

Que ses contradictions même, ou le sentiment d’insuffisance que cela nous laissait, ou qu’on avait mis trop de temps, ou qu’on était passé à côté de trop de choses, n’était pas si grave et que cet arbitraire même était ce qui nous définissait comme communauté.

On récompensait les refaiseurs de vie : une propriété belle et vaste, dans une région belle et protégée, où ils pouvaient s’abriter quand le temps était venu. On disait qu’ils méditaient beaucoup, et finalement se détachaient de ce qu’on appelle vivre, en terme d’action, de choix, de construction.

On disait aussi qu’il y avait certaine amertume, pour soi-même, lorsqu’on avait ainsi convoqué le refaiseur de vie. Que l’examen n’était pas toujours favorable. Qu’il valait mieux continuer comme on l’avait toujours fait, droit devant et sans pouvoir recommencer.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 24 février 2014
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