fictions du corps | Notes sur les hommes qui vont à reculons

Pour en finir avec la vie joyeuse, 38


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L’exercice était connu depuis très longtemps, depuis même l’ancienne civilisation : marchez à reculons dans la ville, entraînez-vous d’abord dans les champs, les forêts, sur les chemins, puis dans de grandes salles vides, des halles d’usines ou d’entrepôt, et change le regard sur soi, sur le monde, sur les autres.

C’est même un principe d’équilibre. Tout est inversé, on doit réapprendre le moindre élément de contrôle.

Et commander le mouvement sans requérir la perception : la perception visuelle en tout cas ne vous est d’aucune aide, alors on perçoit beaucoup mieux la spatialisation des sons, le jeu du toucher et des centres de gravité.

C’est un exercice de concentration et d’attention remarquable, et chacun sait depuis longtemps l’importance qu’il y a à progresser dans cet exercice et, une fois les premières bases apprises, le pratiquer régulièrement, le développer et le maîtriser.

Mais les hommes qui vont à reculons en avaient fait un principe de vie complet. Dès leur lever, rien ne se passait qu’à reculons. Conduire un véhicule leur était devenu aussi répulsif qu’une viande à un végétarien – dans les bus, dans les trains, si quelqu’un les emmenait à bicyclette, c’était toujours à contresens.

Mais leur rapport à la ville était remarquable : à peine si, dans la foule, on remarquait qu’ils ne marchaient pas comme nous autres. Leur fluidité, leur souplesse, leur façon de se diriger était extraordinaire, plus avant même que notre balourdise. Ils disaient qu’on progressait très vite, si on s’y concentrait avec un peu d’attention : que tout l’espace, notamment dans la ville, comportait certaine courbure indiquant les passages, les lignes de fuite, les mouvements, et que percevoir ces courbures était leur récompense. Qu’ils projetaient cela ensuite dans d’autres domaines, la décision dans les grands jeux du mental, la vitesse dans l’exécution de certaines tâches délicates, le respect de l’autre dans la relation (même si la relation à deux était parfois compliquée, et que rarement cependant on voyait deux « reculons » (on les nommait ainsi) s’apparier, la loi même de leur mouvement excluant d’aller l’un vers l’autre.

On connaissait parmi eux quelques grandes légendes : tel avait développé l’art de l’ordinateur tenu dans le dos, tel avait réussi à conditionner sa propre activité motrice en fonction d’un miroir placé derrière lui et qu’il ne voyait pas.

Aujourd’hui, dans la cohue des villes ou la paix des parcs à habitations et les grandes galeries commerciales, si soudain nous ne voyions pas un « reculons » fendre aisément l’espace, il nous manquerait vraiment quelque chose, quelque chose de grave et d’important.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 25 février 2014
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