fictions du corps | Notes sur les hommes miroir

Pour en finir avec la vie joyeuse... 39


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Les hommes miroir sont mobiles et sans marque. Ils n’ont pas d’attachement. On doute même qu’ils sachent réellement leur fonction, ou bien quoi que ce soit de ceux qu’ils reflètent.

On sait l’homme miroir parce que vous êtes dans la ville, à votre travail, et même chez vous, et que l’homme miroir est là, à peu de distance, et qui fait les mêmes gestes, a les mêmes expressions, se meut selon le détail de vos attentes et déplacements.

Au début c’est amusant. On essaye de déjouer sa veille, de tromper le reflet. On fait des choses impossibles. On va jusqu’à le toucher (mais il s’éloigne toujours, puisque ses propres mouvements sont parallèles), on fait semblant de se regarder de tout près, et on dit que certains – mais avec de l’entraînement – ont réussi à se raser en regardant l’homme miroir se raser.

Il y a une griserie, certainement, à marcher dans la ville, ou accomplir sa tâche de chaque jour, tandis qu’à quelques mètres ou quelques centimètres de vous un autre fait de même. Habillez-vous autrement, il s’habillera autrement, partez en voiture il sera assis sur l’autre siège et aura les mains sur un volant inexistant mais symétrique. Réfléchissez, et vous le verrez sérieusement penser.

C’est à la parole que cela s’arrête : parlez, et lui écoute. Peut-être, entre eux, ou libérés de leur tâche, parlent-ils comme vous et moi.

Il est arrivé qu’on bénéficie, par loi de distribution aléatoire, de deux hommes miroirs simultanés. C’est rare, encombrant, et de peu d’intérêt. C’est juste qu’on n’y peut rien.
Il arrive plus fréquemment qu’un homme miroir devienne provisoirement le miroir d’un autre homme miroir. En général, l’un des deux revient alors à la condition ordinaire, sans qu’il soit possible, de l’extérieur, de savoir lequel a basculé dans la cessation de rôle. Il arrive aussi que les deux continuent sans le savoir à être le miroir l’un de l’autre, et en ce cas il n’y a guère de recours que par l’intervention spécialisée – on les emmène.

Est-on homme miroir à certaine phase de sa vie et plus ensuite ? Y a-t-il une formation spéciale pour ce rôle si mobile et si essentiel, mais si difficile dans la réalisation, même brève ?

Au fond, quelle est la fonction, symbolique et pratique, de l’existence des hommes miroir et que nous enseignent-ils sur nous-mêmes ?

On a aussi connu des escrocs qui, dans un but malhonnête, vous copiaient toute une journée et tant pis si vous en étiez victime. On disait aussi que la proportion de suicides (et ils avaient le suicide facile : il leur suffisait de devenir le miroir d’eux-mêmes) était haute dans ceux qui, pour la communauté, tenaient ce rôle.

Une société sans mystère et rôles inexpliqués pourrait-elle se développer ou survivre ?

C’est pour cela aussi, qu’on avait besoin des hommes miroir.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 11 mars 2014
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