fictions du corps | Notes sur les hommes discrets

pour en finir avec la vie joyeuse, 46


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Il est difficile de parler des hommes discrets, puisque précisément on les voit peu. Leur rôle dit-on reste déterminant.

Ils ont, dans la pièce nue où on raconte qu’ils vivent, sans autre meuble que leur matelas et leur table, une de ces machines qui permet la régulation de la communauté et de la ville, les recherches et la pensée dont tous ensuite profitons.

Pensons-nous moins, agissons-nous moins, nous qui ne sommes pas dans la réclusion des hommes discrets ? J’aurais tendance à dire que non. Mais c’est une réflexion plus concrète, et une action liée à nos mains, nos yeux, nos déplacements dans la ville.

Eux sont à l’écart. On dit que cela se fait tôt, et naturellement. Une propension, dans les appartements, à rejoindre cette pièce sans fenêtre ou au store en permanence tiré où ils ont leur matelas, leur table et leur machine.

Manquent-ils de bonheur : c’est une adéquation avec l’intérieur de vous-même.

Manquent-ils de relation humaine : leur machine les relie les uns aux autres et à nous-mêmes : de toutes les personnes qui définissent votre espace affectif et relationnel, comment sauriez-vous lesquels relèvent des hommes discrets, ou non ? Qui vous dit que ce texte même, décrivant les hommes discrets comme ensemble extérieur à son narrateur, n’est pas émis depuis une de ces chambres avec matelas, table et machine ?

Rien ne distinguait ces appartements des autres. Fonctionnels et clairs : les hommes discrets bénéficiaient des revenus de leur activité. C’est quand on entrait chez eux (pour des secours, pour un décès, pour livrer le ravitaillement ou le matériel qu’ils commandaient en ligne) qu’on était surpris : la cuisine, le séjour, calmes. Encore les objets habituels, qu’on trouve chez n’importe qui, quelques livres, télévision éteinte. On savait cependant de suite qu’ici rien ne servait, comme nous on s’en sert. Juste délaissé.
On poussait les portes (plus généralement n’avait-on même pas à les ouvrir, les hommes discrets vivaient porte ouverte, ou comme s’ils n’avaient plus perception de portes, ni dans leur intérieur, ni pour ce qui séparait leur appartement de la ville.

On estimait qu’en quelques décennies la proportion des hommes discrets avait régulièrement augmenté, et leur rôle régulièrement cru dans la société. Ils ne vivaient pas tous si confortablement, loin de là. Certains des hommes discrets, entre matelas et machine, étaient aussi désoccupés que la proportion grandissante d’hommes désoccupés dans la ville.

Mais ils se soutenaient entre eux. On disait que la relation entre eux et ceux du dehors s’était progressivement faite moins simple. Que le langage qu’ils utilisaient entre eux comportait des codes (discrets aussi) qui ne nous étaient pas accessibles. Que rares étaient les retours ou les commutations. Que c’était positif pour la tranquillité de la communauté, et son équilibre. Qu’aucun ne se plaignait. Qu’une machine se taise, on venait les enlever : on les trouvait paisibles, étendus sur leur matelas, ou repliés sur leur machine. La régularisation se faisait à distance, par les autres hommes discrets.

Nous-mêmes, à l’extérieur, ne nous apercevions de rien. Mais, à admettre l’hypothèse que cette description n’émane pas d’un narrateur du dehors, mais d’un de la communauté des hommes discrets eux-mêmes, est-ce que ce n’était pas la première fissure, le premier appel au secours ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 15 mai 2014
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