la chambre double #9 | rêves dirigés

retour sur quelques éléments autobiographiques tus jusqu’ici


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Power of wizard to influence dreams of others. #82

On avait pris cette habitude-là assez tôt.

J’habitais une chambre où tout était dans la même pièce louée meublée, un lit une place sur sommier avec lampe et table de chevet, une table sur tréteaux dont je m’étais muni moi, l’évier et la plaque chauffante dans un angle, une seule fenêtre et mes livres (j’ai toujours les mêmes étagères, elles me font face en cet instant : on déménage les étagères en même temps que les cartons de livre, où qu’on aille).

La première fois seulement j’avais été un peu gêné, mais il parlait d’une voix lente et monocorde, disant la liste des exercices qu’on aurait à pratiquer et je n’ai reçu de sa part que plus tard ces rudiments d’hypnose – ses techniques à lui relevaient d’un autre domaine, plus rauque et plus brut et c’est de ce dont je lui suis redevable.

Les premiers exercices étaient basiques, ce sont des exercices qui font partie d’un patrimoine commun, et je les utilise même dans mon enseignement ordinaire – les ateliers d’écriture – avec nombre d’autres exercices appris de Jean Audeau, mais qui sont juste amener vers les portes d’où commençait ce que lui nommait le « travail », le travail véritable.

« C’est un arrachement », avait-il coutume de dire. Et puis : « Il ne s’agit plus ensuite que d’une transposition. »

Étrangement, alors que j’en étais plutôt fier à l’époque, il n’attachait pas d’importance au fait que j’écrive mes rêves, ni que j’écrive tout cours d’ailleurs. « Pourquoi, puisque je t’y suis, dans tes rêves, du moins ceux qu’on fait ensemble, ici. »

Je ne l’ai pas repris sur cette expression, comme quoi on pouvait « faire ensemble » (et non « rêver ensemble », ni non plus « voir ce dont tu rêves »). Il m’avait précisé qu’étant derrière moi, normal que je ne le perçoive pas dans mon rêve, qu’il était très fier cependant de mon apprentissage de la vision latérale dans le rêve, comme de ma capacité (à ce qui me semble d’ailleurs maintenant le plus simple ou le premier de ces exercices) à « arrêter le rêve », mais que lui-même, au bout d’une vie de pratique, avait toujours ce qu’il nommait un « point noir de conscience » à ce qui dans le rêve aurait été immédiatement dans son dos, qu’il n’avait pu vaincre encore cet obstacle, même en s’aidant des modèles habituels, porter attention aux objets réfléchissants (vitrines, rétroviseurs si c’était un rêve avec voiture), ou même le regard des autres, ceux qu’on croisait dans le rêve, et qui eux pouvaient être attentifs à une présence loin derrière vous mais parfaitement dans l’axe.

Je revois aujourd’hui encore ce mur en face de moi avec le dos de mes livres, et lui Audeau assis immobile sur la chaise mains posées sur les genoux, dans les premiers temps il parlait souvent et puis ensuite très peu, sinon pour souligner tel enjeu ou tel obstacle dans l’exercice.

Je n’ai jamais écrit ces rêves : « Ils nous appartiennent en commun et non à toi en propre : ce sont mes lieux de rêve et je t’en ouvre les chemins », disait-il. C’étaient souvent des villes, mais des villes d’ici, de ces fragments de ville qu’il vous semble connaître d’avance et pourtant chaque intérieur est autre, mais qui ne permettraient pas de situer où est cette ville, et dans telle ville où serait ce fragment si net.

Parfois aussi des chemins : « J’appelle ce rêve “la sortie de village” », me dit-il d’un autre schéma récurrent.

Il y eut ensuite une autre phase : il était sur sa chaise et moi je rêvais. La chaise était toujours au bout du lit, dans l’axe du lit et lui me faisant face, et derrière j’entrevoyais mes livres. Pourtant j’ai changé bien souvent de chambre. Et ces rêves étaient ceux où il m’emmenait, non pas les miens. Seulement, dans cette nouvelle phase, sortant conscient du rêve je voyais bien qu’il n’était pas avec moi, et comment serait-il venu – et même pas de chaise vide près du lit.

Quand, bien plus tard, plusieurs années après la disparition d’Audeau, j’ai revu les formes grises, quand j’ai senti sur les bords du rêves les présences angoissantes et ai deviné leurs contours, alors seulement je me suis souvenu de ce que j’avais vu dans ces rêves où il disait me conduire.

Je ne dis pas qu’on a moins peur. Je dis qu’on est prêt à embrasser l’angoisse, à marcher vers les formes grises.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 mai 2015
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