la chambre double #15 | parler dans l’autre voix

de quelques éléments autobiographiques tus jusqu’ici


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Talking rock of Africa – immemorially ancient oracle in desolate jungle ruins that speaks with a voice out of the aeons. #214

On avait pris par une suite de chemins encaissés, de ceux qu’il affectionnait. En bas, la Charente formait une boucle, mince et tranquille. On s’élevait dans la gorge, puis il avait fallu redescendre par un abrupt, puis remonter.

D’où on était, plus rien que les bois, une fraction de ciel loin au-dessus, l’effondrement des bois vers l’eau presque invisible, mais devinée, et puis la roche, presque concave, presque triangulaire.

Par hasard, c’est un coin que je connaissais bien, et de longtemps. Adolescent, on se risquait jusqu’ici pour explorer les vieilles grottes. Elles ne portaient pas d’autres traces que celles laissées par d’autres comme nous, cigarettes fumées, canettes vidées, un feu pour le soir, ou rien, tout simplement rien. Mais la mairie d’un village avoisinant conservait dans une vitrine ce qu’on y avait trouvé d’os de rennes sculptés – un autre, plus une coupe de bronze, avaient été envoyés au musée du département.

Sur ce même chemin, mais Audeau l’avait dédaignée comme chose de peu, une bifurcation qui descendait vers ce que nous nommions la résurgence : une vasque de calcaire ovale et profonde, où l’eau surgie d’un siphon prenait des reflets bleutés, et nourrissait plus loin une étendue humide avec des nénuphars, avant que la rivière les reboive.

Sous la roche, on s’était assis, longtemps. Dans ces cas-là, je ne le contredisais pas, je ne m’impatientais pas. La plupart du temps, j’attendais avec confiance, d’autres fois restant sur mes gardes, me méfiant du tour qu’il m’avait préparé.

Cette fois-ci, je m’abandonnai plutôt. Il y avait du soleil. Ces bois frêles et serrés grimpant depuis la mince couche d’humus de la terre calcaire m’évoquaient irrésistiblement ces équipées adolescentes. Même aujourd’hui, si je traverse certaines de ces zones, dans un triangle d’entre Poitiers, Niort et Ruffec, sur les toutes petites routes et non pas les nationales, j’ouvre la vitre de la voiture pour la retrouver.

Le bruit était fin, mais ténu. Ce n’était pas un écho, ni simplement le bruissement des arbres. Mais bien une émission sonore particulière, et indéchiffrable. Il semblait que la roche résonnait. Il semblait que sa forme concave, là où étions assis (j’ai vérifié plus tard, en y revenant seul, Audeau ne nous avait pas fait asseoir là par hasard), rassemblait le mince écho naturel en vibration complexe, amplifiée par la paroi rocheuse.

« Tu en penses quoi », m’avait dit Audeau au bout d’un long moment, de sa façon qui n’était jamais interrogative, plutôt comme on conduit un examen.

Je n’en pensais rien. Je me concentrai cependant de façon plus précise sur l’écoute.

« Ils y entendaient des présages », reprit-il après un autre moment, et sans préciser à qui ou quoi ce « ils » se rapportait.

Le bruissement minéral changeait sourdement. S’il y avait là une voix, elle venait de profond. Mais une voix, et même si c’est celle indistincte d’une foule, et même si c’est celle imprécise des animaux, est une syntaxe articulée du temps.

« Je crois qu’eux-mêmes parlaient dans la voix, ou ce qu’ils disaient la voix, et que la résonance produite prenait à leurs yeux valeur d’oracle », continua Audeau. Il me dit qu’il y avait souvent fait des expériences, y compris sous l’averse et la grêle. Il me dit que l’endroit était très troublant si on y venait à l’automne, quand la pleine lune diffusait dans les brumes une pâleur sans source. « Ce sera à toi d’en faire l’expérience », m’avait-il dit. Et pourquoi je n’ai pas osé, je n’ai pourtant jamais eu à regretter ce qu’il m’a induit d’explorer malgré ma peur, ma fatigue, mon incompréhension de l’irrationnel. Mais le fait est, je n’y suis jamais retourné que dans le jour. Au soir, on dirait qu’ici le froid vient plus brutalement, que les ombres se referment plus vite. Je suis souvent revenu, mais j’ai toujours un prétexte pour retourner voir les grottes ou la résurgences. Quelle chance déjà que ce recoin encaissé et boisé n’ait jamais intéressé personne, ni pêcheur ni promeneur, ni les Britanniques rachetant les fermettes en ruine (c’est d’époque), et que probablement même les adolescents de maintenant ont d’autres buts à leurs équipées.

Moi aussi j’ai fait des expériences. Celle d’écouter longtemps. De comprendre si, dans l’harmonie ou la disharmonie de ces souffles amplifiés, s’établissait un sens. Et puis, si je chuchotais moi-même, ou si j’émettais moi-même des mots ou des phrases, cette réfraction en était modifiée.

Je me souviens d’une heure passée à prononcer le mot « abandonne », sans que je puisse rien en déduire.

Plusieurs fois, revenant à la voiture garée dans ce chemin par lequel on accédait à la rive encaissée, j’ai pensé à la grimace parfois sardonique de Jean Audeau, lorsque je ne parvenais pas à mon but, ou que je n’étais intérieurement pas prêt à y atteindre.

Ces jours-ci, je repense beaucoup à la roche. À la roche dans la brume et la nuit. Dans le désespoir accru du monde, peut-être l’oracle se reforme-t-il, peut-être qu’elle dit quelque chose, la roche.

J’ai failli prendre la voiture, ce samedi soir. La brume était là, et la nuit. Puis j’ai fait halte à Ferrabeuf, et fait comme si je n’avais pas autre chose à accomplir. L’oracle de la vieille roche, oui, certainement, une nuit comme celle-ci il parlait. Mais est-ce que j’avais envie de l’entendre ? Est-ce que le monde tout entier ne criait pas déjà sa peine, son opacité, son mystère et sa perte ?

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 4 décembre 2015
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