la chambre double #16 | la pièce d’à-côté

de quelques éléments autobiographiques tus jusqu’ici


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Calling on the dead – voice or familiar sound in adjacent room. #52

Il m’est régulièrement arrivé, même si toutes ces années notre relation n’a pas été constante – il décidait lui-même des phases de mon apprentissage, et bien des aspects de sa vie me sont restés inconnus (ce que je respectais), de même qu’il m’arrive parfois aujourd’hui seulement d’entrer en rapport avec certains de ses autres élèves – d’arriver chez lui et qu’il n’y soit pas. Dans ce cas, c’était la consigne, je n’avais qu’à l’attendre.

Quelle banalité vide que cet appartement. Un deuxième étage dans une vieille rue de Fontenay-le-Comte, un escalier plus étroit qui accédait aux combles, mais je n’avais appris qu’incidemment que cette suite de pièces lui appartenaient, et une fois seulement il m’a invité à passer la nuit dans ce qui ressemblait à une chambre de bonne, qu’aucune bonne n’aurait utilisé depuis des décennies – à moins qu’on l’ait réservée à une ancienne personne, dans le temps où les maisons de retraite n’étaient pas de florissantes entreprises pour organiser les fins de vie…

Je suis porté à croire qu’il avait à lui, pas très loin, probablement dans le vieux marais (une des raisons aussi qui lui avaient fait se décider à travailler avec moi, dont les grands-parents habitaient cette même poche entre eau et ciel), une ferme ou en tout cas une maison suffisamment isolée, et que le peu d’affaires et de livres qu’il gardait dans cet appartement du deuxième étage à Fontenay-le-Comte n’étaient qu’une sorte de fonctionnalité, voire de pratique façade pour l’état-civil. Je rappelle qu’il a longtemps enseigné (les mathématiques) au lycée Viète.

Mais au rez-de-chaussée c’étaient d’anciennes boutiques que j’ai toujours connu fermées, dont une murée, et au premier étage un appartement identique au sien mais toujours volets clos. Qu’il ait été le propriétaire ou l’héritier de la vieille maison (dans nos villes de province, elles prolifèrent) et ait voulu organiser sa tranquillité, j’en serais aujourd’hui presque sûr. Si ce n’est pas moi qui ait hérité de tout ça (je le saurais), comme je l’ai dit plus haut, je suis loin de connaître tous ses élèves, et si ce fut le lot d’un autre je ne le connais pas, ou du moins pas encore – s’il est temps pour moi de publier ces récits, l’aventure n’est pas close.

L’appartement était constitué d’un long couloir, les toilettes au bout, deux chambres sur la gauche, la dernière fermée à clé, et l’autre celle qu’il se réservait – une armoire et un lit, deux chaises sans table, tout à l’ancienne –, et sur la droite une troisième chambre, celle-ci ouverte, où j’ai dormi quelquefois, une salle de bain rudimentaire et vieillotte, enfin sur l’avant, et faisant l’angle sur rue, une cuisine et un salon avec une longue table qui lui servait aussi de bureau, avec encore des piles de papier du temps qu’il enseignait au lycée, au mur des rayons de livres, et le disparate de ces objets qu’on trouve dans tous les logis de cette époque, mais auquel il semblait ne pas attacher d’importance.

La porte d’en bas restait ouverte, une boîte aux lettres sans nom abritait la clé qu’il laissait, je montais et j’attendais. Je m’installais plutôt à la petite table de la cuisine, puisque c’est là que nous nous asseyions pour nos conversations. La cafetière était accessible, et j’avais mes notes à mettre à jour. Une fois, au soir il n’était pas revenu encore, j’ai fini par aller dans la chambre du fond, et quand le jour m’a réveillé le lendemain matin il était déjà dans la cuisine, à sa place habituelle.

Cette fois-ci, c’était aussi la fin de l’après-midi, et j’étais arrivé en fin de matinée. J’étais même descendu m’acheter un casse-croûte avant que la boulangerie ferme, et étais allé le manger au bord de la rivière (c’était le début de l’été, le temps s’y prêtait). Enfant la ville me paraissait grande et riche. J’ai eu l’opportunité, l’année 1973 exactement, d’y passer un été, tout en travaillant à l’usine SKF, c’était l’année de la Guitare à Dadi, même si j’avais croisé Audeau dans la petite rue piétonne je ne lui aurais certes pas prêté attention.

Je suis remonté dans la petite cuisine, la ville endormie pour la sieste s’était tue, à l’exception d’un marteau-piqueur lointain – je ne sais pas pourquoi je me souviens de ce bruit banal de chantier, mais étouffé.

À deux reprises, entendant les voix dans la pièce d’à-côté, le grand salon avec sa table, le vieux téléviseur hors d’âge et les livres, j’ai pensé avoir somnolé, me suis levé en sursaut, ai passé la cloison : la porte de séparation était toujours présente, mais restait ouverte.

Personne dans le séjour, et plus de voix. J’ai regardé un moment, suis allé voir aussi le couloir avec les chambres, ai ouvert la porte sur l’escalier. Et, de toute façon, ce que j’avais entendu ne provenait ni des combles, ni de l’étage clos au-dessous.

Ceux qui aiment Simenon peuvent se référer à un de ses romans précisément situé à Fontenay-le-Comte, où il a vécu : Maigret a peur. Les lieux sont jumeaux.

La rue était vide, elle aussi. Je me suis rassis dans la cuisine, ai lancé la cafetière pour mieux me réveiller, ai repris la mise au point de mes notes.

Et pour la deuxième fois j’ai entendu les voix, et bien perceptible la voix d’Audeau.

Et personne n’était entré, personne n’avait frappé, et la porte était ouverte.

Cette fois je suis resté quelques instant tétanisé, et puis je voulais aussi comprendre ce qu’elles disaient, les voix. C’était trop bas pour n’en saisir plus que de vagues allusions, quelques mots. Les choses banales, un « mais non » très net, surnageaient plus facilement mais ne renseignaient sur rien.

Alors je me suis levé d’un coup, il m’a suffi de reculer ma chaise de quelques dizaines de centimètres pour voir la pièce en enfilade, et bien sûr personne, et bien sûr plus rien, aucune voix ni bruissement ni parole.

Je crois que les deux heures qui ont suivi je suis resté ainsi, assis à la table de la cuisine, mais dans un angle qui me permettait de voir la pièce en entier, et rien d’autre ne s’est produit.

Qu’une sensation de froid, de progressive rigidité. Et c’est ainsi que m’a trouvé Audeau, arrivant avec la tombée de la nuit, mais son pas d’abord bien reconnaissable dès la porte d’en bas, la boîte aux lettres ouvertes et se doutant que j’étais là puisque la clé n’y était plus. Il avait même rapporté des courses pour un plat de pâtes et quelques charcuteries plus un verre de vin et du fromage, que nous partageâmes. Il ne m’en dit pas plus sur sa journée.

J’ai repensé à cela l’autre jour, retenu loin de chez moi. Je n’ai pas d’élève concernant ce que j’ai reçu de Jean Audeau : de cela aussi, il a sans doute procédé autrement. Mais la mission claire d’établir ces récits me convient, et je dois la mener à terme.

J’en ai eu le double témoignage : chez moi, bien longtemps après la mort de Jean Audeau, je dispose d’une pièce à mon usage. On la voit souvent sur mes vidéos, elle n’a pas de secret, ni de vice-caché – construction moderne, carrelage. Étagères à livres, table avec ordinateur, scanner et imprimante, coin de stockage pour pieds photos et autres accessoires.

À deux reprises, mes proches sont entrés dans la pièce, attirés par des voix : et personne. Ma voix à moi leur était reconnaissable, et pourtant à cet instant j’étais à Copenhague, ne devais revenir que le lendemain matin.

Sans autre explication, ils ont pensé à quelque éclat dans le quartier, et le hasard d’une voix semblable, à moins que de mes enceintes ou appareils un ancien enregistrement se soit soudain réveillé (ce n’était pas le cas, mes instruments sont d’une banalité et d’une fiabilité tout ordinaires).

Mes proches m’ont décrit ce qu’ils avaient saisi, très partiellement, de cette conversation – j’ai reconnu la discussion que j’avais eue avec Audeau, ce soir où nous avions partagé pâtes, charcuterie, vin et fromage, l’après-midi où il était rentré si tard, et que j’étais resté terrorisé longtemps, pour les voix dans la pièce d’à-côté, la pièce vide.

C’est ainsi, l’héritage de ce que nous a appris (Pierre Douteau et moi-même, mais d’autres probablement) Jean Audeau : la possibilité d’en user se révèle à nous-mêmes longtemps, longtemps après. Et, lorsque c’est comme cette semaine même, à mon retour de Copenhague, juste comme le signe que, ce dont on dispose, à nous désormais de le maîtriser, de l’utiliser.

Et la question y afférente : pour entendre quelle voix, pour converser avec qui et de quoi, et qu’aura donc t’elle à nous dire ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 21 mai 2016
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