l’Internet comme fosse à bitume

contrer le principe d’empilement vertical des billets dans les blogs


note du 18.09.2016
Cet article a bientôt 10 ans, mais je vois l’expression du titre revenir régulièrement dans les discussions sur le web et l’opposition lecture flux et lecture archivée ou architecturée, accessibilité des archives d’un site. À lire donc pour le chantier à ouvrir de ce que nous avons réussi, et pas encore réussi, dans nos mondes web en gestation.

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La forme devenue dominante des blogs s’enfonce verticalement comme dans une fosse à bitume, enterrant à mesure ses propres contenus sous elle : c’est étrange à voir. Pas de thésaurisation d’ensemble, par d’arborescence de travaux menés parfois sur des années : donnant primauté à ce bruit de la mise en ligne au quotidien, qui en fait en même temps l’outil le plus actif, comme on plaçait nos affiches autrefois, seau de colle à la main, en pleine ville (c’est peut-être le plaisir nostalgique d’Internet, pour nous arrivés dans l’après 68 ?)...

Fascinantes les descriptions archéologiques des espèces qui s’empilent verticalement, et dans un parfait état de conservation, dans ces fosses à bitume, dont seul le haut est visible, mais qui ont tout gardé et conservé depuis leur première origine.

L’expansion phénoménale des blogs a été imprévue : aura-t-elle une asymptote, ou un point de rupture avec masse d’effondrement ? Quand nous les avons inclus dans remue.net en 2003, il s’agissait pour nous d’une révolution. Auparavant, chacun des rédacteurs m’envoyait ses textes, et je créais une page html. En intégrant les blogs, nous permettions à chacun, selon un protocole très simple, d’installer lui-même en ligne son article, accompagné de photographies qu’il chargeait lui-même sur le serveur du site, et de créer dans l’article des liens hypertexte. Dès le début, nous profitions des connaissances techniques de quelques-uns de nos associés pour modeler le « css » de blogger.com selon la charte graphique du site.

Ce n’est pas facile de prendre en charge une page css, où d’absconses instructions (du genre, au hasard : $tpl_main = str_replace(’<_main>’, $tpl_temp, $tpl_main) ;) codent séparément les styles et les emplacements. Mais qui pourrait prétendre, pour Internet comme pour le livre graphique, que la présentation et la mise en page sont indépendants du contenu ?

Sur remue.net, nous avons maintenu pendant une année ce système d’un noyau fixe du site pour la revue en ligne et de blogs associés pour les brèves. Internet étant une fosse à bitume, ces blogs, arrêtés il y a deux ans et demi, sont toujours en ligne même si plus aucun accès n’y mène. On a donc délaissé les blogs au moment même de leur essor.

L’étape suivante, sous l’impulsion de Julien Kirch et de Philippe De Jonckheere a été le transfert du site en php. C’est un langage de programmation de base de données (comme les blogs d’ailleurs), c’est-à-dire que l’ensemble des textes est comprimé dans un même fichier avec adresses internes, et l’arborescence de la présentation est gérée par un logiciel externe. Il y en a plusieurs de disponibles, comme joomla ou phpfusion, nous avons choisi spip. Donc un logiciel libre, dont nous suivons l’évolution, la complexité et la malléabilité grandissante, qui permet de complexifier l’interface et de la modeler graphiquement tout en gardant un système de mise en ligne par plusieurs contributeurs (une vingtaine sur remue.net) extrêmement simple. Spip continue de se diffuser, et d’induire des des réalisations de plus en plus complexes : choix pour l’instant valide et revendiqué, mais qui impose de considérer qu’on fabrique la page en même temps que son contenu, et que la navigation est un paramètre narratif du même ordre que ceux organiques au texte. Oui, mettre les mains dans le cambouis des css et boucles : et alors ? Je disais dans un autre article : même un écrivain apprend bien à se servir d’une cafetière électrique (axiome 17).

Mais imaginez qu’une de nos associations d’auteurs (je suis membre de 3), ou de nos institutions publiques (je l’avais proposé à BS pour son département développement de Beaubourg, on m’a quasiment ri au nez) ai considéré que ça aurait pu être une mission d’intérêt public d’aider artistes et écrivains à prendre pied dans l’univers technique d’Internet, avec quelques très pauvres moyens, bien moindres que ceux accordés à la musique contemporaine via l’Ircam, ou ce qui se passe aux Beaux-Arts Paris via leur pôle numérique : non, dès qu’on touche au texte ou à la littérature, la trouille, l’autruche.

On vous offre partout de créer votre blog : personnellement, je crois qu’en moins de 30 minutes je vous crée le vôtre, en deux heures à peu près on peut le paramétrer graphiquement. C’est un enjeu financier : par exemple lorsque Google a racheté le premier inventeur développeur, blogger.com, pour l’intégrer à sa panoplie multiservices, comme plus tard il fera de youTube et d’autres. Même au niveau de systèmes modestes, comme over-blog, 200 000 utilisateurs sur une seule plate-forme, mais avec appui de TF1 et relais pour sa publicité. Tous ont leurs avantages et inconvénients : je n’aime pas le paramétrage de wordpress, système désormais unique mais bridé pour Le Monde, pour accueil des publicités obligatoires. Bien sûr, comme pas mal d’entre nous, je m’amuse à tester : on prend un pseudo et un thème, et on se fait quelques mois de blog pour voir. J’aime bien la souplesse de typepad, même si à l’usage c’est vraiment sommaire pour les photos et la mise en page. Au moins peut-on installer des « catégories », c’est-à-dire consulter le blog selon des rubriques thématiques, installer des modules de liens etc. Je recommande souvent hautetfort, voyez, si vous vous lancez dans un blog, ceux que vous aimez consulter et choisissez leur plate-forme. Dans tous les cas, vous aurez aussi la possibilité de l’héberger directement sur la plate-forme (adresse genre http://lafeuille.blogspot.com/) mais vous serez dans les ailes de papillon pour les parcours moteurs de recherche et classements, et pas vraiment de garantie pour rester propriétaire de ses contenus et les sauvegarder, ou vous installerez votre blog sur un domaine à votre nom : mais le squelette pré-formaté reste importé en bloc.

Faites un tour sur les blogs dont vous êtes l’habitué : bien sûr vaguement personnalisés, mais système formaté de consultation, navigation synoptique dans l’ensemble du blog quasi impossible sauf recherche fastidieuse. Affichage limité à la dernière mise en ligne, et selon les canons imposés, avec la pollution par les indications jamais utilisées, genre « trashbacks », ou « profil » avec horoscope du fondateur et ses animaux préférés. Sans parler de la prime à ce système généralisé mais infantile (infantilisant) et probablement transitoire du pseudonymat.

L’incompréhensible, c’est qu’une fois que vous savez vous servir d’un blog, rien de plus facile que de passer de cette grammaire là à celle d’un site, et pourtant on dirait que chacun attend tranquillement , satisfait de ces couleurs dont on ne voudrait pas pour papier peint, et des polices ou trop grosses ou trop petites. Espace de prolifération saturée : il se crée des blogs tous les jours, mais peu survivent à leurs deux premiers mois de mise en ligne. Plus intéressante, la façon dont cette masse d’abord indifférenciée élabore ses propres systèmes de repérage et légitimation (un blog est reconnu lorsque ses contenus sont repris et pointés par d’autres blogs), et les outils qui vont avec : l’explosion de netvibes parce que cet outil-là vous permet de suivre graphiquement la centaine de blogs, triés par catégories de pertinence, qu’un type dans mon genre suit en général, le nombre de blogs suivis étant fonction de la manière dont netvibes nous rend possible de les consulter d’un coup d’œil. Par exemple, le site Assouline est nettement plus joli et lisible via netvibes que directement sur son hébergeur (et sans pub).

Chacun trouve son rythme, au mieux quotidien. Si on est attaché au blog, peu importe : je sais que la Chine part en vacances, j’attendrai son retour. Et netvibes me permet de faire s’afficher juste par survol les 6 premières lignes d’un article blog, ça permet de savoir très vite ce que je dois lire, même sur un site aussi riche que l’indispensable rezo.net.

Non, ce qui m’étonne, c’est le si faible taux de glissement de l’univers blog à l’univers site. Un blog est condamné à sa permanente superposition verticale, donc se faisant disparaître lui-même en permanence par auto-étouffement sur même surface, comme ce jeu de gosse où c’est à qui mettra la main sur le dessus — c’est cela que j’appelle le principe de fosse à bitume : vous mettez en ligne un article, les commentaires arrivent ou pas (en général, 3 ou 4 commentateurs noyau pour chaque blog, soit 1 % des visiteurs individuels "discrets" ?), et puis les consultations baissent parce que vos habitués sont déjà passés consulter, alors vous remettez un article et on réamorce, mais le précédent ne sera plus accessible que moyennant considérable et volontaire effort du visiteur, sauf travail de série (starscrewer ou illustrations perec).
Nous sommes quelques-uns à penser, et à explorer que la lecture écran est à travailler et apprendre de façon à ce que l’élément vraiment neuf, l’interrelation entre les textes et la façon dont ils s’associent devienne paramètre aussi actif que la lecture linéaire. Ou ce que j’explore ici avec contextes graphiques qui se spécifient et changent selon la navigration.

C’est ce à quoi nous essayons de nous obstiner : quels récits, quelles figures de parole, qui ne soient pas le ressassement de soi, peuvent naître dans cette liaison même, où l’espace de l’inscription est aussi celui de l’accueil mouvant du monde, dans ses forces abruptes comme de communication privée.

L’histoire de tout cela est jeune. Je suis un peu effrayé à ce que cette prolifération des blogs, en continuant de s’épandre, continue aussi de se concentrer en un nombre restreint de plate-formes qui, elles, n’évoluent pas et sont parfaitement indifférentes à la teneur esthétique ou éthique de ce qu’elles hébergent. Toujours aussi peu, à six mois, d’auteurs actifs dans l’édition graphique pour s’insérer là où nous jouons dans le virtuel, ses recherches, ses débats. Par contre, les voix qui naissent via le Net, hors littérature, y amorcent des processus convoquant aussi production et mise en réflexion du langage et ça s’est de toujours appelé aussi littérature.

Il faut lire ce mémoire de maîtrise universitaire, rédigé sous la direction de Michel Bernard où une étudiante explore et commente un état précis et daté de l’Internet littéraire (3 ans, une éternité). On y retrouve des sites encore présents : par exemple, j’y suis photographié, cité via des bulletins remue.net dont je n’ai ni souvenir ni archive, au moment précis où j’amorce ma séparation (technique) d’avec remue.net devenu collectif pour réamorcer de zéro cet espace uniquement personnel mais basé sur une architecture qui ne soit plus médiation de l’univers graphique. On y croise aussi Jean-Michel Maulpoix et Thierry Beinstingel, dont les sites ont gardé leur direction initiale. Les sites des éditeurs étudiés (POL par exemple) n’ont guère varié. C’est précieux, c’est une topographie de l’Internet d’avant les blogs. La fissure ou la secousse principale vient sans doute qu’alors l’univers de médiation, les quotidiens, la presse en ligne, restait à l’écart du Net. Merci à Elodie Ressouches d’avoir sauvegardé son travail en ligne. Intéressant aussi de voir ses liens, ce qui a disparu, ce qui a continué, ce qui est revenu sous d’autres noms, ce qui n’existe pas encore.

J’ai l’impression qu’on aborde, comme ce mémoire témoigne en creux de ce qu’allait bouleverser l’irruption des blogs, un nouveau virage du Net : plus difficile d’y prendre le ticket d’entrée, parce que la technologie avance vite : même nous autres, au cuir durci, on peine. On utilise le rss, on sait changer un DNS, archiver un fichier dump.gz mais je sais bien, à regarder tel ou tel site, ce que techniquement je ne sais plus suivre. Les pratiques surtout changent encore et encore : la consultation et l’usage explosent et s’insèrent dans la totalité sociale, cela ne mène pas pour autant à mettre en valeur les contenus plus rigoureux, et encore moins à dégager les usages du Net des champs de tension de plus en plus lourdement économiques.

En attendant, on essaye, on avance : mais qu’est-ce que la nuit est noire, ici.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
1ère mise en ligne 17 février 2017 et dernière modification le 17 janvier 2018
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