archéologie du Net, suite

vieux interviews


Je retrouve dans mon disque dur un dossier où j’avais classé des entretiens faits au sujet d’Internet, en 1998 par Télérama, en 2000 par le Magazine Littéraire, et en 2001 par Libération.

Je mets en ligne ce matin ces deux premiers entretiens, bien avant l’âge de la wifi et du haut débit (à l’époque où on pouvait encore demander sérieusement : — Que vous apporte la messagerie électronique ?!) . Uniquement, en fait, pour redécouvrir ce en quoi la technique conditionnait à chaque instant notre usage du Net, et donc ses perspectives. La question de l’addiction est même évoquée (— Etes-vous accro ?), bien avant qu’elle se pose vraiment...

L’entretien Télérama avait été réalisé par Jeanne Suhamy, l’entretien Magazine Littéraire par Valérie Marin de la Meslée, que je remercie. Élément significatif : j’ai archivé le fichier numérique de ces échanges (donc la version intégrale, avant publication), mais je n’en ai pas fait d’archive papier, où bien elles ont été perdues il y a longtemps.

Voir trace du premier site perso évoqué ci-dessous ici. Il accueillait à l’époque entre 80 et 120 visites quotidiennes, ce qui semblait une prouesse...


Télérama, 1998 : Internet comme contrepoison

 

T. Depuis quand vous intéressez-vous à Internet ? Est-ce fascination d’ingénieur pour la machine ? partie de votre engagement d’écrivain en prise avec le monde moderne ?
FB. Je crois que si on écrit, on est plutôt dans le bord qui tombe, l’immobilité laissée en arrière. Dans le moderne, m’intéresse moins sa réussite que le mal qu’il a à emmener avec lui ce qui compte ancestralement. Ma formation d’ingénieur, c’est vrai, m’a familiarisé très tôt avec l’ordinateur. Devant ces machines, je garde le plaisir du gamin qui démonte son premier réveil. Internet m’est tout de suite apparu comme un outil évident, naturel, aussi important pour la circulation des écrits et des idées que l’apparition de l’imprimé en 1480. Vivant en province, il m’importe de pouvoir échanger vite des textes. J’ai acheté un modem pour le fax, et il y avait un abonnement d’essai gratuit à Internet. Je voulais télécharger Baudelaire : c’est parti de là.

T. Etes-vous devenu un « accro » ?
FB. C’est un réflexe maintenant, le matin quand j’allume mon Mac, de transférer mon courrier électronique, de mime qu’à 11 heures 30 je sais quand le vélo du facteur passe au portail. Mais je ne vais sur le Net que pour des recherches précises. Envie d’en savoir plus sur un auteur, de Caroline von Günderode à Raymond Carver. Envie de me promener dans l’univers d’un peintre, besoin de lire un texte en langue originale. Le travail d’écrivain est complètement séparé. C’est un rapport âpre aux livres et à la lecture, longue, solitaire. Et les heures qu’on passe devant la page à faire ne supporteraient pas de troisième partenaire.

T. Quels sont vos sites préférés ?
FB. Bien sûr d’abord les sites sur les auteurs que j’aime ou que je travaille. On a des carrefours qui provoquent au voyage, comme l’université de Düsseldorf pour les auteurs germanophones ou Clic Net, site américain, pour les ressources littéraires francophones. Tel site canadien sur Lautréamont. Ou cette université anglaise qui a réalisé un moteur de recherche sur la Comédie Humaine. J’aime aussi les sites d’astronomie : la banque d’images du télescope Hubble, ça donne vraiment à penser et rêver. Et les musées. En Finlande, un musée s’est consacré aux photos prises par Strindberg et Munch : on se promène littéralement dans les salles.

T. Que vous apporte la messagerie électronique ?
FB. Moins la rencontre d’inconnus qu’un échange bien plus dense avec mes amis proches. C’est une table de travail virtuelle. Travaillant à une pièce radiophonique avec un ami compositeur, Kasper Toeplitz, on s’échange chaque jour des bouts de fichier, des idées, voire des images et du son. Ce mois-ci, il est au Japon : on continue !

T. Vous êtes un des très rares écrivains à avoir créé votre site. Les écrivains aiment souvent avancer masqués. Vous vous exposez.
FB. S’exposer, c’est lire à haute voix son texte devant un public. S’exposer, c’est aller dans l’expérience du réel à la rencontre de ce qu’on ne domine pas, d’où surgira l’explication avec soi-mÍme par l’écriture. Ici rien de privé, des choses techniques : bibliographie, collaborations, CV. J’ai mis pour moi ce que j’aimerais savoir de mes copains : où Novarina joue ses pièces, où Échenoz va faire une lecture. J’aimerais que ça devienne vite d’usage courant.
Pourquoi se priver d’un formidable espace d’échanges, de ressources pour ceux qui bossent sur la même chose que nous ? La page personnelle serait plutôt un relais, où pourraient puiser les facs et bibliothèques qui ont besoin de matériau contemporain, libre de droits, pour des sites bien plus fréquentés.
C’est un enjeu essentiel : le réseau ne remplace pas le livre, mais à nous d’y assurer la présence de notre langue.

T. Entretenir ce site, est-ce difficile ? Comptez-vous les visites ?
FB. J’ai fait ma première mise en ligne en un dimanche, et souvent je la complète comme ça, deux heures le dimanche soir. Changer tel texte pour un autre, appuyer sur la case « actualiser », c’est ridiculement simple. Quant aux visites : combien ouvrons-nous de sites que nous refermons aussitôt ? Mes techniques d’atelier d’écriture en illettrisme, mon travail avec une classe de collège sur sa ville, intéresseront trois personnes par an ou une personne trois fois par an. Mais les moteurs de recherche permettent à n’importe qui de trouver cette information : voilà la nouveauté radicale — l’aiguille visible avant la botte de foin. Pour une revue belge, j’ai écrit sur Pierre Bergounioux, ami et écrivain que je respecte hautement : ces pages sont sur mon site, avec un inédit de lui sur l’étymologie du mot livre. Egotisme ? Attendons que ce soit multiplié par cinquante ou cent, ça disparaîtra dans la masse.

T. Dans ce site, vous êtes aussi éditeur. Vous donnez la parole à des inconnus, marginaux qui ne seraient pas publiés autrement. Utiliserez-vous aussi Internet comme outil de créativité pour vos ateliers d’écriture ?
FB. J’ai mis en ligne des textes collectés auprès d’errants de grande ville, ou de collégiens de banlieue, évidemment parce qu’ils comptent pour moi, mais surtout pour aider à multiplier ailleurs la même démarche. En atelier, par contre, pas la peine d’introduire un écran supplémentaire, au sens strict, entre eux et les mots : renouer avec la langue, c’est d’abord affaire de corps et de souffle.

T. Pour un autre site, Athena, vous avez mis en ligne Rabelais et quatre préfaces superbes. Pourquoi ce choix ?
FB. Le premier soir que j’ai accédé à Internet, je voulais télécharger les Fleurs du Mal. Je suis tombé sur Athena, dont la tenue philologique m’a surpris. Ayant moi-mÍme transcrit les quatre livres de Rabelais d’après les microfilms de la BN, dans la ponctuation originale (publié chez POL, mais épuisé), j’ai proposé à Pierre Perroud, que je n’ai jamais rencontré, de compenser ainsi mon emprunt. Depuis j’ai aussi recopié l’édition originale des Illuminations de Rimbaud. J’aime cette idée de contribuer à un fonds de ressource où chacun met sa pierre. De toute façon, j’ai toujours aimé recopier. Sur Rabelais, on m’écrit beaucoup : des étudiants d’un peu partout, un mathématicien en recherche lexicale sur l’histoire des nombres, un prof de Caracas pour ses élèves...

T. Sensible à l’illettrisme, aux « mal famés », pensez-vous qu’Internet aide à démocratiser le savoir ? à accueillir une littérature « non dominante » ?
FB. Je me garde de tout réflexe utopiste. C’est un outil, rien de plus. Mais un outil non neutre. Dangereux si on n’y va pas soi-même, si on le laisse se développer selon les seules lois du dominant, donc vers l’avachissement des idées. La presse informatique, les manuels de logiciels, sont une insulte permanente à la grammaire.
L’idée d’accès libre est pour moi, politiquement, démocratiquement, extrêmement importante. M’a frappé, au début, la disproportion entre contenus scientifiques et contenus littéraires, et l’absence (pour cause de droits) des écrits contemporains les plus intéressants. Tout écrivain a en réserve, dans son atelier, des textes sur la littérature, sur un auteur, sur son travail. Cela, on peut le mettre en ligne. L’enjeu est essentiel : ce qu’il y a de bien dans Internet, c’est sa capacité à porter aussi le meilleur. J’insiste sur le mot aussi. Si on diffuse le meilleur de notre langue, on va contre la domination et la momification.
A nous de mouiller un peu la chemise. Dans la situation de précarité où sont la langue et le livre, il y a une responsabilité individuelle à partager ce qui compte : personne ne parlera de Michaux ou d’Artaud à notre place. Si un môme dans un lycée, un lecteur dans une bibliothèque, tape les cinq lettres GRACQ sur un clavier avant de prendre le livre, ou parce qu’il le lit déjà et veut tourner autour, ne peut-on aider, en partageant l’admiration par trois pages sur l’auteur ? Là, il y a du nouveau.

T. Une phrase, sur votre site, m’a frappée : « plutôt que de s’attrister encore de la domination marchande dans la circulation du livre, restaurer que le livre n’est pas l’existence totale du haut engagement même ». L’édition électronique, en désacralisant l’objet livre, servirait-elle la littérature ?
FB. Non, on n’en a pas fini avec la lecture, silencieuse et solitaire, la lecture dans la nuit, la lecture sous le ciel. Porter la poésie à voix haute, pour compenser l’isolement des livres. Nerval, Balzac, Mallarmé, Proust, Shakespeare, sont sur mon disque dur : je ne m’en sers que pour des recherches ponctuelles. Internet n’est pas ici l’ennemi, il n’est pas non plus une perspective. Par contre, j’ai décidé de mettre mon travail théâtral uniquement sur le réseau. Le destin de ces textes, c’est la scène. Ne peut-on se contenter de les mettre en ligne, puisqu’ils sont protégés par la SACD dès lors qu’ils sont joués ?

T. Proust a introduit le téléphone en littérature. Vous faites entrer dans vos fictions l’usine, le parking, le ciment... Trouvez-vous Internet poétique ? Envisagez-vous d’en parler dans un roman ?
FB. Internet est de moins en moins « poétique » à mesure qu’il devient plus facile à utiliser. Il y a trois ou quatre ans, s’échanger un fichier entre deux machines de marque différente était toute une histoire. Il nous est donné d’assister en direct à quelque chose qui va très vite. Le monde donne d’autres leçons. Tout Internet cesse devant Sarajevo. Ou celui qui dehors dort sur un carton, ou l’étudiant de sciences qui n’a jamais lu Poe ou Kafka. Je ne me vois pas faire déborder toute cette pacotille technologique dans ce que j’aborde par l’écrit. À la seule nuance de l’hypertexte : si l’on pouvait, juste en regardant fixement un seul mot, à distance, changer l’écran et déplacer le texte...

T. Revenons sur un mot, justement : « danger pour les livres, danger pour l’homme, rien de nouveau ». Quel est le danger d’Internet ?
FB. Cette question nous ramène à l’invention de l’imprimerie : le danger de ne pas y introduire le meilleur de la langue est infiniment supérieur à son contraire. Rimbaud sur le Net, c’est le meilleur contrepoison. Le plus rassurant des poisons face à la domination technologique.


Magazine Littéraire, 2000 : quand les sites d’auteur se seront multipliés (rêvait-il)

 

1. Qu’est-ce qui a motivé votre premier acte d’internaute : télécharger les Fleurs du mal ? Puis la numérisation (saisie, donc ?) de textes libres de droit qu’on peut (plus ou moins) trouver sous la forme de livre ou du moins en bibliothèques... ?
C’était un soir d’été, en 1996, sur une publicité Compuserve proposant l’accès gratuit pendant 15 jours à Internet. Il m’a fallu d’abord deux bonnes heures pour configurer la connection, obtenir mon mot de passe etc. Ensuite il fallait se rendre sur un site (l’université d’Aix, je crois, dans mon cas) pour télécharger Netscape 2, une bonne heure encore. C’est seulement à ce moment-là que j’ai pu « naviguer » pour la première fois. Par contre, en trois heures, donc pour moi avant la fin de la première nuit, on balayait extensivement tout ce qui concernait la littérature en français. C’était quasiment le vide, comparé à ce qu’on trouvait déjà pour les sciences. Il y avait deux bastions, ABU au conservatoire des Arts et Métiers, et Athena en Suisse, où effectivement j’ai téléchargé les Fleurs du Mal. J’ai pensé qu’il était poli de remercier le responsable du site, Pierre Perroud, un minéralogiste, qui les avait numérisées, et ça a été mon premier e-mail. C’est tout naturellement que je lui ai proposé ma numérisation de Rabelais, recopié à la main, quatre ans durant, d’après les fac simile des originales, pour une publication chez POL, lequel avait arrêté le projet de sa « Collection » et soldé les ouvrages. A l’époque, c’était simple : si on voulait des contenus sur Internet, il fallait les fournir. Ce qu’on a fait. J’ai recopié à la main Lautréamont, Rimbaud, les Poèmes en prose de Baudelaire, un peu par inconscience, beaucoup par plaisir. Une heure chaque soir : Aragon dit que recopier c’est comme marcher à pied sur une route au lieu de filer à bicyclette... Je n’ai aucun regret. Athena reste le site de référence comme base de textes numérisés. Nous voulions faire Montaigne, mais quelqu’un nous a précédés. Maintenant ça a moins de sens, les bases de texte se sont multipliées, en particulier à la BNF, même s’ils s’obstinent de façon incompréhensible à présenter les textes en « mode image » pour consultation page à page. Il ne s’agit pas de remplacer la lecture graphique. C’est plutôt un outil. En quelques minutes, on a les occurrences du verbe parler , du mot ciel chez Mallarmé, Baudelaire et Rimbaud, et moi ça m’ouvre des horizons de pensée tout neufs. Dans Montaigne, en quelques secondes, si on suit le mot cahier, on va trouver seize ou dix-huit occurrences qui toutes concernent le geste même d’écrire : sinon, autant chercher une aiguille dans une meule de foin. C’est comme le Littré en CD Rom : les modes de recherche deviennent aussitôt comme transversaux, recherches par auteur, par époques... Quand j’écris pour moi, depuis quelques mois, le CD Littré est en permanence dans la machine.

2. Quel a été le "moteur" pour passer à la création d’un site et quels moyens vous êtes-vous donné pour cela ? rapport site / pratique d’atelier d’écriture ?
C’est l’été 1997 que j’ai lancé un site personnel. D’abord plutôt par goût de la manipulation technique : c’était encore tout un parcours, se procurer les logiciels, comprendre comment gérer à distance le serveur, maîtriser un peu du langage html, tout ça maintenant est devenu quasi invisible. Mais il y avait la volonté d’expérimenter dans la littérature : sur les sites ressources comme Athena ou ABU, évidemment, pas question de mettre en ligne du contemporain. Et un site, pour chaque auteur, peut devenir comme une visite d’atelier. Textes parus en revue et introuvables, interviews, ou tout ce qu’on dispose chacun autour de nos manuscrits, et les manuscrits eux-mêmes : pourquoi ne pas profiter de ce qui est quand même une révolution ? Non pas proclamer nos tiroirs à la face du monde, mais savoir que si quelqu’un, n’importe où dans le monde, tape les cinq ou les six lettres du mot rouaud ou du mot michon, il tombera aussitôt sur Jean Rouaud ou Pierre Michon, je ne sais pas si aucun de nous peut mesure l’importance du possible.
Bien sûr, le fait que j’anime des ateliers d’écriture a compté aussi : savoir, de semaine en semaine, ce qui s’écrit à Montpellier, Marseille ou St-Brieuc. Et des textes théoriques, des infos... ça commence à prendre, trois ans après. Idem pour le théâtre, où la donne est différente : c’est quand les textes sont joués qu’ils sont protégés. Pourquoi ne pas profiter d’Internet pour les faire circuler largement et gratuitement ? Quant aux moyens, c’est cela aussi qui est stupéfiant : en quelques heures, avec des programmes libres, on monte un site. Ce qui est d’ailleurs assez marrant, c’est qu’on voit plein d’institutions payer des sommes folles pour se faire faire leur site, et ceux qui leur font payer ces sommes font des choses très compliqués, très lentes à charger, bourrées de gadgets qu’on connaît tous par cœur, pour justifier leur intervention. Du coup, nos sites sauvages sont quasiment plus consultés que certains de respectables institutions...

2. A quel moment vous êtes vous dit ou vous dites-vous encore que ce temps consacré à l’internet est du temps rogné sur votre création littéraire ?
J’ai depuis longtemps des habitudes très ancrées, comme de travailler tôt le matin, dès 5h le plus souvent, mais à 8h j’ai fini ma journée d’écriture. Et le soir, je lis, c’est une discipline. Je ne vais jamais au cinéma ou choses dans le genre. Alors forcément que dans la journée j’ai du temps. C’est plutôt une récréation, comme d’aller causer au bistrot avec un copain. Sauf que, vivant en province, ça me permet une liaison bien plus solide avec les mêmes copains, aussi loin qu’ils soient. Non seulement le Net ne rogne pas sur le travail personnel, mais surtout il me permet d’être plus souvent chez moi, y compris pour le travail en collaboration.

3. Quel commentaire vous suggèrent vos statistiques de fréquentation ? Vos visiteurs correspondent-ils à ceux pour lesquels vous faites vivre le site ?
Surprise évidemment des origines : moitié pour la France, ça semble logique, mais je peux suivre les consultations depuis le Japon, le Mexique, ou telle république d’Asie centrale... Le plus souvent, ça reste anonyme, mais quand même beaucoup d’échanges mails avec des gens de tous ces pays. Pas forcément sur mon boulot personnel : beaucoup sur Rabelais, sur Balzac. Pendant longtemps, aussi, je servais d’aiguillage vers les collègues auteurs. Maintenant que les sites d’éditeurs se répandent, et les e-mail, on me demande un peu moins d’être la boîte à lettres... A l’inverse, des fidélités réciproques : à suivre ce qui se passe sur des sites amis, on prend confiance pour que le sien ose un peu d’actualité, quelques humeurs. Je ne sais pas si la question du nombre est si importante : mon frère est instituteur en maternelle à Pontivy, en Bretagne, et il a lancé un site avec ses travaux d’école, c’est tout aussi important.
Ou plutôt, l’importance neuve du Net, c’est que l’accès aux deux soit strictement égal. Je pense souvent à cet ami luthier que j’ai à Angers, dans le vieux quartier de la Doutre : dans la petite vitrine de son atelier, il y a toujours un instrument, violon neuf, mandoline rachetée d’occase, du bois du Brésil, de vieux outils, quelque chose. Ce n’est certainement pas pour ceux qui passent dans la rue, c’est une petite rue où il ne passe presque personne : mais personne pour douter de l’importance à ce que, dans la vitrine, il y ait quelque chose.

4. Dans quelle mesure ce nouvel outil peut-il agir sur l’actualité et relayer le militantisme (je pense au droit de prêt ) ?
Je n’ai pas d’activité militante depuis exactement vingt ans. Je pense qu’une idée juste trouvera toujours à s’éprouver comme juste, et que tout l’Internet ne suffirait pas à faire prendre une vessie pour une lanterne. Je crois aussi que même un engagement profond pour la langue et pour le livre doit passer aujourd’hui par une sorte de confiance souterraine : dire au plus exact, la théorie au plus strict, et qu’une position militante devient aussitôt trop rigide. Avec les listes de diffusion, une autre vecteur étonnant et autonome du Net, c’est plutôt les conditions de débat qui se transforment. C’est le fait même de débattre qui prend un poids entièrement revu à neuf, et tant mieux. Donc, sur mon site, j’exprime mon opinion quand besoin, ce que j’ai fait sur cette question du prêt payant, et je m’en tiens là. S’il y a des menaces graves sur le livre et la langue, si par exemple le prix unique était mis en cause, évidemment on monterait au créneau sur le réseau aussi : c’est une sorte de veille active. Mais une info forte, y compris juste pour dire : lisez ce bouquin ! peut circuler massivement et vite.

6.Vous sentez-vous seul contre tous avec cet outil ou peu à peu entouré dans cette pratique littéraire ? Qu’est ce qu’elle remplace, ou apporte dans l’univers d’un écrivain ?
Oui, il y a encore deux ans, on se moquait gentiment de nous en nous qualifiant de brûlés de l’informatique. Maintenant que tout ça se répand très vite, c’est plutôt service dépannage.. Je suis très heureux de constater plutôt des formes de solidarité très neuves, de contact immédiat, une manière d’être beaucoup plus ensemble. Et d’autant plus étonnante qu’elle respecte le travail solitaire, tout en s’établissant du lieu même de ce travail... On s’en rendra mieux compte d’ici encore un an ou deux, quand les sites d’auteur se seront multipliés. Pour l’instant, on fait encore trop vite le tour.

7. L’internet s’avère-t-il un bon outil promotionnel voir publicitaire pour vous (cf le problème du droit d’auteur sur le net) ?
Je ne crois pas, pour l’instant, que mon site ait changé quoi que ce soit à mes ventes de bouquin, et je dirais : tant mieux. Je crois que le plaisir que j’y trouve, c’est à me sortir de mon boulot, intervenir sur Rabelais ou Baudelaire, faire circuler des idées ou des interventions sur les ateliers d’écriture. On rigole, avec quelques-uns, parce que ces derniers mois on voit venir à nous des gens qui nous proposent de l’argent pour nos sites : quelle idiotie. On pourrait se la jouer artiste mangeant des pâtes dans la casserole, pour la pub. Non. On est déjà d’une autre génération du Net : on réintroduit dans l’Internet le même anachronisme qu’est la littérature dans la société civile. Je crois que c’est un peu pareil pour les scientifiques, qui ne reconnaissent plus leur enfant. Reste des questionnements fondamentaux : effectivement, la question du droit d’auteur ne peut plus se poser de la même façon, concernant cette circulation d’idées, cette mise à disposition des idées. Il est trop tôt pour légiférer, et il serait aberrant de ne pas y aller voir. Des outils nouveaux comment juste à naître, par exemple des revues uniquement en ligne, comme Inventaire/invention, attendons voir. Je crois qu’on trouve un certain plaisir aussi à se savoir aussi minoritaire : qu’importe combien de gens lisent Bergounioux ou Collobert, on sera d’autant plus fiers d’être de la confrérie des lecteurs de Bergounioux ou Collobert, et ça, c’est aussi le génie du Net.

8. Pouvez-vous me dire ce que vous pensez de la création littéraire à partir de l’hypertexte (pour contre, concerné ou pas ?), et me parler de la chose la plus importante qui vous soit arrivée par ce biais depuis la création de votre site. Et d’un éventuel projet en cours sur le site.
J’aime trop le livre graphique pour qu’il ne soit pas encore aujourd’hui, pour moi, un idéal vivant. J’écris pour un livre. Je peux consulter avec plaisir mes CD Rom, Littré, Proust ou autre, mais produire pour l’écran serait pour moi une tâche annexe, périphérique. La littérature, la langue, c’est le corps, la voix, le souffle, et ça suffit à tout remettre à sa place. Il se passe cependant en ce moment, pour moi, une inflexion : j’utilise l’hypertexte dans le temps de l’écriture, pour la gestion du manuscrit en cours. Liens avec les notes, liens entre différentes strates verticales du texte, espaces superposés du livre à venir, iconographie aussi. Je me crée pour le manuscrit en cours un espace hypertexte, parfois je le mets en ligne juste pour moi, pour l’avoir sous les yeux via mon navigateur, sans diffuser l’adresse. Peut-être que d’ici quelques années, si le livre électronique se répand, cela pourra devenir le cœur d’œuvre, mais ce n’est pas mûr. Mais les envies qu’on se fait, à créer des pages en hypertexte sur Baudelaire, textes, bibliographies, idées, liens, images, oui ça prouve qu’il y a la du vierge, de l’inexploré, que mentalement on commence juste à accueillir. La chose la plus importante ? Il y a ce dialogue, via mail, qui prend de la place : l’an dernier j’ai travaillé avec des sans-abri de Nancy, et toutes les semaines, avec deux d’entre eux, on se fait un point internet pour la suivie du livre issu de l’expérience. Il y a la mise en ligne de ces textes écrits en ateliers, tout cet hiver, au théâtre de La Colline, à Paris, j’ai travaillé avec une classe de CAP « ménage et hygiène des locaux » de Paris et une classe de seconde de Clichy-sous-Bois : dès le lendemain, en général, je lançais notre travail en circulation, et je leur faisais part des messages en retour. Quant au site, comment il évoluera, je n’en sais rien. Je voudrais numériser, les mois à venir, la très grosse somme de Lazare Sainéan : La langue de Rabelais, une sorte de masse géante expliquant tous les mots de Rabelais, et mettre ça en accès libre.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 22 juin 2007
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