19 Quai Voltaire

« Vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner ». Georges Perec in Espèces d’Espaces. Baudelaire en a franchi bien des espaces. Pour sûr, il s’est souvent cogné mais a rebondi toujours !

Hôtel 19 Quai Voltaire

Elle a fait un long rêve cette nuit. Un déplacement à Paris, une réservation à l’hôtel du Quai Voltaire dans le septième arrondissement, situé au 19, celui où Baudelaire a séjourné de juin 1856 à novembre 1958. Armée d’un sac léger et d’yeux reposés elle passe de longues minutes devant la façade. La grande porte est ouverte, l’hôtel vide, elle prend des clés au hasard et monte dans une chambre. Elle entend des voix, des vers de Baudelaire :

« Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d’adieux »

ou encore :

« C’est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques
Le sommeil et le don des rêves extatiques,
Et qui refait le lit des gens pauvres et nus »

A senti comme une présence. La nuit tombe, elle ferme les yeux, pas de circulation, pas de bruits, pandémie oblige. Elle redescend les cinq étages, se repositionne devant la façade qu’elle s’empresse de gommer et voit surgir assis sur son divan Baudelaire, tête penchée, détendue, pipe à la bouche, main ferme tenant un livre qu’il lit avec concentration. Elle croit voir dans ses pensées, cent soixante-trois ans après. — Je suis bien dans cette chambre seul. Pour une fois je suis calme ; je termine les Fleurs du Mal ; cette chambre, havre de paix lorsque je quitte la maison de Jeanne, m’a offert ces deux dernières années une ouverture sur la Seine, une perspective sur le pont Royal et le Pavillon de Flore. Je me suis souvent penché à cette fenêtre.

Le Pont Royal et le Pavillon de Flore du peintre Auguste Wynantz (en 1795 – La Haye, en 1848)

Et tout en bas le bateau-lavoir sans cesse en activité me ravit, le bateau à charbon aussi, j’aime ce contraste ; parfois je descends du quai par l’escalier en fer et j’observe les lavandières sur les bords de la Seine. L’eau courante n’existe pas dans les maisons et ces femmes trouvent là contre l’achat de plusieurs jetons le lieu adapté pour laver à froid, à chaud, sécher. On peut les voir les unes légèrement penchées vers la rivière, les autres tournant complètement le dos sous le regard du gérant. Lui-même habite sur le bateau. Hier il a neigé, tout est devenu blanc, il fait très froid, les lavandières sont restées chez elles. Le charbon est sous un linceul blanc, peu de passages de voitures à cheval, tout est feutré.

Blancard, Hippolyte (1843 – 1924), photographe

Je viens de terminer mes Fleurs du Mal. Elles avancent emmitouflées sous ma redingote, j’envoie même mon souffle à l’intérieur pour les réchauffer. Je n’ai pas vu Jeanne depuis plusieurs jours, je vais les lui porter et les lui offrir. — Elle rouvre les yeux, elle ne sait plus très bien où elle se trouve. Georges Perec dira préférer la dispersion à l’ancrage dans un quartier ; Baudelaire l’a précédé ! Après tout, en changeant fréquemment de lieu de vie il a suivi les méandres de son histoire, de ses humeurs, de son labyrinthe intérieur. La nuit tombe, elle ferme les yeux, pas de circulation, pas de bruits, pandémie oblige. Elle voit la plaque commémorative en cuivre brillant, gravés les noms de Baudelaire le premier occupant célèbre puis Richard Wagner qui y termina lui aussi une œuvre célèbre, les Maîtres chanteurs de Nuremberg puis Jean Sibelius puis Oscar Wilde et Camille Pissaro. Tout l’immeuble résonne de mots, de musique et d’images qui se superposent, qui s’enchantent entre eux.

A propos de Huguette Albernhe

Plusieurs années dans l'enseignement et la recherche. Passion pour l'histoire de l'écriture, la littérature . Ai rejoint l'atelier de FB en juin 2018, je reste sur la barque. Je vis actuellement à Nice mais reste très attachée à ma région d'origine, l'Étang de Thau, Sète, Montpellier et les Cévennes.