#40jours #09 | le poisson ne voit pas l’eau

Magnolia du Roi

Petites heures de la terrasse du Roi, un dimanche. Un type allume une clope au milieu d’une crise d’asthme. Ses poumons sifflent. Son compère, bien carré dans son fauteuil en faux paillage, ne montre aucune impatience — à part dans son talon, qui bat l’a mesure, égrène les demi-secondes en attendant que l’autre crache ? Meurt ? Reprenne une conversation dans leur langue animée. Je ne sais pas reconnaître l’algérien du marocain. Un instant, à nouveau, seulement, je ne suis pas à la hauteur. Sept ans que je vis ma vie ici aussi. Leurs syllabes sont si douces, la toux a pris tout le guttural pour elle…
« J’ai 73 ans ! ». Elle est en pyjama. Moi aussi, j’ai enfilé quelque chose qui y ressemble pour aller au pain. Avant 8 h, ça ne compte pas. Il n’y avait presque personne. Un énorme SUV noir avec un conducteur noir coiffé d’un de ces petits bonnets noirs en bas nylon qui flèchent les mauvais garçons dans les séries sur les trafiquants de drogue. — Lequel est venu en premier de poule ou de l’œuf L’invention d’une costumière de télé (tiens mets-toi ça sur la tête, ça fera genre) et qu’ils auront tous copié bêtement, bêlement, bellement, ou le coup de génie d’un vrai dur qui ne voulait pas passer la journée sans coller au plus près du giron de maman (ça ressemble quand même franchement à ces bonnets qu’on se fabriquait pour les cours de masque en enfilant un collant sur la tête dont on entourait les longues jambes avec minutie tout autour) ? — . Il bloque la rue dans l’indifférence générale des murs des immeubles, des voitures garées de part et d’autre et qui se reniflent les plaques d’immatriculation, des oiseaux. À l’angle, une femme noire bien plus âgée — sa mère ? — se chicane avec le cadenas du jardin partagé. Il s’est beaucoup épanoui depuis mon arrivée dans le quartier. Il est dense comme un petit bois, si bien que de la rue, on n’en voit plus le fond, alors qu’il n’est pourtant pas très étendu. Je ne sais pas dire combien de mètres carrés. Ça aussi c’est une petite peine — une courte peine ? Un instant dans ma propre prison ? — ne pas savoir compter les espaces. Je ne me sens pas à la hauteur. Est-ce que le gang local planque sa dope entre les cages des poules et les plants de tomates ? Depuis que les trois niveaux de parking en sous-sol de l’immeuble sont surveillés comme une succursale de la Banque de France — où voleraient des pigeons égarés —, ça se pourrait… « J’ai 73 ans ! ». En pyjama peut-être, mais maquillée. Les sourcils surtout qu’elle dessine bien nets au crayon marron sur son visage tout pâle. Au moins elle sait où sont ses yeux, parce que sa voiture, elle ne savait plus où elle l’avait mise. Je la rencontre au point du soulagement « La voilà ! Ça n’est donc pas Alzheimer ! ». Un pantalon de coton gris clair, et un Tshirt de la même matière souple pour la nuit, mais repassée tout de même. « Bonjour, fils ! » dit-elle à un gars qui passe. Quand je l’ai avisée la première fois, j’entrais dans la boulangerie, elle ne m’avait pas semblé du genre à dire « Bonjour, fils » aux gars du quartier. Mais c’était très bref. Juste le gris du pyjama et le blanc des cheveux. Le type avant moi expliquait à la vendeuse que sa femme avait râlé une fois où les baguettes étaient plus petites qu’à l’ordinaire. Il est chinois et son français monosyllabique donne un côté très marrant à son histoire, même s’il est clair que sa femme porte vraiment la culotte. La vendeuse avec son beau turban et son phrasé en ruban lui raconte comment, quand il pleut, les baguettes boudent et refusent de monter. Elle a le vrai visage du matin pour tous les pauvres de nous. L’ancienne patronne était si triste que je n’osais plus aller lui acheter mon pain.
À la terrasse du roi, c’est la nouvelle donne : trois Asiatiques parlent fort comme les oiseaux, avec des rires de gorges qui gloussent sous le magnolia. Je les ai déjà croqués ceux-là. 

À Babel sous l’arbre

L’antique volière chinoise

Coiffe les mumures

Cinq oiseaux à peine

Conseil déplumé sinon sage

Bruissent comme cent

Cachées par leurs chants

Percussifs éclats métalliques

Des vies se délient 

L’écrit des pleureuses

Est un semblable paravent

Pour la vie secrète 

Souvent ils se chamaillent avec virulence pour payer. Un théâtre bon enfant et véhément où le ton monte encore. Le Roi vient y mettre un terme avec un aphorisme pacificateur en attrapant le billet de l’un ou de l’autre dans sa logique des comptes. 
À l’arrière de la voiture retrouvée, les sièges étaient couverts d’un plaid multicolore au crochet. Il y avait également des petits coussins de part et d’autre du portrait photographique d’un jeune homme — d’un fils ? — … L’orbe parfait d’un démiurge à trottinette coupe le carrefour à contresens, figure même de la grâce en l’absence de témoins. Je ne suis pas assez là pour compter comme telle. J’écris ici et tous me croient ailleurs.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

4 commentaires à propos de “#40jours #09 | le poisson ne voit pas l’eau”

  1. « J’écris ici et tous me croient ailleurs » ça me parle, infiniment. La clé sans doute, ou l’une d’elles pour que l’écriture fasse pousser ses surgeons dans la ville ou ailleurs ?

  2. Merveilleux bazar de temps, de voix, de ponctuation alignés à même niveau comme au souk et une petite allée versifiée pour y circuler. J’y trouve une lampe en cuivre et un vieux coussin, et un peu tout ce que je n’aurais jamais cherché. Très vivant, merci.