14 avenue de Corbera. En fait d’avenue une petite rue du douzième à Paris. Une rue courte et discrète, entre Charenton et Crozatier. Un passage qu’on ne remarque pas, sauf à y être né, ou presque. Sauf à y avoir vécu, ou aimé quelqu’un qui y a vécu. Cent deux mètres d’asphalte et d’oubli, sauf pour les nôtres, ceux qui ont vécu là. Sauf pour ceux qui y reviennent en pensée. Corbera, nom sec et nerveux, nom de terre aride et d’oiseau noir. Nom de pays secoué par les vents. Corbera, nom longtemps répété, murmuré avec tendresse. Ancrage des grands-parents après avoir quitté la Corse. Corbera nom d’après l’exil. Corbera, mot-refuge. Corbera évoque un village, une île, un abri. Corbera, l’appartement. C’est là où tout commence. Trois pièces au premier étage, peut-être quatre si l’on compte la cuisine. Mais on ne compte pas, on s’entasse, on s’efforce de respirer dans l’épaisseur des jours. Corbera où ma mère a été enfant. Où ma mère a été épouse. Corbera maison natale, où je ne suis pas née, mais ai été enfant à mon tour. On ouvre la porte, et le décor se révèle. La cuisine beurre frais, les poignées en laiton, les miroirs biseautés, les reflets d’une époque close. Les placards, les tasses en grès, la porcelaine, le Limoges peint à la main. Corbera, sa lumière ambrée, ses couleurs de photo dénaturée. Dans l’espacement des murs flottent des lambeaux de peur. Peur diffuse, sans nom. Peur de frôler l’ombre d’Antoine. Peur traversant les rêves de Pauline. Peur du couloir traversé à la hâte, baissant la tête pour éviter le regard des ancêtres dansants sous cadres. Sur les murs du séjour, une tapisserie ornée de pivoines en camaïeu d’ocres. Une nappe blanche sur la table. Un compotier garni de frappes. Les franges de mandarines coupées à la pointe du couteau. Le paquet de Gauloises bleues. Les volutes de fumée qui enveloppent les visages. On ne peut ignorer le buffet. Masse brune. Demeure. Il faut en dire l’odeur — café, cire, miel de châtaignier. Le buffet, un pays. Au-dessus, l’Annonciation de Fra Angelico fait fenêtre, ou plutôt alcôve. Une chambre secrète où peut-être les fantômes reviennent. Les rideaux rugueux, les appliques à ampoules torsadées, l’abat-jour à franges, tout tient dans une théâtralité silencieuse. La chambre verte, lieu d’attente et d’oubli. Le miroir à trois pans, mon reflet démultiplié à l’infini, comme une preuve que j’ai existé, enfant, dans ce lieu-là. Le réduit au bout du couloir. Sa vitre et sa fêlure en forme d’œil. L’œil regarde, il sait. Corbera, lieu des premiers souvenirs, même sans y être née. Fragments disjoints. Le damassé. Les couverts alignés. La soupe de vermicelles au lait. Les pieds de chaise en bois sculpté, les petites mains qui s’y agrippent. Le bruit du moulin à café. Corbera où l’huile frissonne sur le feu. Où les miettes s’accrochent au tapis persan. Où le placard sent le sucre. Où les tiroirs débordent de crayons, de gommettes, de cahiers d’écoliers. Où dorment les bijoux, les dents de lait au fond des boîtes. Où la grille accordéon de l’ascenseur grince comme un cri. Où montent les odeurs de palier. Corbera où se mêlent les jeux câlins les mains tendres les comptines la chèvre de Monsieur Seguin. Les chants graves. Les cauchemars de ma grand-mère. Sa voix rauque et mes yeux ouverts dans la nuit. Les vagues de velours contre le front. La lumière des phares des voitures qui passent en contrebas dans la rue, coulent lentement sur le plafond, dessinent des ombres mouvantes. Silhouettes liquides, images tremblées. La peur. La joie. Je ne savais pas nommer. Quelque chose avait été brisé là, et personne n’en parlait. Ma grand-mère, ma tante, ma mère. Leurs voix s’élèvent depuis la cuisine, feutrées, hachées, tissées d’accent et de silences. Corbera un lieu heureux, un havre, une enfance préservée. Un lieu magique dans les récits marqué secrètement par une fracture. Corbera m’appelle. Avec lui, ses fantômes. Leurs bras tendus s’amenuisent, ondulent, me traversent parfois. Me montrent une direction que je ne comprends pas encore. Corbera, refuge mental, atlas miniature, théâtre intime. Corbera, un lieu fragile, au bord de l’oubli.
Codicille : Si Corbera venait à disparaître, il resterait le mot. Une mémoire à rebours. Une chambre d’échos.
Puis la tête très légèrement s’incline
Assis seul le dos droit le regard fixe les bras posés sur la table les mains à peine ouvertes. Son habit anthracite tiré jusqu’à la gorge rien ne bouge sauf le souffle faible régulier presque absent. Le corps tenu par une tension s’il relâchait les épaules il tomberait. Vertige. Il ne dit plus rien la pièce est figée de silence. Puis un à-coup imperceptible un battement de paupières. Tendu suspendu à quelque chose qui vacille. Autour une lumière trouble hésite entre les murs. Un mot se forme dans l’ombre de son crâne mais refuse de se dire. Rien que l’oubli. Les doigts tendus relâchés d’un rien seul le pouce gauche tressaille. Peut-être à cause du froid ou du silence pas tout à fait silence. Un tremblement continu derrière les murs. Dans l’air une poussière lente. Il ne bouge pas si peu seulement le tressaillement du pouce gauche. Puis la tête très légèrement s’incline. Le silence pèse à peine fendu par le chuchotement lointain des enfants. Fixer un point une répétition dans la tapisserie un motif là où la trame s’est défaite minuscule boucle tirée accroche de lumière. Peut-être une feuille ou une vague qui remue un souvenir. Une faille un appel sans voix dans le creux du motif. Il ne pense pas ce qui vient ne prend pas forme mais une sensation de sel dans la gorge. Une scène un cri un geste oublié la mer peut-être ou une course ou une chute ou rien du tout seul le creux là au milieu de la poitrine. Dans l’obscurité du salon quelque part dans la nuque l’odeur du sel la morsure du froid sur les côtes. Dans le fauteuil il ne bouge pas. Juste un tremblement de la main droite. Presque imperceptible. Une pulsation qui court du coude jusqu’aux doigts puis s’arrête. L’ombre découpe son visage. Dans la tête quelque chose frappe ou plutôt s’effondre mais le regard toujours fixe. Le pouce maintenant gratte le bord du paquet de cigarettes. Il en sort une la porte à sa bouche. Le briquet résiste. Il insiste le pouce ripe sur la molette revient recommence rien encore une fois rien il abandonne. Une colère muette traverse son thorax. Une voix basse Papa tu veux du feu ? Il ne répond pas il prend la flamme vacillante soulevée par Jean. Il tire une bouffée la fumée roule dans sa gorge s’installe au fond comme une poussière brûlante c’est maintenant un gout de cendres. Il ferme les yeux. Le cri metallique de l’ascenseur fend le silence sans l’atteindre. La ville se tient suspendue. La lumière baisse sans changer d’intensité elle se dilue dans l’air et lui assis dos droit yeux ouverts dans la pénombre du salon qu’il ne reconnaît plus tout à fait. Le souffle court dans la gorge un point dans la poitrine. Les bras posés sur la table les doigts détendus le complet tiré jusqu’à la gorge.
Codicille : Depuis l’arrestation d’Antoine, Louis ne dort plus il écoute. Reprise d’un texte amorcé dans Outils du roman, 2020, cinq ans à tourner autour…
celle qui invente le noir
Elle est couchée il fait noir et dehors n’existe plus. Chaque nuit la même inquiétude. Pas tout à fait une pensée. Elle est là sans être là. Elle est là étendue et elle parle. La voix monte. Elle se glisse sous le crâne. Elle ne s’arrête pas. Elle ne sait plus. Elle ne sait jamais vraiment si elle est encore éveillée ou déjà en train de sombrer. Elle ne sait plus si la voix vient de l’intérieur ou d’ailleurs. Si c’est elle qui a commencé à parler dans le noir ou si c’est l’angoisse qui l’a provoquée. Peut être que la peur s’est mise à dire quelque chose qu’elle ne voulait pas entendre. Un cauchemar prend la parole. Toujours la même scène. L’hiver revient et le seuil vide. L’écharpe et le manteau de laine. Il est figé dans la lumière. Il ne dit rien. Tout se confond. L’angoisse la voix l’insomnie. Le noir devient milieu. Le noir compact où elle glisse sans jamais vraiment tomber. Elle est couchée il fait noir et dehors n’existe pas. Antoine. Son nom dans la bouche. Elle le mâche encore et encore pour lutter contre l’effacement. Il marche sans corps. Il marche sans chemin dans l’espace de la nuit. Il marche vers elle. C’est ce qu’elle a cru pourtant la chambre est vide. Elle parle et elle écoute. La voix ne peut loger entièrement dans le crâne. La voix dépasse la pensée. La voix s’échappe. ASSASSINS. Son cri rauque réveille les enfants. Presque un chant. C’est toujours la même envie de cogner les murs. Ce n’est pas la mémoire. C’est la douleur qui reste et qui frotte les nerfs. La douleur n’abandonne jamais. Le travail sourd de la douleur. Parfois elle ne sait plus si c’est elle même ou une autre. Celle qui imagine. Celle qui invente le noir. La chambre. Un corps. Une voix. Quelqu’un est là qui veille. Il fait noir et elle ferme les yeux pour voir. Elle voit ce qu’elle ne peut pas dire. Dans le noir étendue, parlant, écoutant.
Codicille : je n’ai pu m’empêcher de le raccrocher à Corbera et j'ai laissé un apparaître un brin de l’écharpe de laine d'Antoine. Celle qui invente le noir, c’est sa sœur, Pauline. Cette histoire familiale me rattrape, et je la place au centre de l’écriture pour l’été à venir ici sur le Tiers Livre. Je pose ça là pour m’engager. Merci.
un goût de farine chaude
Nous montons, le dimanche, au village, chez tata Fée, c’est ainsi qu’on dit,
même si la maison n’a pas de nom.
La maison, pourtant, aurait dû être à Pauline — mais il y a eu des lettres, des silences, des histoires où les femmes se taisent.
Là où l’hiver s’enroule dans les pierres, où les fenêtres sont petites et basses contre le vent qui cogne,
un froid de tommettes et de murs épais.
Il y a les virages d’avant, la route étroite, la nausée, la fatigue des villages.
C’est là qu’on vient, parce c’est ce qui nous relie encore à la terre, au village, au nom,
et c’est ma mère qui y veille.
Ma mère dit on monte chez tata Fée, comme on dirait on rentre, c’est une manière de rester, de donner corps à un attachement qui se délite.
C’est elle qu’on vient voir, Félicité, la petite dernière, l’aïeule sur le seuil, dans son tablier qu’elle secoue avant de nous ouvrir, comme on bat la poussière.
Ma mère ne dit rien, elle vient, elle embrasse sa tante comme du bon pain, elle entre dans la cuisine comme on entre en scène.
La cuisine est la maison, et la maison, tout le village, avec ses ombres dans les angles.
Félicité est là, dans la cuisine qui est toute la maison, près du feu où sèche la pulenta.
Ça sent le cabri et la tomate mijotés, la soupe, les blettes.
Elle nous pince les joues. comme pour nous fixer la chair, nous ramener au présent.
Et la petite fenêtre éclaire un verger endormi.
Ses yeux noirs brillent, y tremble quelque chose d’inflexible. La langue se coince un peu derrière ses dents trop petites, mais les phrases sont vives — un monde entier.
Là où la braise veille, là où tout est lent. Elle coupe, elle tourne, elle cuit.
Les beignets frémissent dans l’huile noire, elle se penche à peine, le tablier noué haut sur sa poitrine. Ses gestes semblent naître du feu autant que de ses mains. Le journal tapisse le sol.
Ici le feu n’est pas un décor, le feu brûle comme il brûlait déjà avant nous, et peut-être avant elle. Il fait vivre les murs. Il tient mémoire.
Il y a dans l’air une fumée fine, elle imprègne les rideaux, les cheveux, la voix — et dans ma gorge il y a un goût de farine chaude.
Il y a aussi le fils cadet, trop grand, trop nourri, le corps lourd, le regard vide. Il mange lentement. Il ne parle pas. Il regarde les flammes.
On pense au frère aîné, mort en nettoyant son fusil. Un accident. On sait bien ce qui se cache derrière ces histoires. Celui qui reste porte l’absence.
Moi je suis là, j’avale tout, le jus des viandes, le sucre gras des beignets, le silence épais des adultes.
Je regardais les murs, j’écoutais les bruits. On ne savait pas — le monde se défaisait déjà.
Attablés dans la cuisine trop basse, nous étions les derniers à en recevoir la lumière oblique.
Quand on repart, le jour baisse et ma mère dit c’était bien, je ne sais pas si elle parle du repas ou du devoir accompli. Depuis la voiture qui descend vers la plaine, je regarde les lumières du hameau s’allumer une à une.
plus têtue que leurs silences
Je ne peux pas l’expliquer. Il y a des jours où quelque chose ne va pas, je ne saurais pas dire quoi. Ça commence toujours dans les jambes. Je crois que c’est ça, le début. Pas dans la tête. La tête se ment. J’ai rien dit au début. Qui m’aurait crue ? Y avait même pas un bruit. Juste le poids de l’air. Parfois, je reste longtemps immobile, à écouter. Mais il n’y a rien que le silence. Un silence trop plein. Et puis les oiseaux ont commencé à voler sans raison, ils allaient nulle part, je crois qu’ils volaient pour se souvenir qu’ils savaient encore voler. Et puis j’ai regardé les arbres, ils avaient l’air fatigués. Je crois que je les comprenais. Pourtant… Quelque chose battait trop fort, une vibration. C’était comme un chant dans la terre. J’ai cru à un rêve. Mais ça revenait. Encore et encore. J’ai senti que c’était pas normal. Je le sentais dans mon dos, là, entre la nuque et l’épaule. Je sentais que ça me traversait comme une comptine oubliée. Je me suis demandé si les arbres, eux, s’en souvenaient.
Il fallait que tout soit prévisible. Mesurable. Contrôlable. On bétonnait. On dressait des murs. On rasait les forêts. On voulait tout contenir, canaliser, tout recouvrir. On dressait des cartes. On n’était pas sourds, on était lâches… Écouter aurait tout remis en question. Nos plans. Nos réussites. Nos avenirs climatisés. On savait…On a toujours su…Mais on a préféré l’oubli. On a mis ça sur le compte des cycles, des saisons. On a dit : ça passera. On recouvrait. Mais la mémoire du monde ne disparaît pas comme ça… Elle a juste patienté. Maintenant, elle revient. Elle fracture les digues. Elle brûle, elle inonde, elle déborde. Il y a des anomalies dans le réel… Il y a la chaleur qui n’en finit plus de monter. Il y a des gouttes froides. Il y a des animaux hagards dans les parkings… On n’est pas sûrs de pouvoir réparer.
Une présence négative, oui. Voilà ce que c’était. Quelque chose s’était déplacé, imperceptiblement. Comme viennent les herbes dans les fissures : lentement, inexorablement. L’air tiédissait, vidé de sens. Le monde n’avait pas besoin d’eux. Il rassemblait ses forces. Sous les routes, sous les villes, sous leurs rêves d’ascension. Dans les spores, dans les lichens, dans les entrailles humides. Maintenant ça montait de sous la terre, une rumeur sourde, comme une mémoire rampante. Murmurant dans les pierres. Glissant dans les vents. Vibrant dans les corps. S’obstinant. Plus têtue que leurs silences. Maintenant ils entendaient, ils ne pouvaient plus faire semblant. Il fallait se laisser traverser. Il fallait accepter, malgré l’oubli, cet attachement patient. Il fallait laisser revenir la nuit.
La mémoire enfouie du monde
Il y a des jours où le silence devenait trop dense. Un silence profond, épais, comme un défaut dans l’atmosphère. Le sentiment que quelque chose s’était déplacé. Un décalage dans la mécanique du vivant. Nous le sentions même quand nous ne pensions à rien. Un grain de sable sous la paupière, dont aucun battement ne viendrait à bout. Une présence négative. L’air tiède autour de nous, vidé de mémoire. Les oiseaux semblaient voler par habitude. Même les arbres commençaient à douter. Un silence qui retenait son souffle. Et puis ça montait, comme d’en dessous la terre. Une clameur nous parvenait, étouffée, feutrée par une ouate invisible, elle nous enveloppait méthodiquement, nous pouvions la sentir pénétrer nos os, se glisser dans l’angle fragile entre la nuque et l’épaule, un chant oublié mais qui appartenait à notre histoire. C’était peut-être le langage du monde. Nous l’avions réduit au silence, ou plutôt, nous avions cessé de l’écouter. Nous l’avons recouvert, méthodiquement. De béton. De frontières. De supermarchés. Dessous, ça continuait. Mais on a refusé d’écouter parce que ça dérangeait nos certitudes. Parce que ça ne parlait pas notre langue. Maintenant, ça revient. Un enchevêtrement de forces, de pulsations. Ça remonte dans les rivières, dans les vents chauds, dans les mégas feux. Des sols tremblent. Des animaux errent dans la ville. Maintenant nous ne pouvons plus l’ignorer, nous l’entendons, c’est la mémoire enfouie du monde. Elle est ce qui pousse obstinément dans les failles, elle traverse nos corps. Elle est là, elle a toujours été là, elle n’a jamais cessé d’être la, sous les routes, sous les villes et nos rêves d’ascension. Et nous ne savons plus quoi faire de cette obstination. Nous la regardons avec la stupeur des vivants qui se savent déjà de trop.
au bord de l’absence
Nous étions perdus dans une banlieue sans nom, une de ces banlieues faites de pavillons disparates, de jardinets clos, de grillage mités, d’autos garées devant des barres de béton muettes. Nous ne savions rien, nous n’avions aucune idée d’où nous allions, nous ne savions pas non plus ce que nous cherchions, nous n’avions aucune idée de ce que nous faisions là, et le soir descendait, épaississait les formes, les formes des arbres, les formes des maisons, les formes de nos corps. Nous marchions, ou du moins nous croyions marcher à travers cette banlieue sans visage. Nous avons pris une route grimpant en grand virage, une route bordée de meulières d’entre-deux-guerres, une route nimbée d’une lueur orangée. Alors, surgissant d’un pli de la pente, un paysage illuminé a surgi. C’était une ville entière remontée de la terre, une ville immense, flottant au-dessus de l’abîme, c’était une ville impossible. Il y avait des façades par centaines, percées de lumières, elles s’étendaient en strates infinies, en mille-feuilles hallucinant d’immeubles et de fenêtres. C’était une cité féerique suspendue dans un flou tremblant, détachée du monde où nous nous tenions. Une clameur nous parvenait, étouffée, feutrée par une ouate invisible, elle nous enveloppait
méthodiquement, nous pouvions la sentir pénétrer nos os, se glisser dans l’angle fragile entre la nuque et l’épaule, un chant oublié mais qui appartenait à notre histoire. C’est là qu’on a compris que nous devions nous jeter dans le vide, que c’était la seule manière d’atteindre la ville, mais nos corps refusaient l’élan, ils s’agrippaient au sol, nos corps devenaient soudain le dernier bastion de la peur. Nous n’avions pas peur de mourir, c’était une peur abstraite, raisonnable, elle nous tenait et nous sommes restés plantés là, devant la promesse tremblante. Nous étions devenus invisibles. Nous avons crié, autant que nous pouvions, mais nos voix n’existaient pas, elles tombaient, avalées par le vide. Rien ne nous reliait à la ville, rien de nous ne pouvait l’atteindre. Alors nous avons tourné,contourné, nous cherchions une faille pour atteindre le monde flottant. Mais nous étions perdus encore. Plus
nous cherchions une issue, plus il devenait évident qu’il n’y en avait pas, qu’il n’y en avait jamais eu, que la sortie de cette banlieue était un mythe. Nous étions rejetés dans, toujours, les mêmes zones mortes, les mêmes parkings abandonnés, les mêmes rues désertes, les mêmes barres silencieuses. Nous avons cru reconnaître la pente, ou voulu la reconnaître. Alors nous l’avons suivie, cette fois nous étions fermement décidés à plonger, la peur n’aurait qu’à se taire. Lorsque nous sommes parvenus au sommet de la côte il n’y
avait plus rien, plus rien du tout, même la lumière orange avait disparu. Nous affrontions maintenant l’ombre et le vide, c’était comme si la nuit avait dissout la ville. La ville n’était plus qu’un spectre, une image fuyante qui s’éloignait lentement, tremblant dans un halo de charbon. C’était une ville morte, un monde perdu, peut-être une illusion. Et nous nous restions là, au bord de cette absence. Et les formes continuaient de s’épaissir.
la terre avale nos rêves inachevés
Aller ! Où vont nos pensées les plus faibles… je crois qu’elles s’accrochent aux murs des maisons anciennes, aux pins parasols, je crois qu’elles se confient aux fleurs tendres et graciles. Et quand elles ont pris un peu d’assurance elles nous reviennent. Aller ! Où vont nos ombres qui tracent sur la terre des lignes muettes, et nos jambes pressées qui résistent au vertige… Elles avancent pour se rassurer, marcher ne s’oublie pas. Plus bas, (plus bas, oh) les nuages faramineux. Malgré le grand désordre du ciel la lumière éclate sur la mer, et une île surgit, et les mots tombent tout autour, lentement, là où le vent hésite, au-delà du silence, de l’épuisement. Autour tout est flou. Ah ! qu’on aimerait encore croire aux silences, à ces marches innocentes, à nos corps qui se rapprochent. Mais il y a toujours ce bruit de fond et le sol qui se dérobe quand on cherche à retrouver un rêve. Et la chaleur qui insiste, et le feu qui déjà a tout traversé, alors quelque chose cède de nos rages blessées. Plus loin, plus loin, où sont leurs visages… leurs joues rebondies, leurs rires étouffés aux creux de mains collantes… (Plus loin, plus loin,) où sont les mots qu’on n’a pas osé prononcer, les gestes qu’on a retenus, les combats abandonnés… Et au-delà c’est la lumière qui maintenant abandonne, le jour lui même commence à douter. Et au-delà, ce sont des corps qui tombent. Et au-delà, et au-delà il y a les longs silences qui séparent les averses. (Et au-delà, et au-delà), il y a la nuit qui murmure — je ne suis pas la fin je suis le commencement. Et c’est la peau lourde d’un rêve, une matière floue comme une glaise avec laquelle il faudrait composer. Et c’est un souvenir qui prend consistance, un arbre, peut-être une forêt. Un ressassement d’images flottantes, entre les pins la lumière oblique de l’été. Et on ne sait pas dire, et on ne sait pas comment se faire pardonner d’avoir fatigué les rivières et la mer, l’air et les terrains vagues. On ne sait pas se tenir à l’écart. (Ha ! oui) maintenant c’est toi avec moi, on s’abandonne au vent, au soleil, aux heures lentes, on marche aussi dans la nuit, on chérit l’évidence d’être côte à côte, on s’attendrit de voir la pleine lune grimacer derrière les nuages. Ta bouche, la chaleur d’un linge encore tiède sur la joue. Et des parfums de fougères, de poudre, de terre brune. Et on ne sait plus qui, de la terre ou de nos jambes, tremble. Et la mémoire doucement se ferme sur la peur de ne s’étonner de rien. Et la mer se froisse contre le vent. Elle espère, elle enrage, elle gonfle, elle attend. Se hâter, se hâter !… Comme si on pouvait se battre contre le ralentissement du corps. Se hâter, se hâter !… Est-ce que courir empêcherait de tomber ? Et la terre se soulève doucement. On aurait dit que des voix sortaient de dessous les pierres. On ne peut pas pénétrer dessous la terre ou bien seulement en rêve, peut-être est-ce là que reposent les mots qu’on n’a pas osé dire. Et la terre s’ouvre, et la terre avale nos rêves inachevés.
Les choses sont à leur place
Les choses sont à leur place, eux et moi, le bleu du ciel, le scintillement de l’étang, le réconfort d’un moment déjà vécu. Lui un peu trop grand, la voûte légère du dos. Elle, la bouche fermée sur les douleurs d’enfance, nous parlons à peine, ce n’est pas nécessaire. Maintenant marcher avec eux dans la ville, leurs voix qui disent je ne sais pas — ici ça veut dire je ne peux pas. Marcher sereinement, pas tout à fait au hasard, dans la ville devenue familière, la ville calme, la circulation lointaine, la brique et le verre. Sentir que le soleil de mars est trop chaud, sa chaleur nette perce la manche gauche de mon pull. Le soleil encore à travers les branches du magnolia, le blanc laiteux de ses fleurs, ses fleurs lourdes comme des fruits mûrs, leur parfum profond, crémeux. Leur parfum est une faille — l’incrédulité des premières retrouvailles. Les choses sont à leur place, un blanc trop blanc, une chaleur calme, épaisse, la peau d’un rêve, ce n’est pas rien de revenir. Et je n’ai plus de questions. Un léger tremblement que je cache en marchant, une présence. On est absorbés, dans quelles pensées ? Le flou d’un souvenir ancien qu’on aurait oublié de vivre. Compter les années, je pense que les fleurs savent qu’elles vont tomber. Respirer, retenir un peu l’air, un parfum de tige cassée, de poussière végétale. Fixer un pétale collé au sol, se demander depuis combien de temps il est là, sentir une présence trop forte de soi même.
moments
un moment d’abandon, de souffles errants, un temps qui bat entre la poitrine et le ventre, et la nuit qui l’emporte.
l’aube, sa lumière blanche, vague, d’entre deux rêves, le tremblement des paupières closes.
le moment des ombres qui s’allongent, des métamorphoses, une incertitude, la chaleur d’un rayon de soleil.
le moment de vertige, le vacillement, on voudrait empêcher
l’autre de
tomber
la chute, la violence d’un choc — incrédule. le moment de la chute n’a pas le temps d’être un moment, il est déjà ce qui le suit.
l’oubli — une histoire contenue, silencieuse, un mensonge, un effacement méthodique.
on pose une question, on ne fait pas exprès, et soudain c’est le moment de dire.
on inventera une histoire.
un moment cruel, où on ne peut rien, on ne pourra pas revenir en arrière, on ne pourra pas réparer, c’est le moment de la peur, on voudrait faire front, on détourne les yeux, on a froid, on dit ne me laisse pas. une main se lève et retombe, une séparation, on lui ferme les yeux — un moment de désespérance, une cérémonie, le débordement des larmes, elles n’ont plus de contour.
la rencontre, un trouble, une hésitation — accueillir l’étrangeté d’une image, d’un corps. le retour, lentement revenir, toucher, toucher une peau tiède, le ressassement tendre d’une caresse.
le ravissement, tout s’arrête, on croit que quelque chose commence — un moment suspendu, le ciel qui s’ouvre.
le moment du café, de l’amertume, de la contenance défaite, une odeur du sommeil traîne dans l’air.
la clairvoyance, on attend la pluie, les yeux ouverts, on convoque le temps perdu, il n’y aura rien à comprendre de la matière des nuages.
les magnolias, ils tremblent, respirent, leur parfum souverain, leur présence insistante et brève, les souvenirs.
Toujours passant devant la fenêtre
Toujours passant devant la fenêtre vérifier la présence du bouleau — parfois se laisser surprendre par l’avènement d’une saison, plus de feuilles, premières feuilles, mille écus d’or.
Ouvrir un livre au hasard, une phrase s’impose, la lire à voix haute.
Réparer un objet, frotter l’émail de l’évier, fredonner.
Presser le visage dans le linge chaud du fer, se souvenir de la tendresse. S’autoriser le chagrin.
Croiser son regard sur la photographie du couloir, à cet endroit lui dire je te ressemble. Se laisser troubler par le sentiment de nous puis l’insouciance.
Se trouver devant la mer. Laisser faire le vent, la nuit, surtout le soleil.
Ne pas se laisser emporter.
toute sa vie une grimace
Elle tire la langue devant le miroir, elle écarte la bouche avec ses doigts, du regard touche la pointe du nez, elle cherche à voir mais la grimace bouge trop vite, elle en fait une autre, encore une autre, elle rit, ses dents mordent l’air, un coup de vent et tu resteras comme ça toute ta vie. Elle imagine son visage coincé comme ça, toute sa vie une grimace.
Ses doigts papillonnent, ses paupières battent à peine, elle soulève une arcade sourcilière, dépose la poudre irisée, l’œil s’arrondit comme une agate, elle cherche le visage, celui des vingt ans peut-être, ça veut dire planter ses dents dans la lèvre inférieure, elle cligne, poudre, jauge, efface, s’acharne, son œil s’attriste devant les traces de vieillir.
Le regard fixe, ancré dans le vide. La bouche s’affaisse lentement, la langue dans la bouche est molle, elle ne sait plus quoi faire, parler est devenu trop compliqué, inutile, ça n’a plus d’importance. La lèvre supérieure se retrousse, un sursaut silencieux. Elle est seule, dépassée, elle regarde devant elle mais on ne sait pas ce qu’elle voit.
Il marche large, les bras tournent dans l’air comme pour balayer le monde, son visage bruni des blessures de la rue, ses cheveux comme une gorgone blanche, il s’arrête devant une vitrine, il regarde, il s’approche, il se regarde, sa main agrippe son reflet, il penche la tête, tord la bouche pour sentir que son visage lui appartient encore.
une défaite
comprenant le gouffre le cri était comme une impossibilité, il avait été étouffé pour toujours. la gorge était impossible à franchir. le cri ne serait jamais qu’une poitrine soulevée. une peau tendue. des crampes. un tremblement à même la peau. une écriture illisible. une enveloppe vide. le cri était une désolation silencieuse. des lèvres rougies de salive et de morsures. de l’air qui s’accroche aux parois intérieures. devinant la rigidité du corps le cri était seulement le débordement chaud des larmes. un regard perdu. une voix qui se fracasse. le cri n’existait pas, c’était une impuissance retournée en elle même. une défaite.
s’accrochait au bruit des vagues
Tenait tête au sommeil — les yeux ouverts — draps remontés au menton voyait la chambre se dissoudre dans le noir — la chaise et les vêtements de la veille avalés comme le reste — le miroir contre le mur n’était plus qu’un trou béant — autour, entre ses lèvres, sous ses cuisses, sous le lit, le vide s’étendait liquide — tenait tête à la torpeur à l’oubli — refusait de fermer les yeux — tenait tête à la nuit — s’emparait d’une flamme vive — sentait l’obscurité qui cherchait à l’aspirer la dissoudre — tenait bon — à bout de bras la flamme — une forteresse — et l’ombre n’avait plus prise sur elle — tenait tête aux pulsations vives — tenait tête à l’inquiétude rampante — aux mots insensés — aux murmures indistincts du vent — à leur patience infinie — aux ombres mouvantes — affrontait les silhouettes dansantes sur les murs — tenait tête à la douleur dans son crâne — à la chaleur dans sa poitrine sous ses paupières — dents et poings serrés tenait tête aux fourmis — au tumulte — tenait tête au désespoir — s’accrochait au bruit des vagues

On ne peut pas éviter qu’une montagne s’effondre
La peur avait commencé par un silence soudain. C’était une grande peur. De celles qui effacent les traits, figent les regards. Un abandon. On avait appris à l’enfouir mais elle rejaillissait, se faufilait dans les moindres interstices. La grande peur se muait en petites peurs. La peur des araignées, du loup qu’on ne rencontrait jamais, d’être enfermée dans le réduit à la vitre fêlée — la fêlure dessinait un œil qui nous surveillait. On avait peur de s’endormir. De l’orage. Des chiens. On avait peur de nager au–dessus de l’eau noire. De se perdre. La peur de se brûler la rétine à observer les éclipses mais on pouvait l’éviter. On ne peut pas éviter qu’une montagne s’effondre. Une goutte froide. Un tsunami.
Il y avait eu la peur de mettre au monde. La peur des trahisons du corps. La peur de l’oubli. De renoncer. La peur des précipices. Il y a la peur des autres. Ceux qui nous suivent dans la rue. Qui persuadent. La peur de ne pas être entendues. De ne pas être crues. La peur de ceux qui voudraient vivre sur mars. La peur des armes à feu. La peur des feux qui s’allument de toute part. La peur des certitudes. La peur de lire La haine est un sentiment noble. La peur des mots vides. Il y a la peur des mots qui restent bloqués derrière les dents. La peur de ne plus s’étonner. On devrait avoir peur de ne plus avoir peur.
Cette porte-là
Ouvrir la porte et se trouver au pied de l’escalier étroit sous une marche une mésange à l’étage la chambre aux trois lits superposés s’entortiller sous les draps serrés apprendre à lire. Ouvrir la porte écaillée de peinture grise alors le séjour embrumé de volutes et de poussière en suspension l’arôme du tabac la table pas desservie les pieds de fauteuils vermoulus des vieux chats sur le linoléum céladon ses mains vieilles battant l’appareil
d’une quiche aux asperges. Derrière la double porte vitrée du salon cossu de la rue de Rennes la fillette si gracieuse au piano et boucles brunes à vouloir s’appeler comme elle Agnès parce qu’avec ces lettres on peut écrire anges. La porte ne ferme pas vraiment on se glisse comme ça dans le garage l’air de rien frôlant les murs en parpaings bruts pénétrant le couloir formé par les meubles entassés il y a là des centaines de livres empilés pages sèches jaunies images pieuses et lectures secrètes. Ouvrir la porte sur le décor insipide d’un meublé de vacances et dans le miroir s’amouracher du reflet de l’amie parisienne qui se maquille le corail de ses lèvres le parfum poudré de sa peau de rousse. Derrière la porte du petit pavillon il y a au sol la chienne couchée un tas de linge en attente de repassage ou de pliage sur le divan des tas de livres et de papiers sur la table un désordre inspirant. Ouvrir la porte et suffoquer dans l’air chargé de l’humidité d’une douche trop chaude des odeurs de savon et de shampooing de lait parfumé pour le corps la chair amollie de son ventre qu’elle contracte devant la glace pour se rassurer elle dit que malgré ses quatre enfants elle n’est pas si mal pour son âge. Ouvrir la porte et entrer dans le salon où on vient depuis presque toujours et maintenant personne n’y vivra plus le buffet en bois brun des billets serrés sous un napperon blanc la vaisselle étalée sur la table si quelque chose te plaît prends-le. Ouvrir la porte sur le souvenir de l’avenue Graziani nommer les appartements par le nom des rues les fenêtres hautes le voilage mauve gonflé par un souffle hésitant une flaque lumineuse sur les tomettes l’étagère en bambou l’odeur d’encens jusqu’à presque entendre sa voix. Cette porte-là ne s’ouvre pas simplement il faut d’abord enlever le volet de protection derrière il y a un oiseau mort et son odeur de charogne puis la clé dans la serrure puis la pénombre et l’air confiné et la puanteur de tuyaux puis la fenêtre qu’on ouvre sur la mer la réassurance de l’air marin.
La terre est profonde
La terre tremble, elle s’ouvre, elle s’effondre, elle glisse, elle se déchire, elle a la rage, elle se tord, elle se frotte au vent. Il faut la voir, la terre, quand elle vacille ; il faut voir comme elle tombe. Elle se transforme, elle germe, elle coule, elle s’empreinte, s’éparpille. Il faut la voir, comme ça, dévastée, blessée, empoisonnée. La terre pâlit, elle s’érode, elle grésille. La terre, tu vois, elle se révolte, elle se retourne, elle se couche puis riposte, elle s’époumone, elle sue une brume blanche.
La terre est profuse, elle joue la proximité des corps.
La terre est douce, des cailloux blanc alignés faisant jardin. Je voulais la prendre et l’offrir.
La terre est partout. La terre est brune, tiède. On y met les doigts, elle se colle à nous, comme un besoin qu’on ignore. La terre frémit, la terre s’amourache de l’aube, d’un cerf assoiffé. La terre fait silence, parfois elle s’endort. La terre absorbe tous les bruits : le bruit de la mer, le bruit des arbres, le bruit du temps, l’écho même.
La terre est un silence qui bouge. Des gestes se répètent. On creuse, on plante, on tasse, on piétine. La terre se soumet. La terre prend tout. Elle avale, elle avale sans fin. La terre avale les pluies, la fonte des neiges, les ruisseaux, les feuilles, les cendres, le sang. La terre avale des poignées de terre. La terre avale des couleuvres, des fourmis, des peaux d’orange. La terre avale des abeilles, des trèfles à quatre feuilles, des peaux mortes, des fruits, des cadavres, du papier. La terre sédimente. Des êtres et des souvenirs s’enracinent dans une odeur de fougères, la mémoire se noue. La terre est une promesse obscure. Elle espère. Elle bombe le torse. La terre ne meurt jamais.
Je voulais pétrir la terre, la voir s’épanouir sous mes ongles, son humeur tiède aurait soulagé mes os.
La terre est profonde, elle accueille mon père et ma mère.
42°41’40.8’’N, 9°28’11.2’’E
C’est après que la mère ait décidé. Après la fin d’un étrange sommeil. Après être montée dans la voiture, que j’ai dit tout bas ce n’est pas possible. Après que j’ai cru pouvoir me réveiller. C’est après que la tête en arrière, les yeux rivés sur le ciel, à travers la vitre, je me suis demandé si les nuages nous suivaient. Il pleuvait sur la route. Les péages, l’ennui, les chansons, les pauses pipi. Après les heures à rouler vers le sud, après que le temps se soit tordu. C’est après l’arrivée dans la grande ville portuaire, après que nous nous soyons glissés dans la file d’automobiles interminable. C’est après le ventre métallique du ferry, le cœur soulevé, l’odeur du fioul. C’est après la sirène grave, lancinante, le nuage noir. Après que le bateau se soit détaché du port, comme un corps qui lâche lentement la rive. Après que la nuit s’épaississe autour de nous. Après les sandwiches, le café brûlant dans les mains des adultes. Dans la cabine familiale, après mon corps camisolé entre les draps secs de la couchette. C’est après l’aube, la fraîcheur du pont sous mes pieds, la mer qui roule, l’horizon chargé de secrets. Dans le grain humide les silhouettes grises des montagnes, d’autres étaient bleues. Le ciel est devenu pâle. C’est après que les haut-parleurs aient diffusé les chants polyphoniques, puis la voix d’un steward. Après que les portes des cabines s’ouvrent et se ferment, après les pas pressés dans les couloirs de moquette. Dans un bras de mer.
Très belles lectures (le bras de mer, s’il pouvait embrasser). Touchée par les portes depuis celle qui ne ferme pas jusqu’à cette odeur de chrogne, et la femme, émouvante. La peur, celle de l’abandon, et es petite sdéclinaisons, résonne particulièrement.
merci Perle pour tes mots.
« S’accrochait au bruit des vagues » Je n’ai pu m’empêcher de penser à ma femme qui traverse parfois de longues nuits d’insomnies… 🙂 Ton texte est très fort.
c’est bien ça les insomnies, de longues traversées, merci Nicolas.
l’idée me plait quelque d’autre ait tenu tête
merci Caroline
Merci à toi Cécile.
Bonjour Caroline, merci pour tes écrits, j’espère que tu vas bien, je t’embrasse, à bientôt.
Merci Clarence, je vais essayer de tenir, cette fois.
{tenir tête aux fourmis} puis au tumulte – quelque chose du désespoir – vraiment bien et courageux (merci Caro)
Il y a un peu de Pierrot dans ce texte, merci à toi.
Caroline, je viens enfin te lire…
PEUR… Sublime cette phrase : ‘La grande peur se muait en petites peurs’. Et toutes ces peurs qu’on découvre, et celles où on se reconnaît. Cette écriture sensible, comme j’aime.
Et cette poésie dans TENIR TETE… le jeu d’ombre, de lumière… et s’accrocher au bruit des vagues. Beau.
Merci.
La peur, la douleur, l’absence de cri, il y a comme un fil conducteur, dire l’impossibilité de quelque chose, en même temps qu’une résistance, une force intérieure (n’était le dernier mot, défaite).
Le cri comme une « une écriture illisible » (Oui)
l’avant du cri. le cri en réserve. le bord du cri.
« une écriture illisible. une enveloppe vide. le cri était une désolation silencieuse. »
oui, ce sentiment de défaite est une interrogation.
(ici tant est écrit, aussi de la chair du cri)
..les grimaces… du gris sur des masques.. merci pour cette fin qui interroge … à qui appartiennent tous ces visages qui s’offrent au monde???
Merci Caroline pour toutes ces peurs, ces visages, ces grimaces et ce vent qui menace’
paragraphes. états de visages, états de regards. de regards sur soi. succession d’images fortes. présence légère du rire de l’enfance, beauté de la poudre irisée et de ce regard inquiet d’une femme sur soi, force de cette silhouette réduite à sa langue jugée inutile, son regard perdu. est ce le même regard, un autre, qui se retrouve incrédule dans le reflet d’une vitrine. de paragraphe en paragraphe progression dans le difficile regard sur soi, jusqu’à la perte de la langue.
laquelle ici renvoie à autant de moments de vérité (des instants de voir). où quelque se dit, s’écrit de la séparation de soi à soi qui avait commencé comme un jeu.
beau.
(un jour, dans le champ en face – enfin derrière la maison – à gauche,la nouvelle haie qu’on construit, il y avait deux bouleaux – l’exploitant en a coupé un comme un con – il en reste un, donc, le tronc ne fait pas trois centimètres de tour mais c’est un arbre que j’aime bien) (beaucoup) (il est toujours là ) (ton #7 est juste magnifique – de vive voix demain)
Je m’accapare avec bonheur tous tes infinitifs, ils me sont familiers et porteurs de sérénité. Merci!
Ce « laisser faire le vent » ❤️❤️
#07 – la présence rassurante du bouleau, et celle, ambivalente, du regard sur la photo. J’ai relu tes autres textes aussi, leur densité, toujours.
toujours la tendressde et s’autoriser le chagrin (meilleure façon de l’amadouer)
« Ouvrir un livre au hasard, une phrase s’impose, la lire à voix haute. »
Le livre ouvert au hasard avec la voix, un baume contre la brume du moment.
« Presser le visage dans le linge chaud du fer, se souvenir de la tendresse. S’autoriser le chagrin. » te retrouver dans ces lignes
#08 Il y a quelque chose qui tremble à la surface de tes moments, qui appelle, qui percute, et qui creuse aussi à l’intérieur de la lecture.
Merci Laure, j’ai le cette idée de tremblement, à la relecture j’ai toujours l’impression que quelque chose résiste.
Ton écriture s’affine, prend en profondeur, se trouve, c’est fou de voir comment elle mature en toi depuis ton livre de Comanche. Comme si elle se libérait, elle se trouvait, elle s’assumait totalement, c’est super Caroline.
Oh c’est un peu exagéré non ? Ce sont surtout des formes brèves et des propositions qui nous font aller profond… dans la forme je ne sais pas faire le lien avec Comanche… mais en attendant heureuse d’en être et de m’y tenir, même si malheureusement je ne parviens pas à prendre le temps de vous lire et commenter, en c’vacances la semaine prochaine, j espère y parvenir ! Merci beaucoup pour ton enthousiasme.
Ben non, je n’exagère pas.
Et je confirme en lisant tes derniers écrits Caroline.
c’est la mémoire enfouie du monde : beaucoup aimé tout ce premier passage, merci, et à bientôt.
Le corps est très présent dans tous tes moments, il y a une porosité intérieur-extérieur très sensible.
» sentir une présence trop forte de soi même »: superbe!
#09
je pense que les fleurs savent qu’elles vont tomber
Je sens que cette phrase va m’interroger, m’habiter.
Et la mer se froisse contre le vent.
Pas besoin de photo, tes mots suffisent à m’emmener au bord de l’océan.
Merci Caroline.
Beaucoup aimé l’évocation de cette ville flottante, l’atmosphère de la matière des rêves où les formes épaississent pendant que le soir tombe, les corps qui chutent, les longs silences entre les averses… De cette matière collante qui nous poursuit au réveil au bord de l’absence.
Merci Jean-Luc, oui la matière fantastique et mouvante des rêves… celui ci retrouvé sur le blog, écrit avant le confinement, tout était déjà là. Même le nous. Mais le travail de réécriture l’a plongé dans un climat un peu plus angoissant.
J’ai compris en écrivant mon texte sur ce dernier atelier, et je le comprends mieux en lisant le tien, que ce qui me trouble vraiment et m’émeut, ce ne sont pas d’où viennent mes parents, et les parents de leurs parents, mais qui j’étais au moment où, dans mon enfance, je ne savais pas encore qui je deviendrais alors même que c’est à ce moment que tout se mettait en place, se cartographiait par rapport aux lieux, par rapport aux autres et à mes parents, et les lieux de mon enfance me le révèlent à chaque fois que j’écris sur eux, et d’une certaine façon sur mes parents. Le grain de sable, c’est le moment où je me suis construit (en leur absence) car mes parents m’y laissaient tout l’été seul avec ma soeur, chez mes grands-parents. Et c’est sans doute de cette absence que vient la nostalgie de ces textes. Pas tant l’absence d’aujourd’hui, avec le temps passé, mais l’absence déjà présente dans le vécu. Le passé est un temps du présent qu’on ne comprend toujours qu’avec un temps retard, « marqué par une image d’enfance ».
« Ici le feu n’est pas un décor, le feu brûle comme il brûlait déjà avant nous, et peut-être avant elle. Il fait vivre les murs. Il tient mémoire. » et toujours quelque soit la consigne cette façon de dénouer tisser les fils de la mémoire
Merci de nous avoir fait partagé ce moment chez Tata fé.
#Celle qui invente le noir#
Texte magnifique. Puissant. Ça donne envie de le lire et de le dire à haute voix!
Parfait ! Ah, j’aurais dû venir te lire avant d’écrire, chère Caro. C’est parfait comme cela est sorti, pile dans ce qui réclame d’être écrit. Le prolongement de ton travail sur ton blog. Ce texte est tellement réussi, ces voix sous le crâne et ce n’est pas le même crâne. Vraiment merci.
« Il fait noir et elle ferme les yeux pour voir. »
Merci Caroline.
« Cent deux mètres d’asphalte et d’oubli » Corbera et l’Annonciation. Corbera, sa chambre verte ( un écho aux fantômes de Truffaut) « Corbera, refuge mental, atlas miniature, théâtre intime. Corbera, un lieu fragile, au bord de l’oubli. » Un nom qui nous rejoint et ranime nos propres ombres
Merci chère Nathalie, je ressasse, mais j’avance, doucement.