Boost #11ter | À travers les ruines

Je suis resté ici quand tout le monde était déjà parti. Ils couraient vers les hauteurs, comme si là-bas il pouvait y avoir quelque chose de neuf. Moi, je n’ai pas bougé. Je suis resté au bord du vide. Ce n’est pas que je n’aie pas eu peur. C’est juste que j’ai su, tout de suite, que ça ne changerait rien. J’ai veillé malgré la fatigue. Des nuits entières à regarder le béton tomber sur lui-même, à attendre que la poussière finisse par retomber, à guetter les bruits d’une ville qui ne veut pas mourir. Ce n’est pas le vent que j’entends. C’est la ville qui respire encore, contre toute attente. Je ne parle pas aux murs. Je parle aux ombres. À celles qui ne bougent pas. Celles qu’on croit mortes. Et elles me répondent, parfois, quand le silence est assez lourd. Je reste là parce que je suis le dernier. Et que, dans cette ville, le dernier, c’est le seul à voir le rêve jusqu’au bout. Le cauchemar, peut-être. Mais au moins, je le vois.

J’ai voulu suivre une lumière, quelque chose comme un appel. Je l’ai vue entre deux pans de mur, à travers une fenêtre sans vitre. J’ai marché aussi longtemps que j’ai pu. Pieds nus. Sans réfléchir. Les décombres me coupaient la plante des pieds, mais je ne sentais rien. Je voulais juste la rejoindre, cette clarté, cette promesse. Chaque rue m’a ramenée ailleurs. Chaque détour m’a laissée plus loin de ce que je cherchais. Il n’y avait pas de chemin. Juste un tracé que la ville inventait sous mes pas, pour mieux m’égarer. J’ai cru longtemps qu’on pouvait pas choisir. Choisir d’aimer. Choisir de partir. Choisir de revenir. Mais ici, non. Ici, c’est la ville qui décide si tu continues ou non. Et moi, je suis restée. Parce que c’est ici que je l’ai perdu de vue. C’est ici que j’ai oublié son nom. J’ai peur de ne plus savoir qui je suis vraiment si je sors d’ici. Alors j’erre à travers les ruines. Pour que la ville se souvienne pour moi.

J’ai couru. J’ai cru que dehors, ce serait différent. Mais ici ou ailleurs, la nuit s’agrippe toujours à nous. Elle a la même odeur de fer et de linge humide. Elle crisse pareil entre les dents. Et cette ville, tu peux pas lui échapper. Elle te recoud à elle. T’as beau gratter tes semelles sur le goudron brûlé, t’as beau sauter par-dessus les trous, les câbles, les cadavres de machines, elle t’avale. Elle connaît ton nom. Même si, toi, tu l’as oublié. J’ai crié. J’ai gueulé toutes les insultes. Elle riait. Elle avait ma voix. Maintenant, je parle plus. Je marche. Et chaque pas que je fais, c’est elle qui l’a décidé. Je suis son reflet. Un rêve qu’elle fait pour se sentir vivante. Et le jour où elle se réveillera, moi, je disparaîtrai.

Je suis resté là sans savoir pourquoi. Il n’y a plus rien à garder ici. Ils sont tous partis, je n’entends plus leurs cris, ni les coups de feu, ni les aboiements des chiens. J’ai attendu, parce que je sais que la ville revient. Toujours. Elle s’effondre, oui. Mais elle refait surface. Par les fissures. Par les taches de moisissure. Par les rêves des survivants. J’ai dormi debout. J’en ai avalé de la poussière. J’écoutais le silence jusqu’à devenir pierre. Et parfois, dans la nuit, entre deux sirènes que je croyais déceler, j’entendais les voix de mes amis disparus, de mes proches. Les pas d’un enfant. Les cris d’une femme. Je suis resté pour ça. Pas pour raconter, pas pour être le témoin. Mais pour que quelqu’un demeure debout quand tout s’efface. Un corps contre la matière brute. Un corps qui dit : oui, j’ai vu ce qui est arrivé. Je l’ai laissé advenir.

Je n’ai plus de plan. Même mes souvenirs sont des labyrinthes. Chaque porte ouvre sur une nouvelle pièce détruite. Chaque ruelle se referme derrière moi. J’ai suivi une lumière, oui. Peut-être que c’était moi, cette lumière. Peut-être que j’ai voulu me suivre moi-même, mais j’étais déjà perdue. Le sol ne tient plus. Il se dérobe sous les mots. Je n’ai plus de nom. Je l’ai laissé quelque part, entre deux immeubles éventrés. Mais j’avance quand même. Je ne cherche plus à comprendre. Je cherche juste un endroit pour poser ma tête. Pour dormir sans rêver. Pour respirer sans craindre l’effondrement. Il n’y a pas d’issue ici, je le sais. Mais parfois, j’entends un chant qui remonte. Un chant que je reconnais. Alors je m’arrête. J’écoute. Je reste là. Et, pour un instant, c’est comme si je flottais au-dessus des décombres.

J’ai voulu sortir. Je croyais que c’était possible. Mais ici, les directions sont trompeuses. Tu marches vers le nord et tu reviens au point de départ. Tu cries pour qu’on t’ouvre et c’est toi qui refermes. La ville est un piège sans barreaux. Elle te caresse pendant qu’elle te retient. Elle te chuchote à l’oreille que tu peux partir. Elle te serre un peu plus fort. Je n’ai plus de jambes. Plus de force. Je rampe pour me prouver que je suis encore là. Chaque escalier ressemble au précédent. Chaque fenêtre montre le même ciel saturé de poussière. Et dans ce ciel voilé, parfois, je crois voir un visage. Mon visage déformé, répété, égaré. Je sais maintenant : ce n’est pas la ville qui rêve de nous. C’est nous qui rêvons d’elle. Et tant que le rêve continue, on ne peut pas s’échapper.

A propos de Philippe Diaz

Philippe Diaz aka Pierre Ménard : Écrivain (Le Quartanier, Publie.net, Actes Sud Junior, La Marelle, Contre Mur...), bibliothécaire à Paris, médiation numérique et atelier d'écriture Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d'écriture, édité par Publie.net http://bit.ly/écrireauquotidien Son dernier livre : L'esprit d'escalier, publié par La Marelle éditions Son site : Liminaire