#rectoverso #08 | L’île Verte

Pendant l’été je venais naviguer dans l’archipel comme monitrice de voile. Jeanne aussi. Sur l’île Verte où on était toutes les deux, pas d’eau, pas d’électricité, aucune construction visible depuis la mer, le seul bâtiment en dur niché dans un creux abritait la cuisine et une immense table pour les repas du soir et les sortes d’exposés ou de cours un peu plus théoriques autour de la carte ou de la marche d’un bateau. Pour la vaisselle et le seau par jour et par personne pour se laver, l’eau de pluie récupérée et filtrée. Le soir, pas d’autres occupations que la guitare de Fred qui ne savait que quatre chansons,  les jeux de carte à la bougie ou aller voir la mer, les oiseaux, les bateaux dans le chenal, le coucher de soleil, les nuages. On se retrouvait en haut du caillou pour regarder la mer ou monter ou descendre, parfois prendre des notes, repérer sur la carte tel caillou affleurant, un banc d’algues, un passage à explorer le lendemain. Jeanne avait les épaules carrées, les cheveux longs jusqu’aux épaules mais jamais emmêlés, les yeux d’une couleur d’eau, tantôt bleus, tantôt verts en fonction de la lumière, la lumière du dehors ou bien celle du dedans. Jeanne avait toujours un petit sourire caché au coin des lèvres, un sourire comme les veilleuses qui rassurent les enfants quand ils ont peur du noir. Jeanne aimait les courants, elle était venue pour ça, les courants, les manœuvres, c’est ce qu’elle préférait. Prises de coffre au millimètre, marche arrière, rase cailloux, elle ne laissait passer ni les plus petites risées ni les contre-courants. Elle n’était pas non plus une tyrannique du réglage, elle pouvait aussi bien barrer avec les pieds en se roulant une cigarette, j’aimais ses compromis. En haut de notre caillou on restait souvent longtemps sans rien dire, la plupart du temps sans rien dire, mais c’était quand même des moments qu’on partageait. Seule là-haut, ça n’aurait pas été pareil, même si pour qui nous regardait nous n’étions que deux solitudes côte à côte. Alors qu’on était juste une seule solitude à nous deux.

Pendant l’été je venais naviguer dans l’archipel comme monitrice de voile. Mow aussi. Elle venait de loin avec son si joli accent écossais, moi de tout près puisque je vivais sur mon bateau. Quand on s’est connues, la première année sur l’île Verte, je venais d’avoir le concours de la marine marchande, j’avais adoré naviguer avec elle. Elle était souvent distraite, toujours une mèche de ses cheveux blonds et raides qui lui barrait le visage, à regarder les nuages, les oiseaux, les paysages, juste une veine de courant qui changeait la texture de l’eau, ses manœuvres étaient de temps en temps un peu brouillonnes, mais elle était géniale en pilotage, une carte, une ficelle, son fameux petit carnet avec les alignements et on allait n’importe où. J’ai découvert plein d’endroits magnifiques avec elle, des petites criques, des plages tranquilles, des coins à oiseaux. Elle n’avait jamais de montre, ou enfuie tout au fond de sa poche de pantalon sous le pantalon de ciré, mais quand il fallait rentrer parce que tel caillou affleurait, elle lançait les bateaux en criant follow the Line parce que Line c’est mon deuxième prénom, celui que je préférais à ce moment-là. Et on était sur l’île juste à l’heure pour la soupe. Parfois après les repas, en haut de notre caillou, on passait des heures à regarder la mer, le paysage, les nuages. Un jour on a vu passer des kayaks et c’est une des seules fois où on s’est regardées pour être bien sûre de ce qu’on avait senti dans le regard de l’autre : le kayak, on partageait ça aussi

Codicille :
Mélange de souvenirs, de choses rêvées, de personnes un peu réelles mais pas trop, d’endroits, de textes écrits dans d’autres cycles (Quelqu’un arrive quelque part), un nouveau personnage (Jeanne) qui prend de plus en plus de place aux côté de Mow. Ça doit être à peu près ça la fiction, non ?

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

4 commentaires à propos de “#rectoverso #08 | L’île Verte”

  1. il y a de l’ampleur dans ce récit, peut être la présence de la mer et des courants, mais on se laisse emporter par tout ce qui se partage là de l’ordre du… délicieux
    « elle pouvait aussi bien barrer avec les pieds en se roulant une cigarette, j’aimais ses compromis. »

    • Merci pour le passage et pour l’ampleur, l’impression que mes personnages en prennent, de l’ampleur, au fil des propositions et c’est bien agréable de les voir grandir, s’étoffer, perdre de la transparence qu’ils avaient au début. Ils vont bientôt être fréquentables, ces personnages 😉

  2. Ah oui c’est ça la fiction ! La lectrice que je suis s’est laissée porter et aimerait poursuivre la découverte de ces personnages ! Et en plus elles passaient « des heures à regarder la mer, le paysage, les nuages. »