#recto-verso | #08 Amandine (elle / moi)

RECTO
Bien que nées seulement à quelques mois d’écart, nous n’étions pas dans la même classe, car l’une était novembre, et l’autre du début de l’année suivante. Nous étions le plus souvent chez elle, car la mère d’Amandine ne travaillait pas – c’était, à notre époque, de plus en plus étrange. Elle nous offrait au goûter de la confiture maison. Ma grand-mère aussi en faisait, mais c’était à Louviers. Dans notre banlieue, où la géométrie imposait une uniformité moderne fière de s’abstenir de tout contact avec la nature, le goût des fraises ou des abricots se devait d’imiter la saveur du supermarché. Je la croyais slave, la maman d’Amandine, car le papa l’appelait Natacha, et ma camarade m’avait appris, sur le ton du secret, que cela voulait dire Nathalie en russe – la grande du troisième, qui avait des tresses et prenait un air snob dans l’ascenseur, s’appelait Nathalie. Le jour où j’ai lu, sur une enveloppe au timbre oblitéré, Madame Béatrice Legrand, et que j’ai compris qu’elle lui était adressée, je me suis sentie trahie par cette femme – l’idée d’interroger le caprice du mari, guidé par un fantasme d’exotisme, ne m’est venue que des années plus tard — c’est la seule chose, je crois, que je n’ai jamais pu confier à mon amie.

VERSO
Nous imaginions souvent qu’on aurait le même âge – celui de la plus grande des deux bien sûr – qu’on serait dans la même classe, que l’entrée au collège ne nous séparerait pas. On dirait que malgré nos craintes, la rentrée dans deux établissements différents n’eut aucune incidence sur notre amitié. Après les cours, nous nous retrouvions à mi-chemin (c’était à peine plus près de l’école) devant chez la coiffeuse, qui prit l’habitude de veiller discrètement depuis sa boutique sur la première arrivée, piétinant d’impatience dans la rue, jusqu’à l’apparition de la seconde. Ma copine, avec sa tignasse bouclée qu’il fallait du temps pour démêler, et que les barrettes multicolores avaient du mal à contenir, voulait toujours coiffer mes cheveux lisses, qu’elle enviait, et refusait que je touche les siens. Sur le retour vers chez nous – c’est-à-dire chez moi, car ses parents rentraient souvent bien après l’heure des dessins animés – nous devenions aventurières, orphelines, ou drôles de dames. Nous commencions à laisser de côté les poupées qui cantonnent l’imagination dans le champ limité de la maternité.

A propos de Laure Humbel

Site internet : Sur mes tablettes, laurehumbel.fr. Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie esclave romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. «Ton Nombril» et «BigBang» (Toutàlheure, 2023 et 2024, illustrations de Luce Fusciardi) sont des albums pour les tout-petits qui forment un diptyque sur le thème de l'origine.