Un coin à l’ombre. Un petit pré en longueur bordé par un chemin de sable. Chemin facile piétonnier, réservé aux promeneurs, tranquille, praticable par tous les âges, toutes les forces, tous les accessoires de promenade. De la poussette pour bébé et du vélo pour enfants au fauteuil roulant, du bâton de marcheurs confirmés à la canne torsadée pour grands-pères fatigués. Un point de rencontre. Un havre de paix. Quand il fait trop soleil, une rangée d’arbres rafraîchit, quand il fait froid et qu’il vente, des arbustes serrés font écran contre les éléments. Sur le pré, en enfilade, trois tables en bois rongé par le temps, des bancs rudimentaires accrochés aux pieds de table qui permettent de s’asseoir, de goûter le repos ou de déballer le pique-nique. Une corbeille en bois est plantée près d’un arbre pour recevoir les déchets, les ordures. Au bout du pré, un sentier de chèvre descend la colline. Et là-bas coule la rivière…
Un homme est assis sur le premier banc, celui qui a vue sur la rivière. Ses coudes pèsent sur la table, il a posé sa canne qui menace de glisser, il la rattrape de justesse et la cale contre le banc. Il a gardé son chapeau aux larges bords, il a gardé son gilet sur les épaules voûtés, il a le souffle court. Il ne bouge pas. Il regarde. Il ne voit pas les grands arbres dans son dos, des marronniers au tronc puissant et au feuillage dense délicatement dentelé, aux fruits verts en boule munis de piquants qui font un bruit mat en tombant par terre, il ne voit pas les marcheurs sur le chemin, il se demande juste où sont passé les peupliers de l’autre côté du pré, il y a là des souches rongées par la scie, ou peut-être par des castors qui se sont réinstallés au bord de la rivière. Il regarde le sentier qu’il n’empruntera plus. Il regarde les cailloux blancs qui parsèment le lit de la rivière. Sa rivière. Celle qui l’a vu naître, celle qui le verra mourir. Il se voit attraper les truites à la main avec son grand-père, il voit sa mère rincer le linge dans le courant limpide, il se rappelle les descentes en bateau, les plongeons d’été, les crues subites d’automne, puis l’eau transformée en patinoire quand l’hiver était glacial. Il voit cette eau limpide dans sa tête, couleur verte, émeraude, saine transparence, et puis il regarde la rivière d’aujourd’hui, les cailloux blancs qui émergent, qui font des passerelles, l’eau est basse, trop basse, à cet endroit, il y avait une source qui jaillissait d’un muret bâti, cerclé comme un puits, un jet gai, une petite fontaine sur la rive, il voit le muret vide, la rivière coule, triste, vaseuse, pleine d’algues, il est désolé, il se demande si elle se régénère en descendant vers la mer, si elle est encore claire vers la source là-haut sur la montagne, si c’est arrivé à cause de la canicule ou à cause du tourisme, si c’est récupérable, il est perdu, il se sent impuissant, ce n’est plus son monde, il est temps de partir…