Celles d’où je viens

Celle qui brodait à la lumière de la fenêtre de sa chambre, celle qui lavait les moules le jeudi à la fontaine devant sa maison, celle qui ne jouait plus du piano, celle qui soignait ses tourterelles, celle qui roulait la brouette chargée de draps sales sur la route du lavoir, celle qui faisait comme si, celle qui prenait le bateau au port de Marseille, celle qui disait « on ne siffle que dans les écuries », celle qui disait « les jeunes filles ne lisent pas le journal », celle qui regardait passait les militaires, celle qui n’a jamais revu son fils aîné, celle qui était toujours habillée de noir, celle qui montait dans une méhari pour aller au cimetière, celle qui ramassait les champignons comme dans un secret, celle qui mangeait la soupe sans sel et rangeait le beurre dans le buffet pour le conserver, celle qui peut-être avait accroché une peinture de paquebot sur le mur de sa chambre, celle qui peut-être voulait monter à cheval, celle qui était dans un pensionnat de jeunes filles en Algérie, celle qui disait « olala olala ma chère dame », celle qui tournait les pages du calendrier aux flamands roses, celle qui disait il ne faut pas se marier, il faut voyager, celle qui regardait la mer et les marins quitter le port en pensant peut-être aux montagnes de son enfance, celle qui fredonnait des airs de Mistinguett en passant le plumeau sur le buffet de la salle à manger, celle qui attendait des lettres qui ne sont jamais arrivées, celle qui rangeait dans un album les cartes postales de ses filleuls de guerre, celle qui peut-être préférait aller au théâtre plutôt que de faire le ménage, celle qui priait peut-être le ciel en regardant son mari tuer des ours, celle qui aurait sans doute voulu être chanteuse de cabaret, meneuse de revue, celle qui obéissait à son mari, celle qui croyait qu’il le fallait, celle qui a peut-être fait la révolution en chantant « ça ira, ça ira », celle qui raccommodait ses bas et portait des sabots de bois, celle à qui on ne demandait jamais son avis, celle qui balayait en dessinant les contours du chien allongé au milieu de la cuisine, celle qui avait de très beaux cheveux gris argenté, celle qui est morte dans son lit.

A propos de Marie Moscardini

«Après une formation à Aleph en 2014, j'anime des ateliers d'écriture dans une petite ville de Saône et Loire.» Voir son site Nouvelles à écrire.

3 commentaires à propos de “Celles d’où je viens”

  1. Très beau cortège… Celle qui balayait en dessinant les contours du chien allongé au milieu de la cuisine, c’est magnifique le mot dessiner. Merci

    • Merci à vous Anne pour votre bienveillante lecture qui m’éveille particulièrement à celle qui dessinait les contours du chien allongé avec son balai. L’image est bien là.