autobiographies #15 | énigme des serrures et des targettes

Cette envie étrange de pénétrer dans une vieille maison comme s’il s’agissait d’un sanctuaire. Ecrire un texte ressemble à cela.

C’est toujours la maison ou les maisons connues dont tu te souviens en détail, plutôt que celle des autres qui paraît bien plus inaccessible. Une habitation est un corps que les guerres et les intrusions profanent .

La mort la rend vacante et en attente d’une visite bienveillante. Ce n’est jamais uniquement une affaire d’héritage ou de patrimoine, c’est un défi de transmission sentimentale ou d’oubli plus ou moins assumé. Comment déblayer les restes d’une vie humaine, familiale ou solitaire. Des tractopelles de sinistre mémoire, des raz de marée, des tempêtes, des bombardements, des expropriations, des ventes volontaires ou forcées, des expulsions… Toutes les images d’écran ou de journaux affluent méchamment à ce propos. Lui , en revenant du cinéma me disait hier … on n’a pas besoin de voir pour savoir que ça existe. Il ne faut pas imposer une image de souvenir a fortiori filmée à qui que ce soit. Le voyeurisme endoscopique des caméras fouaille avec délectation, les ruines et les souvenirs remasterisés… Quelque chose de pathétique et cruel se joue à chaque fois. Les survivants cherchent à retrouver ce qui leur permettrait de reconnaître un peu de leur vie antérieure mais la nostalgie est souvent féroce à leurs dépens. La perte est presque un art de vivre les états graduels ou brutaux d’une dépossession personnelle ou collective. Seul le rêve restitue des formes affectives flottantes mais non suffisantes pour la consolation constante, elles sont comme des tissus aériens, fragiles ou imputrescibles, soulevés par un souffle venu de nulle part, ou plutôt si, pulsant d’un trou noir aspirant à l’envers qu’on appellera provisoirement néant. Tu l’imagines cosmos sidéral, pour essayer de se léguer sans trop d’angoisse un destin,bientôt immatériel, constellé de poussières dans la lumière idéale, aveuglante d’un astre fou.



Dans les maisons encore bien présentes à l’esprit, il y a des lampes. Tu aimes leur personnalité, leur provenance. Tu es très exigeante à leur sujet, elles ne doivent pas te faire faux bond. Tu les aimes belles et simples, assorties aux autres objets. Le père engueulait les mômes lorsqu’ils lisaient en tournant le dos à la source de lumière, ampoule ou fenêtre. Tu vas t’abimer les yeux, ça obéissait illico, ce n’est pas si souvent que la lecture est encouragée dans une maison où les tâches ménagères font l’objet d’une gestion maternelle anxieuse et souvent désespérée. Oh ! mon dieu que la terre est basse… Il faut encore et encore et chaque jour faire les courses avec un porte-monnaie raplapla ou à crédit, préparer le repas à temps, ranger et récurer derrière tout le monde, supporter les reproches et le manque de reconnaissance. Vie de bonne à tout faire, vie volée, vie exploitée… Et pourtant elle rit et s’active, elle en a plein le dos, plein les pattes, des corvées avec toute la marmaille et les directives patriarcales qui confinent le désir d’évasion…

Rodolphe t’a envoyé un S.M.S et une photo
d’alpage enneigé avec ses vœux un peu bizarres en raison des circonstances.
Personne n’ose dire Bonne Année cette année encore, de peur de dire un
mensonge. Un peu de neige sur ta vie … tant qu’elle n’engloutit pas ta maison
mentale, tu l’accueilles avec tendresse. La fraternité est aussi une maison
nostalgique.

La poésie a pris la place des maisons perdues…
elle est plus facile à transporter et elle se renouvelle constamment. Elle est
un champ en plein air où celles et ceux qui écrivent construisent des cabanes,
des plateformes en bois entre les hautes branches, essayant d’imiter les
oiseaux … Lire la poésie est aussi important que de l’écrire. C’est une
combinaison intéressante pour progresser dans la langue. Aucune maison ne
ressemble à une autre (je veux dire de l’intérieur) sauf pour les versions
carcérales et asilaires… ou celles des architectes fous. Aucun poème ne
ressemble à un autre, ne serait-ce parce qu’il ne naîtra jamais au même moment.
Il peut mourir à l’instant, l’éphémère en personne, un filou,
un fileur, un funambule, cela n’a aucune importance. Le conserver dépend des
projets qu’on a. On peut tout rassembler dans un manuscrit ou un tapuscrit, le
mettre en ligne, l’envoyer dans un document pdf à un éditeur qui se noie sous
les propositions…à quoi bon les enquiquiner… c’est un peu comme faire un
joli bouquet. « plaisir d’offrir »…C’est rarement désintéressé, mais
il ne faut pas trop le clamer… Certaines personnes, assez nombreuses, pensent
qu’il faut le vendre, en faire un métier, tu n’as jamais été dans la certitude
à ce sujet. La poésie c’est du travail et du temps dépensé pour entrer dans
l’antichambre des rêves et de la petite musique intérieure. Les mots sont à
tout le monde, l’alphabet aussi, comme les notes de musique, on apprend à
jongler avec. On est plus ou moins habile. Le solfège est la grammaire des
instrumentistes et des artistes qui chantent. Tu as appris à aimer l’opéra,
pourtant élitiste, car le père en faisait écouter tous les dimanche matin en
rasant ses poils de barbe et en taillant sa moustache… La Callas est ta
madeleine de Proust.

On se lasse aussi, comme on se lasse des maisons,
des objets qui restent à la même place en incarnant l’immobilité des disparus.
Les déplacer est une manière de se plaindre ou de protester. Jeter t’est à peu
près impossible. Sans aller jusqu’au je-m’en-foutisme de Diogène, tu as trouvé
des stratégies pour garder le plus possible ce qui a du sens pour toi.
« Partout est le signifiant » disait Marguerite Duras dans sa maison
filmée de Neauphle-le -château et son surestimé « parc » (la façon dont
elle prononçait le mot en claquant la dernière syllabe et qui te faisait
sourire). Votre mère faisait la même chose en disant qu’elle était née dans un
château où il y avait une orangerie, elle appelait les propriétaires  » le
comte, les riches… ». Des souvenirs d’avant 4 ans qu’elle a toujours tenus
pour intacts. Le château de Fléchères dans l’Ain existe bel et bien et restauré,
tu l’as visité à l’âge adulte. Une émotion encore indicible par ses
répercussions dans l’écriture. Marguerite, quant à elle avait acheté sa
magnifique maison avec les premiers droits de vente de ses publications. Elle
en semblait fière : un livre, une maison… l’équivalence est séduisante… Tu
penses au ravissement du choix d’un endroit où poser ses racines et ses souvenirs
d’ailleurs… tu es sensible à ce besoin et consciente de ce privilège. Tout le
monde ne peut pas se l’offrir. Les pauvres qui vivent sans toit choisi sont
pour toi un scandale, une grave anomalie. On ne demandera jamais à un renard de
vivre hors d’un terrier qu’il doit protéger pour lui et les siens. Empêcher les
autres d’habiter ou ne pas les y aider est un crime collectif.

Mais tu parlais du poème, de sa fabrication, de
son instinct de fuite congénital. C’est quoi un poème vivant ? Barbara la chanteuse
sublime disait que le musicien Jean-Louis Aubert en était un. Elle le chantait.
Tu revois le mur de sa maison au piano noir, porte discrète, infranchissable,
sauf pour la caméra de documentalistes. Quelqu’un s’est assis un jour, on l’a filmé,
devant le clavier, pourtant massif, il pleurait sans bruit, il pianotait, elle
n’est plus là… Une petite cantate… jusqu’au bout des voix…

Les maisons sont aussi des voix qu’on ne peut
plus entendre à la mort des êtres chers. La voix fait peur, fait rire, attendrit,
la voix du poème reprend à son compte ces sentiments volatiles et un jour, elle
se tait. Il faut beaucoup tendre l’oreille pour retrouver le génie singulier
des intonations et du vocabulaire de quelqu’un qu’on aime toujours. Pour
autant, se repasser dans les oreillettes ou dans une vidéo la voix des morts
peut s’apparenter à une torture morale. Mais c’est la seule façon de réentendre
ou entendre des propos nourrissants et de se rapprocher de vérités qui nous
importent si on est passés à côté. Ce n’est jamais si bien dit que par
eux-mêmes…lles vivants et on peut comparer les versions… découvrir leurs
failles, leurs bravades, leurs égarements, leurs ellipses ou leurs mensonges.
Aimer vraiment quelqu’un c’est l’écouter et lui parler jusqu’au bout de sa
vie… Mais combien d’entre nous en sommes capables ?

Faut-il créer des Maisons de Parole à la
ressemblance des Maisons de Poésie pour y déposer des souvenirs vivants ou des
objets qui pourraient devenir des sujets de conversation inédits. Tu aimes bien
les livres d’or, ils obligent à la présence réelle et à la concision. Leur
anonymat en garantit un accès déhiérarchisé. Ce sont des foutoirs, des
grimoires, des livres d’artistes parfois. L’alphabet et la créativité
artisanale du cœur sont des biens partagés .

Bernard Noël a beaucoup écrit, il s’en est plaint
et attendait sa fin avec une certaine impatience. Tu aimais le lire et lui
envoyer des messages électroniques, des courriers postaux. Il en recevait
beaucoup, avait de nombreuses amitiés et amours. Tu as connu sa dernière maison
à distance, grâce à une amie réalisatrice et artiste Thésée qui l’a filmé deux
fois chez lui à Mauregny. Tu as trouvé sa « demeure » sympathique et familière,
grosse bâtisse de pierres sans doute difficilement chauffable l’hiver, mais
lumineuse aux beaux jours, lui aussi aimait les arbres. Tu n’as pas senti la
poussière, ni prêté attention aux délabrements, les maisons sont aussi de
vieilles dames dont il ne faut regarder que les pommettes roses et les
bracelets préférés, ou le regard, bien en face … Merveille que sa voix douce,
lente, envoûtante, ses gestes élégants et facétieux pour soutenir son crâne et effleurer
sa peau apparente. Un poète qui ne se prend pas au sérieux. Un militant qui n’a
jamais cédé à la facilité intellectuelle et aux sirènes de la mondanité. Il
aimait la solitude et le travail fécond. Un écrivain qui a bravé l’opprobre
avec un roman de jeunesse contestataire et audacieux, publié sous pseudonyme,
qui ne t’a guère intéressé pour sa crudité incompréhensible et peut-être
circonstancielle, mais dont le fond méritait qu’on en parle avec les penseurs
et politiques de sa génération. La référence à Sade emprisonné et dont
l’imagination a généré des fantasmes subversifs et pervers est manifeste. Il en
a fait dans les suites, après un procès défendu par Robert Badinter et des
intellectuels de l’époque, un combat éthique sans relâche et sans pardon pour
les hypocrites…

..

BN n’était pour toi qu’un petit paysan exilé très intelligent et très sensible, très vite sevré de la présence maternelle, pourtant pas malheureux, qui a voyagé et rencontré de bien belles personnes. Il a fait sa vie comme on dit, a réussi tardivement à faire réunir les textes de son œuvre dispersée chez P.O.L. Moins préoccupé par sa carrière que par sa soif de vérité et d’oubli. Son livre sur le peintre Opalka fait partie de tes plus belles lectures. Sa passion des dictionnaires bien plus que de la littérature de salon. Le Dictionnaire de la Commune est un ouvrage important. Il a été l’ami attentif de peintres. Il a admiré Magritte, Caravage et des contemporains d’aujourd’hui dont la mort l’a dévasté. Une voix manquante que tu recherches activement lorsqu’elle te manque trop sur « son » étagère ou sur internet. Il est encore difficile de trouver des gens pour parler de lui de vive voix. Le poème ci-dessous parle de lui. Il n’est peut-être pas de sa plume, tu vérifieras. Tu l’as trouvé dans un livre, devenu collector, que t’a prêté une lectrice de longue haleine rencontrée à Annonay. Le poème est la maison du souvenir et de la gratitude.

La soif

un caillou disparu

et un taillis gronde

L’espace tremble

*

A nouveau tout

serait dispersion preuve

Syllabe l’approche

Comme saisie

*

Comme un drap un

Souffle qu’obstinément

la lumière jette

Près des mûriers

*

Sans avoir vu

L’oubli l’oubli jamais

Le même où la berge

Béante appelle

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.