#40jours #23 | Quand Z s’en va tout droit.


J’étais assis à mon bureau, comme d’habitude, comme tous les jours de la semaine. Mon métier n’est pas spécialement épanouissant mais il a le mérite d’être régulier et stable. Personne ne me chassera de ma place, je suis le seul à décider si je veux la quitter ou pas. Cependant, on m’a prévenu, je n’aurais qu’une seule cartouche : si je pars, ce sera définitif, je ne pourrais plus jamais revenir, d’aucune façon, sous aucun prétexte. L’entreprise me considérera, en substance, comme un traître, quelqu’un d’indésirable, peut être même de méprisable, en tous cas qui n’a plus sa place au sein de la communauté. Il m’en faudra alors trouver une autre, de communauté ou bien apprendre à vivre sans, ce qui paraît terrible. Mais. J’ai quand même ce choix. J’étais assis donc à mon bureau ce matin là. J’avais assez mal dormi, comme d’habitude mais cette fois encore moins bien qu’à l’ordinaire. Des cauchemars m’avaient hantés. Un en particulier : Je rentrais à la maison après une journée de travail et ma femme m’ouvrait la porte. Impossible néanmoins d’entrer. Chaque pas que je faisais me maintenait sur place ou pire m’éloignait d’elle et de la maison, comme si je marchais sur un tapis roulant en sens inversé. De toutes la force de mes muscles et de ma volonté je tentais de m’opposer au cours du tapis mais rien n’y faisait, je restais à cette distance ténue entre l’entrée et la sortie. Ma femme quand à elle ne semblait pas se rendre compte de ma situation. Elle me souriait et attendait que j’entre. J’essayais alors de crier pour attirer son attention mais aucun son ne sortait de ma gorge. Je tendais les bras pour tenter de la toucher mais le bout de mes doigts dépliés au maximum ne parvenait qu’à effleurer l’étoffe de son vêtement. Comme elle continuait de sourire fixement, je la scrutais dans le fond des yeux et je découvrais alors qu’elle n’était pas humaine, qu’il s’agissait d’une machine. La terreur m’envahissait soudain et je m’éveillais. Je fis plusieurs autres cauchemars durant la nuit mais celui ci m’a marqué car je ne suis pas marié. Je n’ai même pas de petit.e ami.e. Bref, ce matin en arrivant au travail, j’étais assez fatigué et perturbé. Je me suis plongé dans mes dossiers ce qui a eu pour effet de me distraire de toutes les fantaisies auxquelles mon esprit s’était livré durant la nuit. Peu à peu, le café aidant, j’ai repris complètement assise en moi même. J’en étais à mon troisième dossier quand mon avant bras droit s’est enfoncé dans le bureau. Enfoncé, comme dans du beurre. J’ai perdu l’équilibre et j’ai failli tomber. Je me suis alors redressé d’un bond, extirpé du bureau et j’ai jeté un œil discret alentours. Mes collègues de l’open space n’avaient rien remarqué, ils étaient toustes à leur besogne et personne ne me prêtait attention. J’étais donc debout devant mon bureau que je regardais. Il s’était refermé et nulle trace ne restait du tour qu’il venait de me jouer. J’entamais le mouvement de me rasseoir et pliais pour ce faire les genoux lorsque je sentis que le sol sous mes pieds s’enfonçait, que mes chaussures y imprimaient leur emprunte. J’eus peur alors que, tout comme le bureau, le sol n’essaye de m’absorber et je m’arrachai violemment à la situation en sautant d’un pied sur l’autre. Durant le temps que j’étais en action, mes pieds se maintenaient en surface du sol mais dès que je m’immobilisais, le sol m’aspirait à nouveau. Je me sentis en danger. Je compris que j’étais confronté à une situation de vie ou de mort et sans plus réfléchir je m’élançais. De mes bras j’écartais les obstacles sur mon passage: corbeilles à papiers, chaises sur roulettes, chariots à dossier. Dans un bruit d’apocalypse métallique, les étagères s’écroulaient sur mon passage Dans mon élan, je fonçai dans la vitre séparant les box de travail et en traversai un puis un second , un troisième. Tous les collègues s’étaient levés. Pétrifiés, ils assistaient à ce prodige : Un homme qui perçait la matière, qui la traversait. J’avais transpercé à peu près tout l’open space quand le responsable du service se plaça en travers de ma route pour tenter de me contenir. J’hésitais un instant mais mes pieds commencèrent à s’enfoncer aussitôt dans le sol. Alors d’un pas décidé, je le traversai aussi et me retrouvai de l’autre côté de lui. J’avais éprouvé une sensation froide au contact de sa matière, comme de plonger une main dans une gélatine froide. Je pivotai sur moi même pour faire face aux visages médusés des employés de l’entreprise. Je sus à leur regard que plus jamais je ne ferais partie de leur communauté et, dans le même temps, je sentis mes chaussures s’enfoncer dans le sol. Je leur tournais alors le dos et me retrouvais face à un mur de briques. Sans hésiter mais le cœur battant je me dirigeai droit sur lui bras tendus vers l’avant. Au contact de la brique, mes doigts se replièrent comme des pelles et se mirent à creuser. Avec des grands mouvements, d’avant vers l’arrière, comme un nageur de crawl qui aurait nagé debout, j’expulsais les briques vers l’arrière, éprouvant une jubilation secrète, je l’avoue, à m’imaginer cette pluie inattendue sur le chef de service, là bas derrière, dans l’open space saccagé. De l’autre côté du mur, passait en colimaçon, un tronçon de l’escalier de service. Je le descendis à toute vitesse, la main gauche glissant sur la rampe puis, arrivé au rez de chaussée, traversai une porte de fer et me retrouvais dehors, sur le trottoir de la rue principal. Il faisait grand soleil. Je me sentis, d’un coup, extrêmement joyeux et j’avais faim. Je sautillais d’un pied sur l’autre, le temps de réfléchir à ma nouvelle situation. Ma joie retomba. Qu’allais je faire à présent ? Remonter les escaliers, revenir au bureau ? impossible. A cause de ce que j’y avais causé comme dégâts mais surtout parce que dès que je m’arrêtais de bouger je m’enfonçais dans le sol. Combien de temps allais je pouvoir rester en mouvement ? Je sentais déjà la fatigue s’insinuer dans mes jambes, d’autant plus que j’avais passé une mauvaise nuit. Peut être que manger me redonnerait des forces. Je traversai la rue vers une boulangerie sur le trottoir d’en face. Ce ne fut d’ailleurs pas seulement la rue que je traversai mais plusieurs véhicules qui y circulaient et qui semblèrent ne même pas se rendre compte de ma présence bien que je leur passasse au travers. Parvenu dans la boulangerie, je pris conscience que, dans l’urgence de la situation, j’avais oublié ma veste et mon portefeuille à l’intérieur, sur le dossier de ma chaise, là haut, derrière moi, dans le bureau au troisième étage de l’immeuble. Sans argent et un peu honteux du larcin que je m’apprêtait à commettre mais néanmoins déterminé, Je tendis alors une main à travers la vitrine pour attraper un sandwich tomates œufs salade. Mais ma main le traversa sans que je puisse m’en saisir. Des cup cakes étaient posés sur le dessus de la vitrine alimentaire. Tandis que la caissière était occupée à rendre sa monnaie à un client, j’avançai le plus discrètement que je pus la tète vers la vitrine en tendant mon cou au maximum puis, dans un mouvement que je voulais le plus rapide possible, ouvrit les mâchoires et les refermaient sur l’un de ces cup cakes. Mais la boulangère m’avait vu et, d’un geste d’une vélocité affolante, elle saisit le gâteau et l’écarta de mes mâchoires qui claquèrent sur elles même. Des clients voulurent se saisir de moi et bloquèrent l’entrée de la boulangerie qui était aussi la sortie. N’ayant d’autre solution, je fonçais tête baissée à travers le comptoir puis à travers les présentoirs à pain et derrière eux le mur qui donnait sur le fournil. Parvenu dans le fournil, je poursuivis ma course, traversai un autre mur qui donnait sur une salle de bain puis de la salle de bain je parvins à une cuisine, un hall d’immeuble, une boutique de pompes funèbres, un magasin de musique, une banque, la salle des urgences d’un hôpital, une boucherie, un concessionnaire automobile, un bureau d’avocats, le cabinet d’un.e orthophoniste, une chambre à coucher, un atelier de sculpture, une librairie, un supermarché, un entrepôt de marchandise dont je fis voler les cartons en tous sens, un magasin de bricolage, un commissariat de police, une école. Dans chacun des lieux que je traversais j’essayais de m’arrêter mais chaque fois le même phénomène se reproduisait, je m’enfonçais dans le sol. Comme je passais à travers leur mobilier ou leurs marchandises en détruisant l’ordre qu’ils y avaient mis, les gens me pourchassaient, tentaient de se saisir de moi ce qui m’obligeait à courir encore plus vite. J’étais au bord de l’épuisement mais que faire? Je poursuivi ma course à travers la ville, de mur en mur, de bâtiments en bâtiments. Un cabinet d’architectes, les multiples salles d’une université, une poissonnerie, une caserne de pompier, une officine de notaire, une piscine que je traversai en nageant à travers les bassins ce qui reposa un peu mes jambes épuisées, une agence d’intérim, un chantier en construction puis, ce fut un terrain vague, une bretelle d’autoroute, des champs à perte de vue. J’essayais de souffler un instant dans un champ de blé mais la terre commença à son tour à m’aspirer, comme l’avaient fait le béton et l’asphalte dans la ville. Je courus à nouveau. Traversai une ferme, un village, une forêt. Lorsque je vis devant moi les montagnes, sans que je susse pourquoi, je sentis que c’était là que je devais aller. Je gravis plusieurs pentes, des parois et des cols. En me retournant, je vis la campagne, les villages, et la ville très loin, sous moi. Je continuais à monter, usant mes dernières forces, au bord de l’évanouissement. Finalement, le corps rompu je m’effondrais à l’entrée d’une grotte, décidé a accepter mon sort si tel il devait être de finir absorber par la roche. Mais rien ne se produisit. Au contraire, je me sentis porté fermement par cette pierre sous mes fesse. Mon cœur s’apaisa et je fus heureux comme jamais je ne l’avais été de ma vie. Dans un moment d’émerveillement, je ressentis un sentiment d’ unité et de paix que je n’avais jamais connu. En face de moi, le soleil commençait de descendre à l’horizon, enflammant le ciel et la montagne de somptueuses couleurs rouges oranges et roses. Un aigle et un serpent vinrent se poser près de moi.

A propos de Laurent Peyronnet

Depuis une vingtaine d’années, je partage mon temps entre le nord de la Scandinavie et la région lyonnaise où je réside. Je passe environ cinq mois sur douze sur les routes de Laponie ou j’exerce le métier de guide touristique et le reste du temps, j’essaye d’écrire. J’ai publié trois romans jeunesse, quelques nouvelles et contes. Je fais aussi un peu de musique et de dessin. Je n’ai pas de site internet mais vous trouverez l’actualité de mes romans jeunesse sur la page Facebook : "Magnus saga" J'anime également de façon intermittente la chaine Youtube « Quelque chose à vous lire » ; vous y trouverez actuellement une soixantaine de lectures vidéos dont : Raymond Carver ; Bob Dylan ; Joyce Carol Oates ; Selma Lagerlöf... et plus modestement, quelques uns de mes textes.

2 commentaires à propos de “#40jours #23 | Quand Z s’en va tout droit.”