#40jours #30 | tous les chemins qui mènent à l’aliénation

Voyage au bout de soi-même. A force de parcourir la ville en long en large en travers. A force de se cogner contre les regards de la foule. La rumeur de cette terrible multitude. Tu ne te parcours jamais que toi-même dans tes errances sans fin. Tu le sais bien. Tu n’y peux rien. Errer pour toi c’est exister. Depuis l’incendie, tu ne sais plus où poser ton corps. Où te rassembler. A chaque course dans la ville, tu as l’impression de laisser des bouts de toi-même ici et là. Tu as dormi plusieurs fois sur le fauteuil défoncé de la plage des pêcheurs sous l’abri de tôle arrimant ton regard à la mer. Le rythme de la houle t’apaise. Et puis l’autre nuit on t’en a chassé. Méchamment. Alors tu es reparti. Cabossé. Et puis l’angoisse à nouveau. Tu parcours les rues au hasard et te perds dans le damier labyrinthique de la ville. Tu te perds dans ces rues perpendiculaires que tu connais si bien pourtant et ça t’affole. Tu tournes en rond dans ces carrés de ville. Géométrie et angoisse. Les regards et les voix se bousculent. « Essaie l’envoûtement. » « Aide-nous à te trouver. Au-delà des limites. » « Les bêtes sont parmi nous. » Tout ce défilé d’ombres. Faune sauvage dans la jungle d’asphalte. Dans chaque rue. Dans chaque maison. Derrière chaque porte. Ca te cisaille martèle lacère le cou le dos la tête le ventre. Ca te tord les boyaux. Tu te perds. Reconnais des âmes errantes comme toi. Mais tu n’es pas capable de faire lien. Ton regard cherche où s’arrimer dans l’aube rougie. La ville est déserte encore. Quelques rares passants. Tu t’accroches à des bouts de panneaux publicitaires. « Choisis ta propre aventure. » « Tout un monde de plaisirs. Pour nous faire profiter des bons moments. » « Dis-nous ce que tu cherches et nous le trouverons pour toi. » « Découvre dès maintenant si tu fais partie des gagnants. » « Sois-toi-même si tu ne peux pas être Batman. » « Décroche le meilleur prix et vole. » « Il est temps de briller. » « Seuls les meilleurs peuvent aller aussi loin. » Injonctions au bonheur. A la performance.  Tellement loin de toi. Si tu savais ce que tu cherchais. Tu n’en serais pas là. A errer. Sans fin. Et. A force. Ne pas savoir si tu es dans ce monde. Tu as parfois l’impression que la terre tourne sans toi. Qu’elle t’a oublié. Tu avais envie de revenir. Sur le lieu. Y bâtir à nouveau ton nid dans le vrac de tôle et d’acier. Pourquoi aller ailleurs puisque tout est ici ? Y chercher les souvenirs. Tu as tout perdu dans l’incendie. Tout ce que tu avais patiemment accumulé. A droite à gauche. A force de glaner. En rétribution de tes petits boulots. Dans ta poche, ton répertoire bleu ne te quitte pas. Et glissée dedans. La page de dictionnaire aux bords roussis. C’est le vieux de l’ancien cinéma Tivoli qui te l’avait donné ce dictionnaire. Il squatte l’ancien bâtiment lui aussi ravagé par un incendie deux ans plus tôt. Il en a fait son antre sans que personne ne vienne l’en déloger. « Exploite la ville. La beauté qui habite la ville. » Il t’avait même prêté un vieil appareil photo mais sans pellicule. « Tu feras des photos invisibles. » « Tu n’imagines même pas ce qui t’attend. Tu seras l’œil de la ville. » L’appareil a brûlé comme le reste. « L’attente est terminée. Votre voyage commence ici. » Il vous avait dit ça le vieux.

*

Moi seul et errant et épuisé par le rythme. Casque sur les oreilles à longueur de journée. Pour mieux écouter la rumeur de la ville. Et les voix qui se bousculent. « Quel est ton rituel. » « Se faire une piqûre pour se donner la lèpre. » « Apparition d’une nouvelle espèce. » Alors il déclenche la musique pour les faire taire. « Sens la vie dans ton oreille. » M’avait dit le vieux. Il lui avait donné ce vieux casque. Un walkman et une unique cassette. Miles Davis Face A. John Coltrane Face B.Et il avaitrepris l’errance. Avec une nouvelle légèreté. « Ton corps est fait pour bouger. Exploite la ville. La beauté qui habite la ville. Et pour cela, apprends à lire ton corps. Ton corps dans la ville. Les autres corps dans la ville. La ville dans ton corps. Son rythme, ses pulsations. » M’avait dit le vieux.Ce gars, il mène à l’inattendu. Voilà ce qu’il s’était dit. Il lui avait changé la vie. La trompette et le saxo faisaient taire les voix. Ses errances devenaient des danses. Mais pour le moment, il doit se sortir de cette mauvaise passe. Miles et John ne lui seraient d’aucun secours. Et le vieux, ce sera son ultime recours. Il sera déçu. Il veut pas d’embrouille. Surtout pour de la dope. « Pas besoin de dope quand on sait attraper la beauté ». A dû embrasser le mystère. Le vieux. Pour dire des phrases pareilles. Un endroit idéal pour se cacher. Maintenant. Voilà ce qu’il lui faut. Le temps que ça se calme. Il se terre dans le vrac de tôles et d’acier d’un ancien squat. Ravagé par un incendie il y a peu. Tu as encore du temps. Réfléchis.Maisles voix à nouveau. Ne s’y attendait pas. Sueurs. « Et si tu glisses dans l’eau. » Ventre qui se noue. « Essaie une nouvelle identité. » Angoisse. « La réalité dépasse l’imagination. » Affolement. « Il peut t’attraper n’importe où. » Mains qui tremblent. « Nous avons beaucoup à te dire. » Il visse son casque. Appuie sur le bouton. La musique les fait taire. Lentement. Et puis, il finit par sombrer dans le sommeil. Dans la tôle trouée de rouille et noircie de suie, un goût de cendres dans la bouche. Il s’endort. Et dans le sommeil surgit le vieux, l’œil malicieux. « Arbore ton plus beau sourire. Maintenant tu peux être plus grand de sept centimètres sans que personne le sache. » Il ne comprend pas ce que ça veut dire. « Quitte la ville. Aventure-toi dans le monde. Découvrir de nouvelles choses te maintient en vie. » « Trouve tout ce dont tu as besoin. Ce dont tu as besoin porte un nom. » Le vieux continue avec ses phrases de philosophe. Et puis surgit un autre décor. Une rue. Dans une ville. Une autre ville. Et des boutiques. Plein de boutiques s’entrechoquent dans sa tête. « Instruments pour prévenir en cas de catastrophe. » « Divorce rapide et économique et documents en une heure. » « Authentiques cheveux humains. » « Le bureau est en toi. Connecte-toi d’où tu veux. » « Il n’y a qu’une chose encore plus désirable. N’attends pas davantage pour l’avoir. » Ca ressemble aux voix. Aux voix qui le hantent. Et puis au bout de la rue un immeuble et la mer derrière. C’est une impasse. Bruits de cavalcades. Les gars. Qui veulent lui régler son compte.  Ils apparaissent dans les endroits les plus inattendus. Les gouttières, les plaques d’égout, les bornes à incendie. Le moment est venu. Fuir par les côtés et s’enfermer aux derniers étages. « Dans votre nuit renversée. En un seul jour. » Où ai-je déjà entendu cette voix ? Un rayon de soleil l’éblouit. Il essaye d’oublier son cauchemar. Mais un gars le secoue. Le visage barbouillé de larmes de suie de rouille. Une feuille roussie sur les bords à la main. Comme les cartes au trésor. Et puis une phrase qu’il répète : « Je veux pleurer en disant mon nom. »

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. Depuis trois ans, j'anime des ateliers d'écriture le mercredi après-midi avec une petite dizaine d'élèves volontaires de la seconde à la terminale. Une bulle d'oxygène !

4 commentaires à propos de “#40jours #30 | tous les chemins qui mènent à l’aliénation”

  1. Merci Émilie pour tous ces lanceurs regroupés qui donnent une étrange continuité à ton écriture.

  2. Oui finalement je me suis lancé ce défi. J’en ai peut-être oublié… Ca m’a permis de réunir deux personnages des propositions précédentes auxquels je me suis bien attachée.

  3. Deux textes pour le prix d’un seul. J’ai aimé le relire en le lisant que les lanceurs – pour moi les phrases en gras – deux musiques différentes. Merci

  4. Fabuleux texte en prise directe avec ces messages publicitaires envahissant la ville, envahissant la tête et donnant envie de rire pour ne pas pleurer. Le Bonheur; il est là il est ouh ! Et cette chute terrible : Je veux pleurer en disant mon nom  » . Un SDF ou nous-mêmes à certains moments de nos vies… L’inanité des mots écrits comme des réclames… Merci !