Cristal Je ne savais pas qu’on pouvait perdre les yeux de quelqu’un. Je les cherchais, pourtant, dans chaque flaque, chaque spirale de brume. J’avais glissé ma main dans la tienne comme on glisse un fil dans une aiguille, pour recoudre le bout de la nuit. Mais le rideau ne s’est jamais levé. Le marchand de rêves nous a pris nos jours. On les lui a offerts, pliés en quatre, entre des morceaux de silence. Depuis, je marche. Les arbres me parlent, mais à l’envers. Je trébuche sur des souvenirs qui font des bulles, et je ne sais jamais s’ils viennent de moi ou de toi. Quand l’oiseau au bec d’argent a chanté, j’ai cru que tu allais répondre. Mais tu n’as pas répondu.Alors elle est venue. La fille brumeuse. Elle portait mes secrets dans ses poches.Elle m’a tendu un mot : « Cristal ». Il s’est collé à mon palais comme un éclat d’hiver. Depuis, je parle avec précaution.Depuis, chaque mot que je ne dis pas me grandit. Cendre Je ne cherchais pas ses yeux. Je fuyais les miens.Je marchais parce qu’il fallait marcher. À chaque pas, je croyais m’éloigner du cri.Mais la terre était molle, pâteuse. Elle suintait comme une plaie mal refermée. Les histoires anciennes nous suivaient à la trace. Elles rampaient dans les racines, coulaient le long des branches.Je voyais des bulles éclater dans la boue, pleines de visages flous, de voix étouffées.Tout ce que je ne voulais plus entendre. Tout ce qui collait aux chaussures de l’oubli. Et puis il y eut l’oiseau. Muet d’abord. Puis chantant une phrase incomplète. Je reconnus la mélodie :c’était celle de nos jeux d’enfants, quand on croyait encore que rien ne mourait. Elle est venue. Elle était faite de rien, de brume et de nerfs, et pourtant, elle pesait.Elle m’a donné un mot : « Cendre ». Il avait le goût d’un adieu qu’on garde dans la bouche.Je l’ai avalé. Depuis, je deviens transparente. Le narrateur Ils marchaient dans le même paysage, mais ne se voyaient plus.Cristal avait la mémoire fragile. Cendre, la mémoire trop lourde.Entre eux, le marais faisait son travail de silence. Il avalait les cris, recrachait les images. Je les observais de loin, comme on lit une carte sans légende.Le sol retenait leurs empreintes, mais refusait de les suivre.Ils croisaient les mêmes arbres, les mêmes oiseaux muets,mais chacun les entendait différemment. C’était un territoire aux langues multiples.Ils ne marchaient pas dans le même conte ou bien ne le savaient-ils pas. Quand la fille de brume est apparue, j’ai compris que ce n’était pas un piège,mais une épreuve douce, une initiation en clair-obscur.Elle ne parlait pas vraiment, elle murmurait dans les os.Je la vis leur donner un mot à chacun — des mots faits pour tenir le cœur en équilibre. Puis elle disparut, dans un souffle de nuit froissée.Et moi, je restai là, à les regarder continuer.Leur silence disait tout.Leur solitude était pleine.Ils avaient traversé ensemble, leurs ombres ne s’étaient jamais croisées.