Nous étions perdus dans la ville détruite, il ne restait devant nous que carcasses d’immeubles, escaliers sans marche, appartements éventrés ; les câbles et les fils électriques pendaient dans le vide en se balançant. Nous ne savions pas où nous allions, nous ne savions pas ce que nous cherchions, aucune idée de ce que nous faisions là. Le soir descendait, effaçait peu à peu les formes des murs calcinés, des fenêtres aux vitres brisées, les ombres de nos corps dans l’obscurité. Nous marchions à travers cette ville aux contours imprécis. Nous avons emprunté un couloir effondré dans un ancien immeuble, une rampe qui s’élevait instable au milieu des gravats, une pente bordée d’appartements ouverts sur le ciel, leurs toits arrachés par des tirs d’obus. Alors, surgissant d’un pli caché d’une façade éventrée, dans cette brèche, un autre quartier est apparu. C’était une ville en contrebas, encore fumante, les ruines d’une ville, effondrée sur elle-même. Le cratère d’une ville. Il y avait des façades entaillées par les explosions des grenades, des parois criblées de tirs d’armes automatiques, des trous béants, des rideaux déchirés qui tremblaient dans le vent. Ce quartier s’étendait en strates sans fin, dans un mélange de gravats et de poussière. C’était une cité spectrale, accrochée au vide, tremblante, enfumée. Une rumeur lointaine nous parvenait, étouffée, couverte par les échos de bombardements anciens. Elle nous enveloppait comme un linceul, nous pouvions la sentir se déposer sur nous, dans le creux de la clavicule, dans l’arrière de la gorge. Un chant lointain, une plainte, une vieille prière. C’est là que l’on a compris qu’il fallait traverser ; impossible de revenir en arrière, de rebrousser chemin, il fallait se jeter à corps perdu dans les décombres, il n’y avait pas d’autre passage pour rejoindre la ville suivante, espérer trouver là-bas l’espoir de rescapés, d’endroits à l’abri, mais nos corps refusaient de bouger, tout mouvement nous était impossible, le souffle coupé, nos corps étaient crispés par la terreur et la fatigue. La sidération de la surprise. Nous n’avions pas peur de tomber, c’était une peur plus ancienne, plus confuse et sourde, elle nous serrait comme un étau invisible, et nous sommes restés là, face à cette échéance, dans l’attente d’une décision. Nous étions devenus transparents. Nous avons crié, autant que nous le pouvions, mais nos voix se perdaient dans l’immensité du chaos. Leurs échos nous terrifiaient plus encore. L’infini est une prison dont on ne peut pas s’échapper. Jamais. Plus rien ne nous reliait à l’autre rive, nous ne pouvions pas la rejoindre. Alors nous avons tourné, contourné, cherché un nouveau passage, une brèche dans les murs éventrés. Mais nous étions perdus encore. Plus nous cherchions une issue, plus il devenait évident qu’il n’y en avait pas, qu’il n’y en avait jamais eu, que cette traversée n’était qu’une façon de gagner du temps. Nous étions renvoyés sans cesse aux mêmes couloirs sombres, aux mêmes étages détruits, aux mêmes escaliers suspendus dans le vide. Une fois, nous avons cru entrevoir une issue, ou voulu la reconnaître. Alors nous l’avons suivie, cette fois bien décidés à sauter, à passer coûte que coûte, malgré le danger ; la peur pouvait bien nous abandonner un court instant. Lorsque nous sommes parvenus à la dernière ouverture, en haut d’un escalier de guingois, aux marches incertaines, il n’y avait plus rien devant nous, plus rien du tout, même la lueur sous la poussière avait disparu. Nous affrontions désormais la pénombre et le vide, comme si la nuit avait dissous la ville. Ce n’était plus qu’un souvenir, un mirage, vibrant à peine dans un halo noirci. Une ville morte, un monde effacé. Et nous restions là, interdits, au milieu des débris.
C’est très beau, Philippe. On est tous pétris de ces images de villes en guerre et d’immeubles effondrés et à partir de là tu construis une histoire et on te suit à la recherche d’un nouveau monde. Et on tombe sur la phrase : « L’infini est une prison dont on ne peut pas s’échapper ». Une phrase courte comme une sentence qui tombe et après le long de l’avant, elle donne tout son effet. Merci.
Merci beaucoup Anne, très heureux de ton retour, j’ai moi aussi une affection toute particulière pour cette phrase sur l’infini.
Quelle étrangeté de te voir déambuler dans mon rêve, mais après avoir mis le feu à la ville. C’est très perturbant.
Merci de m’accueillir dans ton rêve pour m’y laisser déambuler dans une réalité parallèle qui ressemble si furieusement à certains endroits de la planète.
oui, troublant de vous lire tous les deux, Caroline, Philippe, l’un dans les pas puis les yeux de l’une (cela me fait me souvenir de cette consigne de François dans #4000mots : Apocryphes)
Merci Christophe, pas sûr d’avoir suivi cette consigne lors d’un précédent atelier « Apocryphes » de François, mais je serais curieux de la découvrir !
Je sors d’une lecture du poète palestinien Mosab Abu Toha, qui écrit sous les bombes. Le rêve que tu écris a bien sur immédiatement fait écho à Gaza. Ta ville, absorbée finalement dans le néant et tes mots saisissants pour le dire : « Nous affrontions désormais la pénombre et le vide, comme si la nuit avait dissous la ville. Ce n’était plus qu’un souvenir, un mirage, vibrant à peine dans un halo noirci. »
Merci Laurent, cependant nos rêves sont encore bien loin du cauchemar de la réalité de certains endroits, notamment à Gaza que tu évoques en parlant de Mosab Abu Toha, dont je suis fier de partager le même métier de bibliothécaire.