#carnets #prologue | petite observation de ma conservation carnettiste

En préparant un café : le son de l’eau qui boue dans la bouilloire, deux cuillères et demie de café moulu versées dans la petite cafetière en verre.

Radio en toile de fond pour les informations – Apple retarde la livraison de son dernier smartphone, cette nouvelle-ci traverse sans mémoirisation.Nouvelles crises, nouveaux conflits, nouvelles de la guerre, nouvelles de nos décisions politiques: peu de filtre pour les mettre à distance. Elles sont dites avec tonicité par les journalistes.

Evelyne Dhéliat présentatrice du bulletin météo a inventé un bulletin météorologique pour l’année 2050. Dans la rediffusion d’un ancien journal télévisé qui s’enchaine, le générique et la voix du présentateur me projettent dans une autre pièce. L’extrait fait revivre le journal télévisé, au bout de la table de la salle à manger chez mes grands-parents paternels. Les places à table habituelles, ma grand-mère près de la porte de la cuisine qui va-et-vient entre la cuisine et la salle à manger, apporte les plats, les pose sur la table, les rapporte, les range dans le lave-vaisselle, ou les pose sur le bord de l’évier. Elle assure le service, mon grand-père bras croisés, les coudes posés sur la table, le regard vers l’écran (le soir le dîner se prend télévision allumée). Les rôles sont inégaux, traditionnels : une femme cuisine et sert, un homme se fait servir. Inégalité certaine de la répartition des tâches ménagères. Elle, la femme, assurera aussi l’entretien du linge, de la maison, les courses. C’est la ménagère, une femme d’agriculteur. Elle semble un peu lassée du repas à préparer une fois de plus, il y a un ennui, mais elle profite du moindre espace d’ouverture : les longues discussions avec les commerçants ambulants qui viennent dans la cour : le boucher. Monsieur Perrot, on disait « Perrot » tout court, faisait partie de sa vie et un peu de la nôtre. Son métier n’est pas seulement une technique de découpe de la viande, du choix des meilleurs morceaux pour ses bons clients, c’est un homme dont la clientèle est essentiellement féminine, habile à converser aimablement et tenir un énorme couteau tranchant pendant qu’il lance une plaisanterie pour passer du bon temps. Il connaît les sentiments d’ennui de ses clientes, il voit des fermetures sur leur visage, des renoncements, et le sourire qui l’illumine quand il ouvre simplement le volet latéral du camion, accroche le petit bras de fer qui le tient ouvert et dit : « Madame Mesnard ! Comment va cette demoiselle ? ».

J’ai pensé à quelques écueils à éviter en ouvrant mes boites de carnets. Le manque d’intérêt qu’ils peuvent présenter à une personne extérieure, l’exhibition. Pour en parler mieux, j’essaie de me faire ethnologue. Ils sont rassemblés dans trois boites à chaussures. Ce sont de belles boites en carton dur dont le format un peu plus large qu’une boite à chaussure ordinaire permet d’en loger un nombre conséquent.. Sur deux boites les étiquettes d’origine sont encore lisibles : taille 36, 37. Un prix. De belles couleurs : orange vif, mauve, rouge brique, couleur carton, gris-vert foncé. Un bout de masking tape transparent à poids jaune, gris, rose et vert est collé sur chaque boite. Dessus, un index écrit au stylo Bic.

Cet index se lit en trois parties : une catégorie, l’année où il a été écrit et un numéro qui correspond au nombre de carnets dans la catégorie. Par exemple : Copie et journaux //  C/X/1 à C/X/12. La lettre « C » pour la catégorie « Copie », X pour l’année et les nombres 1 à 12 pour en dénombrer la quantité. La deuxième boîte de Journaux est indexée J/06/1 à J/16/24. La troisième boîte intitulée : « Notes et posts écrits » est indexée N/99/1 à N/X/23 et F/X/1 à F/X/8.

Un lot de carnet est sans boite, sans index. Il s’agit de mes carnets de lecture contenant une liste de livres lus de 1989 à aujourd’hui. Cette liste contient l’intégralité de mes lectures littéraires depuis l’âge de mes 13 ans. Je l’ai partagée sur le réseau social de lecteur « Babelio ». N’y sont pas consignées mes lectures scolaires dans les études supérieures qui comprennent un certain nombre de livres lus dans les domaines de l’architecture, de la géographie, de la littérature et des manuels de langue (chinois par exemple).

L’étendue de mon activité de greffière m’interroge. À côté de quoi suis-je passée pour laisser ces traces ? Ai-je vécu les circonstances ? Ce n’est pas une matière de pré-écriture. C’est pour vivre. Peut-être simplement pour être avec du temps à l’intérieur de soi, une sensation d’épaississement. Cette partie-là, je n’y parviens jamais vraiment, jamais pleinement, ni dans la trace, son geste, ni dans la joie, l’élan vital. Je note aussi dans le sens de ranger, rassembler, faire circuler une trame entre les parties hétéroclites de mon intimité, intimité élargie : pas seulement de moi à moi, mais moi dans ma trame : familiale, sociale, affective, avec un jeu de traverses, départs, fugues, fuites, retours, reprises. En somme. la petite rivière qui traverse en glanant sur les rives.

Dans le temps du carnet, inutile de pousser au derrière, d’accélérer, répondre aux exigences. Ce qu’on cherche ce n’est pas passer mais laisser passer. Nous nous cherchons vulnérable, notre pire ennemi étant nous-mêmes dans cette absence de vulnérabilité, cuirassé, troubles dehors, silence en capuche. Là, je me suis vue à travers cette somme de carnets, un peu plus tendre, un peu plus réflexive. Un peu plus fidèle à ceux qui me sont invisibles, à la couleur du mot « sensible », au fracas du nom commun « suicide ». Si j’ai rapetissé, que les carnets occupent la place des chaussures dans les boites, je me suis vue travailler sans relâche en poinçonnant le ticket pour le bus de la vie.

Cette page du carnet journal à couverture de soie rose sur un carton épais où j’ai consigné une liste d’affaires jetées lors d’un déménagement en 2014. Par exemple trois exemplaires de quotidiens que j’avais conservés : celui du 5 novembre 2008, lendemain de la victoire d’Obama aux élections présidentielles américaines, celui du 24 juillet 2008, où j’ai quitté mon lieu de vie brutalement sans y revenir, celui du 23 avril 2002, lendemain du scrutin présidentiel où le front national était arrivé au deuxième tour.

Le carnet F/10/7 : la couverture contient le nom de la station où je prenais le métro pour me rendre sur mon lieu de travail à la médiathèque de Brétigny-sur-Orge dans l’Essonne de l’année 2010 à 2014. Il s’agit de la station Bréguet Sabin sur la ligne 5 qui conduit de Bobigny à Place d’Italie, ou l’inverse. C’est un petit carnet à spirale, pages à petits carreaux. En bas à droite de chacune, le sigle de la RATP : une silhouette de visage de profil traverse un cercle. METRO & BUS PARIS en toutes lettres. Dedans la copie de textes écrits sous forme de statuts sur le réseau social Facebook. Une pratique que j’ai menée pour quelques textes, non renouvelée ensuite. Ce sont des textes-soupapes non destinés à publication intitulés : Alphabet de la fin en 26 lettres, (« W : tous les souvenirs d’enfance tiennent dans le W avant XYZ pour les rêver encore »), Catéchisme de la colère sans alleluia écrit du 23 juin, à 08 :29 au 24 juin, à 09 :50 ; Onze études (onze liste de onze points listés).

Le carnet F/10/4 : sa reliure est faite à la main. Quatre mailles de fil nylon passés à l’aiguille dans l’épaisseur d’une trentaine de feuillets, en quart de format A4. La couverture est un papier calque, le nom de l’éditeur pré#carré gravé en bas à droite. Quand on passe le doigt, on touche le relief de chaque lettre. Dessous, une feuille de couleur jaune. Un court poème imprimé dessus intitulé « Conseil » : « A King-ngan, il y a des petites oranges rouges que l’hiver ne dessèche pas. C’est vous dire que la température est très douce, à Kiang-ngan. Mais, comme partout, les fleurs du pêcher et des pruniers s’y fanent. N’allez pas dans cette région quand vous n’avez qu’un bonheur fragile. » L’extrait est tiré d’un recueil de Franz Toussaint intitulé La flûte de jade publié en 2002. Me suis-je appuyée sur ce titre pour écrire ma série de « Conseils de maman » ?

Le carnet F/10/8 : encore un petit texte écrit sous la forme de statuts directement publiés sur Facebook. Les statuts ont là été copiés dans un carnet à couverture de cuir et au papier de grammage très épais. Chaque page comprend un statut entouré de marges vides. L’écriture au stylo feutre noir dans un petit rectangle de texte. En dessous, la date et l’heure de la publication du statut. Un rabat de cuir enveloppe la couverture puis une lanière de 50 centimètres permet de lasser et presque enrober les pages de trois tours successifs. Précautionneusement tourner autour du volume, sentir par là une valeur, une tendresse, pour le contenu posé dedans. Le texte inscrit à l’intérieur s’intitule Guide de survie dans la solitude.

Cet autre carnet dont la couverture contient le plan d’une ligne de métro à New-York. C’est un carnet que je dois rechercher car je ne le retrouve pas dans les 3 boites sorties. Reste-t-il une autre boite de carnets ? Ce carnet m’a été offert par ma mère qui me l’a rapporté lors d’un voyage à New-York. La ligne de métro sur la couverture est une ligne qu’elle a empruntée. Est-ce rentrer dans une zone trop intime en situant les motivations de ce voyage ? Un voyage à New-York pour visiter la ville, et pour rendre visite au frère de son compagnon. Il habitait New-York avec ses enfants. J’ai commencé par noter le repas autour d’une table dans l’intérieur d’une salle à manger paysanne et me voici presque dans l’intérieur d’un appartement bourgeois new-yorkais… une idée de l’hétérogénéité qui me remue. Ce carnet contient mes notes de lecture du philosophe William James, deux essais sur le pragmatisme. Le lien avec les Etats-Unis est la philosophie américaine.

Les carnets de lecture d’œuvres philosophiques : un carnet du MOMA, couverture en aluminium, reliure à spirale. Il contient d’autres notes de l’œuvre du pragmatiste William James. J’aime l’originalité de la couverture matière froide, comme une porte en fer. Un carnet à couverture en tissus de couleur rose, mes notes du Philosophe Paul Ricoeur.

Mais… je me souviens aussi du carnet en brique d’or. De forme parallélépipédique, tranche et couverture  relevée de couleur dorée. Du carnet à couverture en cuir noir avec des pièces de lego. Je crois qu’il manque une boite…Reprenons 4 catégories : carnets de lecture : une dizaine de carnets pour les livres lus de 1989 à 2022, J (journaux): 24 carnets, N (notes) : 23 carnets, C (copie d’extraits): 12 carnets , F (copie de textes écrits directement sur Facebook): 8 carnets. Une boite manque à priori.

A propos de Nolwenn Euzen

J'écris dans les ateliers du Tiers Livre depuis 2022. Cycles: "techniques et élargissements" , "le grand carnet", "photofictions" ou 40 jours d'écriture au quotidien" (juin-juillet 2022). Mon blog le carnet des ateliers concerne quelques séjours d'écriture et ateliers que je propose, associés notamment à la marche à pied. J'ai publié deux livres papiers et un au format numérique quand j'étais plus jeune. Je me fâche régulièrement avec l'écriture et me réconcilie. Je suis d'abord une infatigable lectrice. "Babel tango", Editions Tarmac "Cours ton calibre", Editions Qazaq "Présente", Editions L'idée bleue Ces revues m'ont accueillie dans le passé: La moitié du Fourbi, Sarrasine, A la dérive, Contre-allée, Neige d'août, Dans la lune... Et, grâce à l'anthologie "La poésie française pour les nuls" (éditions First) je sais que dans un des livres de la bibliothèque de la ville où j'habite, c'est moi. Et ça compte d'être tatouée comme ça. J'ai participé plusieurs années aux échanges de blog à blog des "vases communicants" - mon site a disparu depuis. En 2007, j'ai bénéficié d'une bourse de découverte du CNL. Le texte a été abouti. J'ai bifurqué vers d'autres urgences. Enfin voilà quand même, je suis contente d'être arrivé là bien qu'aujourd'hui le temps a passé et que j'ai toujours un casque de chantier sur la tête. J'aime ça.

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