#nouvelles #lire&dire | Nouvelles chroniques (invétérées)

Vers Des nouvelles de Marcel

Longue journée de réunions dans la Structure | équipe – conseil – d’administration – Bureau – conseil social et économique | ordre du jour, désordre des mots, café | les fleurs d’acacia dans le gâteau d’Aurélie | on rentre avec les larmes d’Anne-Claire et Cécile.

|| Ce matin, pour l’oral blanc de brevet, Jeanne a présenté son étude d’une œuvre de Banksy : une gymnaste peinte au pochoir au pied du mur d’un immeuble détruit par un missile russe à Borodianka, en Ukraine ; elle se tient en équilibre sur les mains, tête en bas, les jambes en l’air formant une figure hiéroglyphique ; les mains posées sur des gravats, en équilibre instable ; les restes d’un mur dont on perçoit la trace, une ligne sur un pan de mur, comme une trace fantôme ; le corps de la gymnaste, en noir et blanc, coupé par cette ligne ; mais le corps soutenant aussi, en cet axe, le reste de l’immeuble à ciel ouvert ; les murs soufflés. ||

Articles connexes                                                               

Au fait, j’ai supprimé la page sur l’auteur. Il y a trop peu à dire sur lui et je ne parviens pas à comprendre où veulent en venir ses notes. Mais il en existe d’autres en langue étrangère. — Jack | 13 mai 2024 à 00:08

Cette note a été supprimée

Déjeuner chez Lulu aujourd’hui, avec Ben et mes parents. Maman avait préparé des écrasés d’avocat avec un peu d’échalotes et du thon, Ben du steak frites, moi une crème renversée. — Impossible de retrouver la lèchefrite que Lulu dit avoir rangée, ni dans le chai, ni dans la grange, ni sous le hangar. — Elle ne peut pas regarder la télé en mangeant, c’est l’un ou l’autre, et comme elle n’a jamais faim… — Parfois elle tousse, et la toux réveille une vive douleur à la poitrine qui la fait se redresser et basculer vers l’arrière. — Tu vois, faudrait que quelqu’un vienne tous les jours, ça irait mieux pour manger. — Quand elle regarde la télé, c’est toujours un peu bouche bée.

DISCUSSION                                                                      

Kézako                                                                              

Il faudrait penser à dire ce que signifient plus précisément Moien et Oùti. D’accord, les jeux de mots, on comprend bien (au cas où : moyen et outil). Mais d’où proviennent-ils ? Comment sont-ils construits ?

Moien : le moi comme un moyen, un outil (déjà) ? ou le moi passablement moyen ? d’où le mot-valise dans les deux cas ? ; à moins qu’il ne s’agisse d’une faute de frappe : moien au lieu de moine ?

Quant à Oùti : une correspondance lointaine avec l’Ousia des Grecs anciens (qui est comme la substance ou l’essence d’une chose), mais alors quel rapport avec l’outil fait oùti ? (de la valeur pratique comme de la valeur locale ?) ; ou bien une construction étrange par association de l’adverbe (pour désigner un lieu ou sa recherche ?) et la particule interrogative populaire ti (comme dans j’y va-ti, j’y va-ti pas ?) sans l’interrogation ? (pour mieux mettre en valeur le pronom impersonnel écrasé ?) — et alors qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire… ?

Cela dit, ces deux mots participent peut-être d’une logique de l’absurde : ça ne signifierait donc rien d’autre en soi ; il n’y aurait alors rien à en dire ? — Capelo 13 mai 2024 à 00:14

Ah ben merci, j’y vois déjà plus clair. Je comprends mieux pourquoi je trouvais ça creux. Pour info, j’ai créé un article sur l’auteur. — Jack 12 mai 2024 à 22:45

Personnellement, tout me va aussi, tout est là dans ses contradictions et son incongruité. Je ne vois rien de mieux à ajouter. Vous devriez en faire un article. — WillS 12 mai 2024 à 23:55

Chien fantôme                                                                  

« Si un chien reste toujours présent à lui-même, en action, Loulou se trouve parfois dans une sorte d’état contemplatif. »

Mais bien sûr que non, le chien n’est pas toujours présent à lui-même. Il dort, comme nous, et même il lui arrive de rêver ! Êtes-vous présents à vous-mêmes lorsque vous rêvez ? Oui, peut-être, et justement à ce moment-là, mais alors tellement loin de ce que vous vous imaginez être en pleine conscience que, Non, il ne s’agissait pas moi, ça me ressemblait beaucoup mais il ne pouvait pas s’agir de moi, pensez-vous, c’est impossible ! Eh bien, je soutiens que c’est pareil pour les chiens.

Avez-vous bien observé un chien rêver, gémir, glapir presque, comme s’il essayait d’aboyer, babines à demi retroussées, et le corps se balançant, le bout des pattes frétillant ? On imagine facilement qu’à ce moment-là, il court. Mais il dort, il rêve ! Il court après son rêve ! Après lui-même peut-être, sous la forme de son maître qui veut le battre ? Et même s’il court après un gibier, rêvant à la suite d’une journée de chasse, qui dit que dans cette journée il s’est vraiment appartenu ? Qui dit que dans sa course, dans sa chasse, il n’était pas hanté par son gibier, habité par l’univers de l’autre justement pour mieux le surprendre ? Ainsi de l’araignée et de la mouche, selon Giorgio Agamben : « L’araignée ne sait rien de la mouche, et ne peut en prendre les mesures comme le fait un tailleur avant de confectionner un habit pour son client. Cependant, elle détermine la grandeur des mailles de sa toile selon les dimensions du corps de la mouche et mesure la résistance des fils en proportion exacte de la force de choc du corps de la mouche en vol. »

Quand on sait cela, quand on en prend vraiment la mesure, on pourrait presque affirmer que Non, personne, aucun être vivant, ne s’appartient en propre et ne peut être présent à lui-même. Du moins pas sans un autre, ou de l’autre, ce qu’Agamben, plus précisément (s’appuyant cela dit largement sur les travaux de l’éthologue Jakob von Uexküll), dit ainsi : « aucun animal ne peut entrer en relation avec un objet comme tel, mais seulement avec ses porteurs de signification. » Donc, pour moi, le Loulou en question ne me semble pas si étrange dans son comportement. Si ce n’est qu’il entre en relation avec les porteurs de signification d’un… petit fantôme.

Un petit fantôme qui semble, lui, à l’inverse, ne pas savoir avec quels porteurs de signification il doit entrer en relation. Mais n’est-ce pas là la nature même du fantôme, d’être à la recherche de ces éléments, alors que leur découverte est impossible ? Mais c’est là l’objet d’une autre discussion, non ? — Cynéfil 11 mai 2024 à 11:04

Hurbinek                                                                          

Moi, ce personnage, il m’a fait penser au petit Hurbinek de Primo Levi, dans La Trêve. Pourquoi, c’est ce que je cherche encore, je l’avoue.

L’univers du Petit Marcel n’a pourtant rien à avoir avec l’univers concentrationnaire ! Mais il est vrai qu’on ne sait rien d’eux, qu’ils n’ont pas appris à parler et qu’ils n’ont pas vraiment de nom (si j’ai bien compris, le Petit Marcel n’aura enfin « pour nom véritable Marcel Fissou que lorsque j’aurai achevé ma vie, ma vie pleine et entière », dit-il, à travers l’œuvre de Will Serf).

Et puis il y a ces mots forts de Levi, qui formulent certainement une volonté, mais entrent en correspondance avec cette étrange inversion des rôles entre l’auteur et son personnage : « Il ne reste rien de lui : il témoigne à travers mes paroles. »

P.-S. Si courte soit-elle, la vie n’est-elle pas toujours pleine et entière ? — Henek 11 mai 2024 à 23:04

|| Seconde journée de nettoyage des murs. Avec une démonstration de Zézé au pulvérisateur, parce qu’il faut bien arroser les murs… — Mais sur le bidon ils disent de ne pas surcharger. — Mais non ! faut y aller ! c’est déjà pas si fort que le chlore, faut en mettre ! regarde, on voit rien de ce que t’as passé hier… — Mais c’est pas instantané ! faut laisser agir, ça demande un peu de temps. — Mais non ! moi quand j’en mets faut pas dix minutes ! — Oui, mais c’était pas le même produit. — Ah ben non, c’était du chlore… j’vois pas ce que tu t’embêtes avec ton produit… en plus c’est moins cher le chlore. — Ben peut-être, mais ça reste un produit toxique. — Mais le plus difficile, ça a été quand il a parlé de brosse métallique et quand il a pris la brosse à décrotter les bottes, avec des poils en plastique dur, pour la passer sur la tache plus sombre au pied du mur que j’avais déjà atténuée. ||

Microfiction                                                        

En attendant Marcel est un ensemble de notes disparates racontant l’errance du Petit Marcel à la recherche de lui-même (Marcel Fissou, enfant des limbes mort peu avant son premier anniversaire) sous plusieurs formes.

D’abord, celle, fantomatique, de l’écrivain qui, apprenant l’existence de celui qui aurait été un parent s’il avait survécu il y a environ un siècle, part en quête de l’identité et de la tombe de ce parent, sans comprendre qu’il s’agit des siennes dans la mesure où le Petit Marcel, qu’il croit être son personnage, infléchit en vérité sa recherche, ses faits et gestes, son écriture même. Comme si les rôles finissaient par s’inverser, l’auteur n’est jamais que le personnage utile à l’anti-personnage que devient le Petit Marcel qui veut devenir cette personne qu’il n’a pas pu être sous le nom de Marcel Fissou.

Ensuite, sous une forme altéritaire dont les autres personnages ou êtres qui interviennent dans la microfiction (le père et la mère Fissou, la petite Lulu, le chien, un lucane), sentent d’une manière ou d’une autre la présence, souvent sous l’espèce de manifestations plus ou moins naturelles, ou d’une nature surréelle en quelque sorte, liée à un endroit précis formant une sorte de cuvette, et donc symboliquement un monde clos, replié sur lui-même : le petit pont de pierre, la rivière, protégés par un bosquet, ouverts sur un pré, au milieu des coteaux. Parfois, le lieu semble même être hanté par elle.

C’est notamment le cas de la troisième forme que prend aussi le Petit Marcel dans certaines notes : le chien, grâce auquel il découvre le petit monde de sa famille. Son nom apparaît une seule fois, Loulou. Mais c’est un nom doublement fictif dans la mesure où il apparaît dans une histoire de la petite Lulu, qui l’a peut-être d’autant mieux imaginé en transformant le nom commun désignant un chien, un loulou, en nom propre, qu’il s’agit aussi d’un terme d’affection adressé au chien. Au chien ou au garçon en lui, à quoi renvoie aussi le mot loulou (comme dans l’expression un drôle de loulou) ? Si la petite Lulu ne s’en rend pas vraiment compte, le comportement du chien semble parfois moins canin qu’humain et enfantin. Cela se manifeste dans les jeux avec elle, mais surtout par une soudaine façon de s’isoler ou d’être absent. Si un chien reste toujours présent à lui-même, en action, Loulou se trouve parfois dans une sorte d’état contemplatif. Parfois, il s’arrête, s’assoit, et, sourd à la petite Lulu, observe tout autour de lui comme pour mieux découvrir le lieu. Et il n’aime jamais tant que monter, seul la plupart du temps, dans le grenier pour écouter les souris jouer dans le fond, et observer par la lucarne le paysage. — Pour autant, le chien qui passe pour une sorte de prête-corps du Petit Marcel ne se laisse pas faire. Sentant la présence étrangère en lui, il ne cesse d’éternuer et d’essayer de chasser l’esprit dans sa tête en se grattant les oreilles ou en essayant de se mordre la queue, en vain.

|| Première journée de nettoyage des murs de la maison.
Avant tout, réduire les taches les plus noires ou les plus rouges à l’aide d’une brosse assez dure. Les noires s’atténuent assez bien pour former des taches d’un gris plutôt clair. Les rouges sont plus tenaces : d’un rouge sanguin mat, elles forment des taches d’un étonnant brun orangé vif, un pigment idéal pour la peinture.
Le plus difficile, c’est la pulvérisation du produit qui vous revient comme un crachin en pleine figure. Mieux vaut s’équiper de gants, d’un masque et d’une casquette. On pense que l’industrie de la chimie a fait des efforts — et la Fiche produit relative aux qualités ou caractéristiques environnementales l’affirme : « Présence de substances dangereuses – No | Présence de perturbateurs endocriniens – No » —, mais le produit distille quand même une odeur qui prend au nez et à la gorge et fait tousser.
(Parmi les Recommandations : « Ne pas pulvériser sur les pelouses, plantes et fleurs | Éloigner les animaux domestiques durant la durée du traitement ».) ||

Comme une pensée |
À l’heure de l’autoédition, il faudrait que l’(auto-)lecteur comprenne bien que, désormais, la coquille dans une page n’en est plus une : bien que l’(auto-)écrivain fasse tout son possible pour l’éviter, elle fait partie de l’(auto-)écriture.

Petit Marcel

ARTICLE                                                                            


Pour les articles homonymes, voir Petit Marcel.

Le Petit Marcel est un anti-personnage fictif du recueil de microfictions En attendant Marcel de Will Serf. Il représente le type de personnage qui renie sa seule existence imaginaire, littéraire, en prétendant être l’auteur même de la nouvelle « éclatée — non, écorchée, c’est ça, comme un écorché, je suis un écorché, un écorché vif de sa mort » dit Marcel — qui le concerne à travers les nombreuses notes de Will Serf disséminées dans les quatre volumes des Chroniques nouvelles. L’écrivain ne serait que « le Moien, l’Oùti propre à s’incarner dans le corps du texte en autobiographe larvé » pour Marcel, c’est-à-dire une sorte de médium comme dans une séance de spiritisme, « à ceci près que c’est l’entité elle-même qui, de là où elle se trouve dans l’au-delà, fait appel à lui, moi en l’occurrence, pour rejoindre l’ici-bas, l’au-delà de son point de vue, qu’il a jadis connu comme une étincelle sait ce qu’est la lumière, l’énergie, et qui lui manque terriblement, follement, parce qu’elle n’est pas parvenue à en faire le deuil », selon Serf.

Inspiration                                                                        

Le Petit Marcel serait inspiré par Marcel Fissou, enfant né le 25 août 1926 et décédé le 10 août 1927.

Pour Will Serf, Marcel Fissou est un grand-oncle. Jusque vers son cinquantième anniversaire, il n’en avait jamais entendu parler. Il apprend son existence de la bouche de sa mère, et surtout de sa grand-mère, la sœur de Marcel Fissou née après la mort de son frère (la petite Lulu des microfictions). Personne, dans la famille, n’a connu Marcel, hormis ses parents qui en ont parlé à leur fille, plus tard à leurs petits-enfants. Et c’est à travers ces récits rapportés que Serf connaît Marcel : « C’est une histoire de famille dont on m’a parlé tard, je ne sais plus comment elle est venue dans la conversation, mais la première fois, et chaque fois qu’on m’en reparlait en fait, j’avais l’étrange sentiment d’une sorte de conte pour enfants fragmentaire. Un récit identique à lui-même dans ses lacunes et ses nombreuses variations, ses détails incongrus, incohérents entre eux, qui dépassaient de loin la mémoire et la parole de ma mère et de ma grand-mère. »

Pour le Petit Marcel, enfant des limbes, Marcel Fissou serait comme son essence. En effet, depuis le décès de cet enfant, il chercherait, à travers les écrits dispersés que Serf lui consacre, à s’incarner dans la série de microfictions comme l’écrivain lui-même pour mieux dire la vie que le petit Fissou mort trop tôt n’a jamais eue. C’est ainsi que le faisant revivre pleinement et mourir d’une mort de pleine conscience, fût-ce sous l’espèce fictive, le Petit Marcel rassemble les années de « cette vie qui fut plus fictieuse que la pure fiction », écrit Serf, et retrouve, à l’instant de la mort du vieux Fissou imaginé, sa place en tête pour sortir le premier des recoins sans fond des limbes.

Microfiction                                                        

En attendant Marcel est un ensemble de notes disparates racontant l’errance du Petit Marcel à la recherche de lui-même (Marcel Fissou, enfant des limbes mort peu avant son premier anniversaire) sous plusieurs formes.

D’abord, celle, fantomatique, de l’écrivain qui, apprenant l’existence de celui qui aurait été un parent s’il avait survécu il y a environ un siècle, part en quête de l’identité et de la tombe de ce parent, sans comprendre qu’il s’agit des siennes dans la mesure où le Petit Marcel, qu’il croit être son personnage, infléchit en vérité sa recherche, ses faits et gestes, son écriture même. Comme si les rôles finissaient par s’inverser, l’auteur n’est jamais que le personnage utile à l’anti-personnage que devient le Petit Marcel qui veut devenir cette personne qu’il n’a pas pu être sous le nom de Marcel Fissou.

Ensuite, sous une forme altéritaire dont les autres personnages ou êtres qui interviennent dans la microfiction (le père et la mère Fissou, la petite Lulu, le chien, un lucane), sentent d’une manière ou d’une autre la présence, souvent sous l’espèce de manifestations plus ou moins naturelles, ou d’une nature surréelle en quelque sorte, liée à un endroit précis formant une sorte de cuvette, et donc symboliquement un monde clos, replié sur lui-même : le petit pont de pierre, la rivière, protégés par un bosquet, ouverts sur un pré, au milieu des coteaux. Parfois, le lieu semble même être hanté par elle.

C’est notamment le cas de la troisième forme que prend aussi le Petit Marcel dans certaines notes : le chien, grâce auquel il découvre le petit monde de sa famille. Son nom apparaît une seule fois, Loulou. Mais c’est un nom doublement fictif dans la mesure où il apparaît dans une histoire de la petite Lulu, qui l’a peut-être d’autant mieux imaginé en transformant le nom commun désignant un chien, un loulou, en nom propre, qu’il s’agit aussi d’un terme d’affection adressé au chien. Au chien ou au garçon en lui, à quoi renvoie aussi le mot loulou (comme dans l’expression un drôle de loulou) ? Si la petite Lulu ne s’en rend pas vraiment compte, le comportement du chien semble parfois moins canin qu’humain et enfantin. Cela se manifeste dans les jeux avec elle, mais surtout par une soudaine façon de s’isoler ou d’être absent. Si un chien reste toujours présent à lui-même, en action, Loulou se trouve parfois dans une sorte d’état contemplatif. Parfois, il s’arrête, s’assoit, et, sourd à la petite Lulu, observe tout autour de lui comme pour mieux découvrir le lieu. Et il n’aime jamais tant que monter, seul la plupart du temps, dans le grenier pour écouter les souris jouer dans le fond, et observer par la lucarne le paysage. — Pour autant, le chien qui passe pour une sorte de prête-corps du Petit Marcel ne se laisse pas faire. Sentant la présence étrangère en lui, il ne cesse d’éternuer et d’essayer de chasser l’esprit dans sa tête en se grattant les oreilles ou en essayant de se mordre la queue, en vain.

DISCUSSION                                                                      

Kézako                                                                              

Il faudrait penser à dire ce que signifient plus précisément Moien et Oùti. D’accord, les jeux de mots, on comprend bien (au cas où : moyen et outil). Mais d’où proviennent-ils ? Comment sont-ils construits ?

Moien : le moi comme un moyen, un outil (déjà) ? ou le moi passablement moyen ? d’où le mot-valise dans les deux cas ? ; à moins qu’il ne s’agisse d’une faute de frappe : moien au lieu de moine ?

Quant à Oùti : une correspondance lointaine avec l’Ousia des Grecs anciens (qui est comme la substance ou l’essence d’une chose), mais alors quel rapport avec l’outil fait oùti ? (de la valeur pratique comme de la valeur locale ?) ; ou bien une construction étrange par association de l’adverbe (pour désigner un lieu ou sa recherche ?) et la particule interrogative populaire ti (comme dans j’y va-ti, j’y va-ti pas ?) sans l’interrogation ? (pour mieux mettre en valeur le pronom impersonnel écrasé ?) — et alors qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire… ?

Cela dit, ces deux mots participent peut-être d’une logique de l’absurde : ça ne signifierait donc rien d’autre en soi ; il n’y aurait alors rien à en dire ? — Capelo13 mai 2024 à 00:14

  • Ah ben merci, j’y vois déjà plus clair. Je comprends mieux pourquoi je trouvais ça creux. Pour info, j’ai créé un article sur l’auteur. — Jack 12 mai 2024 à 22:45
  • Personnellement, tout me va aussi, tout est là dans ses contradictions et son incongruité. Je ne vois rien de mieux à ajouter. Vous devriez en faire un article. — WillS 12 mai 2024 à 23:55

Chien fantôme                                                                  

« Si un chien reste toujours présent à lui-même, en action, Loulou se trouve parfois dans une sorte d’état contemplatif. »

Mais bien sûr que non, le chien n’est pas toujours présent à lui-même. Il dort, comme nous, et même il lui arrive de rêver ! Êtes-vous présents à vous-mêmes lorsque vous rêvez ? Oui, peut-être, et justement à ce moment-là, mais alors tellement loin de ce que vous vous imaginez être en pleine conscience que, Non, il ne s’agissait pas moi, ça me ressemblait beaucoup mais il ne pouvait pas s’agir de moi, pensez-vous, c’est impossible ! Eh bien, je soutiens que c’est pareil pour les chiens.

Avez-vous bien observé un chien rêver, gémir, glapir presque, comme s’il essayait d’aboyer, babines à demi retroussées, et le corps se balançant, le bout des pattes frétillant ? On imagine facilement qu’à ce moment-là, il court. Mais il dort, il rêve ! Il court après son rêve ! Après lui-même peut-être, sous la forme de son maître qui veut le battre ? Et même s’il court après un gibier, rêvant à la suite d’une journée de chasse, qui dit que dans cette journée il s’est vraiment appartenu ? Qui dit que dans sa course, dans sa chasse, il n’était pas hanté par son gibier, habité par l’univers de l’autre justement pour mieux le surprendre ? Ainsi de l’araignée et de la mouche, selon Giorgio Agamben : « L’araignée ne sait rien de la mouche, et ne peut en prendre les mesures comme le fait un tailleur avant de confectionner un habit pour son client. Cependant, elle détermine la grandeur des mailles de sa toile selon les dimensions du corps de la mouche et mesure la résistance des fils en proportion exacte de la force de choc du corps de la mouche en vol. »

Quand on sait cela, quand on en prend vraiment la mesure, on pourrait presque affirmer que Non, personne, aucun être vivant, ne s’appartient en propre et ne peut être présent à lui-même. Du moins pas sans un autre, ou de l’autre, ce qu’Agamben, plus précisément (s’appuyant cela dit largement sur les travaux de l’éthologue Jakob von Uexküll), dit ainsi : « aucun animal ne peut entrer en relation avec un objet comme tel, mais seulement avec ses porteurs de signification. » Donc, pour moi, le Loulou en question ne me semble pas si étrange dans son comportement. Si ce n’est qu’il entre en relation avec les porteurs de signification d’un… petit fantôme.

Un petit fantôme qui semble, lui, à l’inverse, ne pas savoir avec quels porteurs de signification il doit entrer en relation. Mais n’est-ce pas là la nature même du fantôme, d’être à la recherche de ces éléments, alors que leur découverte est impossible ? Mais c’est là l’objet d’une autre discussion, non ? — Cynéfil 11 mai 2024 à 11:04

Hurbinek                                                                          

Moi, ce personnage, il m’a fait penser au petit Hurbinek de Primo Levi, dans La Trêve. Pourquoi, c’est ce que je cherche encore, je l’avoue.

L’univers du Petit Marcel n’a pourtant rien à avoir avec l’univers concentrationnaire ! Mais il est vrai qu’on ne sait rien d’eux, qu’ils n’ont pas appris à parler et qu’ils n’ont pas vraiment de nom (si j’ai bien compris, le Petit Marcel n’aura enfin « pour nom véritable Marcel Fissou que lorsque j’aurai achevé ma vie, ma vie pleine et entière », dit-il, à travers l’œuvre de Will Serf).

Et puis il y a ces mots forts de Levi, qui formulent certainement une volonté, mais entrent en correspondance avec cette étrange inversion des rôles entre l’auteur et son personnage : « Il ne reste rien de lui : il témoigne à travers mes paroles. »

P.-S. Si courte soit-elle, la vie n’est-elle pas toujours pleine et entière ? — Henek 11 mai 2024 à 23:04

Articles connexes                                                               

Au fait, j’ai supprimé la page sur l’auteur. Il y a trop peu à dire sur lui et je ne parviens pas à comprendre où veulent en venir ses notes. Mais il en existe d’autres en langue étrangère. — Jack | 13 mai 2024 à 00:08

J’aime bien la micronouvelle en deux mots d’Éric Lequien Espoti : « Je… — Arrête ! »

4 h 44 et je ne dors plus depuis une heure environ. Je repense aux insomnies d’Orhan Pamuk : « Insomnies. Rêves affreux, mais sans que la raison m’en vienne au réveil. Dormi 6 heures. Et regarde le plafond pendant 1 h 30. Vide de l’existence. Une grande peur. Comme si j’étais perdu dans l’espace. »
6 heures de sommeil, c’est déjà bien. Je ne sais pas ce qui m’a réveillé en pleine nuit. J’avais soif (à cause du lentilles saucisse d’hier soir, un peu salé ?). Aucun souvenir de rêve. Pas vraiment de peur. J’aurais aimé que Pamuk décrive un peu l’espace, le vide. Est-ce que le plafond, dans l’obscurité rehaussée de la faible lueur du téléphone, avait l’air fluide, comme un écran de cristaux liquides prêt à se déchirer, se désagréger, se dissoudre, sous l’effet d’une tension permanente, d’un champ de force magnétique affolant les atomes ?
5 h bientôt. J’ai la fringale. Une tranche de brioche devrait faire l’affaire. Mon rossignol chante encore. Je devrais me rendormir dans une bonne heure, quand le soleil se lèvera.

Quand on en vient à prendre un bouquet d’herbe en photo — parce qu’il ne faut pas croire, l’herbe, quand on la laisse pousser, les tiges peuvent vous arriver à l’épaule, et ce qui a l’air d’un épi battu par le vent finit par s’ouvrir et se ramifier comme un arbre, en forme de sapin disons, avec au bout de chaque branche une grappe d’épillets bleus, mauves, un bouquet en soi —, et quand on grossit la photo pour observer des détails qui vous échappent — l’image devient de plus en plus floue, sa texture tend à celle de la peinture —, qu’est-ce qu’on regarde exactement ? qu’est-ce qu’on cherche à voir, à l’œil (l’image) et au doigt (le zoom) ?

De f aujourd’hui, avec une trame d’écriture empruntée à Wikipédia — reste à définir les catégories, elles sont nombreuses : bribes lacunaires qui concernent notre personnage en devenir ; cette grille ou matrice, on la rend reconnaissable ; liste de ces liens en bleu, dans la page absente (et pour cause) de notre personnage ; la présence citée et présente de la grille, ou matrice vide qui est la norme de ces pages, conférera à la part lacunaire qu’on en aura écrite ce principe d’illusion qu’on recherche.
On pourrait commencer par « cette page d’homonymie [qui] répertorie les différents sujets et articles partageant un même nom », avec les catégories : Patronyme (sous-catégories : Fissou et Personnages de fiction) | Musique (Albums ou Chansons) | Toponyme | Divers, Variantes ou Autres | Notes et références : Office québécois de la langue française.
(On renverrait aussi à la « chanson » (sept secondes) de Ludwig von 88, « Marcel est amnésique ». — Done!)

Sauveterre — Je reprends les paramétrages de l’Atlas Sauveterre, blog laissé en plan depuis quelques mois. Pour la mise en page, le thème, etc., je m’en tiens à ce qu’il y a de plus simple et lisible (et gratuit) : écrit noir sur blanc. Histoire de voir à quoi ressemble une page complète, j’ai créé un premier article en reprenant le dernier de l’atelier Tiers Livre (l’été des 40 jours), qui mettait encore l’écriture en perspective avec tout ce qui restait à écrire, Et… tout ce blanc, cette lumière, l’écran halogène : un aveuglement !
(Je préfère le willweb, lignes blanches sur fond noir, et des touches de couleurs vives, des étiquettes ou des tuiles rouges, bleues, vertes, orange, roses, qui accompagnent les titres des articles, encadrent les images. Mais le site de création du blog manque de souplesse.)

Dans une série de messages amicaux, Anne s’est enthousiasmée à l’idée que tu t’écrives toi-même, au moyen de moi-même (je ne serais donc qu’un moien ?). Mais cette idée, quand on y pense, c’est déjà celle de Flaubert dans sa célèbre formule : « Madame Bovary, c’est moi » — si tu veux bien oublier que Flaubert n’a pas écrit cette phrase, comme le rappelle Yvan Leclerc sur le site Flaubert, et qu’elle provient d’un témoignage oral d’autant plus incertain que « la déclaration de Flaubert ne s’accorde pas avec ce qu’il dit de son roman et de son personnage éponyme dans ses lettres »…

Texte à trous |
Et si, en fait, l’écriture à trous était une façon d’en appeler à ce que la conscience continue, bouillonnante, de celui qui veut écrire est incapable de faire elle-même. Des trous comme des cartes blanches (des pages blanches à écrire) offertes aux émotions, contre l’incessant flux cognitif — cognitif, oui, moins pour la connaissance que parce qu’on s’y cogne ?

Je me cogne aussi contre les barres transversales et les poteaux des cages — on disait ça il y a une quarantaine d’années, J’vais dans les cages — de l’équipe allemande de Dortmund qui vient de battre Paris en demi-finale de la Ligue des Champions. Sur les matchs aller et retour, j’en compte cinq, peut-être six ou sept (c’est du foot, forcément on exagère un peu ; pas trop quand même, Marseille joue dans deux jours contre les Italiens de Bergame, réservons-nous) à zéro. — On a les victoires qu’on peut…
(Est-ce parce que le petit Marcel me ramène à une enfance à imaginer, j’ai un retour de ballon rond dans la tête, à défaut des jambes qui ne suivent plus. Au point d’avoir acheté le Football de Jean-Philippe Toussaint et englouti La Mélancolie de Zidane — douze pages, à lire et relire avec la musique du long album Zidane : a 21st century portrait de Mogwaï.
(Et la mélancolique « Sevilla 82 » d’Arca, pour les défaites contre les équipes allemandes avec des barres.))

                                         Tu sais mon Loulou, aujourd’hui, on a reçu une lettre pour toi. Une lettre importante, y avait le tampon de l’armée de Bordeaux. C’est pour la guerre. Ils ont dit que tu pourras y aller toi aussi et que tu seras chienfirmier ! Tu vas partir bientôt. Il faudrait que tu soignes ton rhume avant. Ça fait pas bien à l’hôpital d’être malade. Et tu te tiendras bien. Quand on dira garde à vous, il faudra s’asseoir la tête haute et pas renifler ni se retourner ! Et il faut arrêter de se gratter derrière l’oreille ! C’est des tiques qui te démangent ?                                               Tu vas partir bientôt. Je sais que c’est pas facile pour toi, mais ce serait bien si t’apprenais un peu à lire et à écrire. Au moins à lire, j’pourrais t’envoyer des lettres. Et tu me répondras avec l’aide de papa. Il écrira pour toi, et toi tu signeras de la papatte avec un peu d’encre, comme le tampon du colonel. Ou d’un coup de langue. Tant pis si elle devient bleue, comme ces chiens qui ressemblent à des petits ours.

Emma Corde a imaginé cet ethnologue, le professeur Geiger, spécialiste en « conte et oralité des confins », dans le confidentiel Smalldog Campus. Mais je ne suis pas dupe. La connaissant (un peu), je sais qu’elle l’a créé pour étudier cette communauté en elle qui ne peut parler sans finir par déployer en chaque mot d’une phrase, qui aurait dû rester simple, une histoire, avec un dialogue impromptu, et par suite des contes pour mille et un jours. Heureusement, suivant à la lettre la leçon de compactage des événements dans les mots comme les atomes fissiles dans le cœur d’un réacteur nucléaire : « Jamais “le conteur Geiger” n’explose. »

Un jour, viendra peut-être le moment où l’univers d’écriture dans lequel je m’inscris devra se détacher des ateliers d’écriture, et alors il faudra écrire en parallèle, non plus en série. En attendant, je viens d’explorer l’univers du petit Marcel en étudiant les six phases de la dernière consigne de f : atmosphère, odeurs et obscurité, fugace présence ; premier instant de repérage, reconnaitre et isoler, primauté des perceptions ; voix, premier échange, à peine une situation ; contexte extérieur, conscience des perceptions ; discours indirect, allusion à l’œuvre en cours ; mise en abîme.
(Étudier ne signifie pas suivre à la lettre, sinon au goulot de la bouteille dans laquelle elle se trouve, pleine de l’océan dans lequel on sombre.)

Je connaissais les canards à trois pattes, les moutons à cinq, pigeons à une seule patte, mais pas les grillons à trois. Pour sauter, c’est toujours en faisant une vrille. Je l’ai remis dans l’herbe, il était bien trop visible sur la terrasse.

Dehors, des pas, des voix. Le bruit des sabots, des entraves traînant au sol. Des oiseaux et le vent dans les feuilles. Peut-être une série de nuages. Dans le grenier, la lumière faiblit, s’intensifie trois ou quatre fois. Comme un clignotement. Mais comme si les murs eux-mêmes clignotaient, à faire croire que la lumière, dehors, a faibli. À faire croire aux nuages.                         Et puis toujours un petit bruit possible dans le fond. Quelque chose qui se faufile sur entre les planches. Ou de l’autre côté de l’escalier, dans l’autre grenier plein de fagots, quand ça racasse va savoir pourquoi. Quelque chose qui lui fait jeter un coup d’œil derrière.                                              Il ne lâche pas des yeux le rouet, la roue qui tourne. Sauf pour se gratter l’oreille gauche ou éternuer. Ce qui dérange la petite Lulu. Tout en continuant à pédaler, elle lui dit qu’il n’écoute pas bien, qu’il va lui faire perdre le fil à se gratter si souvent, qu’il devrait mieux se tenir, ce n’est plus un enfant depuis longtemps maintenant, qu’il faudrait rester un peu concentrer, d’autant qu’elle n’invente rien, c’est le vieux rouet qui lui dicte l’histoire, il en sait des choses, et qu’il en a sous la pédale, des mots.

|| Quand je vois sur l’écran de la télé une publicité pour les produits d’Eau thermale Jonzac, et son slogan final, « la dermo-cosmétique bio » ou « la preuve de la bio-affinité », je me dis que par justice Sauveterre devrait être à Jonzac ce que Dismaland a été aux parcs d’attractions. (Et Le Park de Bruce Bégout.)

Et quand tu découvres le mur Facebook des Dull Men’s Club, et que tu t’arrêtes sur la vidéo de quatre types dans une cuisine remplissant un verre d’eau au robinet, et c’est à celui dont la goutte fera déborder le vase… — À Sauveterre, il n’est pas impossible que les Chaînes Termales du Soleil organisent un jour un concours du même genre.

(Pour rappel, Heurtebise — où je me demande si je ne devrais pas supprimer le H des termes qui en possèdent un. || ||

Au pied de la porte du bureau, un petit papillon de nuit. Il aurait pu frapper dans ses ailes pour prévenir, j’ai failli l’écraser !

Les lucarnes sont ouvertes. La lumière éclaire par zones le fatras du grenier, sauf le fond, amas d’ombres. La petite Lulu se trouve derrière le manteau de la cheminée, un énorme bloc de pierre qui surgit du plancher et traverse le grenier. Il ne la voit pas, mais il la sent et l’entend parler et trafiquer. Il s’avance d’abord vers la première lucarne et y passe la tête. Il a l’air d’observer quelque chose au loin, d’un côté, de l’autre. Du côté de la rivière. Il éternue deux ou trois fois et s’assoit pour se gratter l’oreille et jeter un œil derrière.                                        « Non, mais dis donc ! t’entends plus quand je t’appelle ? t’es devenu sourd ? » Et elle l’attrape à bras le corps et l’emmène tant bien que mal. Il ne dit rien, se laisse faire. Il glisse doucement. « Là ! maintenant reste un peu avec moi. Je vais te raconter une histoire si tu veux. Regarde, avec le rouet. Tu sais ce que c’est un rouet ?                               Non ? tu dis rien ? » Elle s’assoit sur la vieille chaise en paille déchiquetée, contre le manteau de la cheminée chaud, et se met à actionner du pied la pédale. Lui reste assis à côté. Il observe la grande roue tourner à vide, et l’ourson en peluche échevelé et borgne pris dans les bras de l’épinglier. « Regarde ! ça marche comme ça.                         Et il faut imaginer un grand… fil qui tourne. »                            Qu’est devenue la bobine ?

Coupé ! On a eu besoin de mes services pour un transfert de données d’un vieux mobile à un neuf. L’opération a réussi, mais commencée vers 17 h 30 à la maison elle s’est achevée chez Zézé vers 22 h 30 — à cause de tout un tas de problèmes techniques, de connexion impossible, d’applications disparues, de transfert de médias très lent, d’identifiants oubliés, de mots de passe à refaire, du carnet avec les codes qu’on n’a pas notés. Désolé pour ta soirée bouffée… La nuit portera conseil.

(Faut pas s’étonner, après, des rêves où tu te retrouves dans la campagne environnante, faite de colline et de grands champs, t’es pas tout seul, mais qui te suit… ? et vous longez un bois, le bois de Balzac, qui se trouve ailleurs en fait, et que vous contournez par la droite, mais normalement c’est par la gauche — on le voit comme dans un miroir —, et le chemin le long du coteau, le chemin d’un coteau de là-bas, de la campagne du bois de Balzac — il a dû servir de miroir pour passer de l’autre côté —, et là, à gauche, un autre chemin, un chemin qui monte, tu dis que tu y vas, en te retournant vers l’autre, que tu vois, sauf le visage, ou moins le regard, tu montes, et plus tu montes, plus le chemin se resserre, plus des arbres subitement apparus deviennent gros, hauts, des thuyas peut-être, et le tunnel qu’il forme est sombre, et le chemin devient un escalier de terre, au bout se trouve une petite porte sur la gauche, ou alors le passage est ouvert, mais il fait noir — comme pour aller dans le grenier chez Lulu —, je crois que tu te retournes encore une fois, tu dis que tu vas entrer, l’autre derrière dit Attends ! et au moment où tu veux avancer tu glisses, les marches se sont dérobées, l’escalier est une pente raide, glissante, et tu glisses, et dans la chute inexorable surgissent derrière toi des cercueils caricaturaux, fantomatiques, des noirs et des blancs formant une espèce de train, et se plaçant ici et là comme des cubes dans un jeu vidéo, et la chute n’a pas de fin.)

Rossignols |
Si l’on tend un peu l’oreille, aux premières heures de la nuit, le rossignol chante de façon régulière environ tous les deux à trois coassements. Et, entre deux chants, on entend d’autres rossignols aux alentours. Face à la haie d’arbres où se trouve le rossignol maison, un autre se situe dans la même direction, plus loin, peut-être dans un arbre de l’autre côté du champ. Et un autre encore plus loin, peut-être, vers le hameau de la Grollière. Un autre semble se situer à droite, en allant vers la rivière. Et un autre bien plus loin, dans la même direction, mais derrière mon épaule.

                                         Ça commence avec le chien. On le suit, on le voit descendre le chemin vers la rivière en trottinant. Il s’arrête une fois ou deux pour dresser les oreilles, jeter un œil ici et là. Il relève la tête et renifle quelque chose. Il poursuit jusqu’au pont de pierre. Il s’arrête devant, tête droite, oreilles en pointe. L’œil fixe. Va savoir ce qu’il perçoit, quelles odeurs, quels ultrasons. Et encore, mes mots c’est trop fade pour la présence, là, qui le met un instant en arrêt. Et pourtant, rien. Au contraire, c’est plutôt accueillant ce bruissement dans les feuilles des arbres et le flottement des ombres sur l’eau. On l’entend s’écouler doucement. Mais le chien reste en arrêt. Il pime une fois ou deux. Et puis il s’avance à petits pas sur le pont, en pistant quelque chose la truffe au sol, sur une poignée de brins d’herbe dans une fissure, les mousses au bord, et son reflet voilé à la surface de l’eau. C’est là qu’il se met à éternuer à plusieurs reprises. Une bonne crise. Et ça, on le voit seulement dans le reflet sur l’eau.                                                              C’est à ce moment-là, je crois, qu’a eu lieu la rencontre avec ce que le chien venait de percevoir là, juste sur le pont, dans la vibration qui lui chatouillait le nez et les oreilles.                                        Après, il remonte à la maison par le jardin, en se retournant deux trois fois.                                                                                     Dans le grenier. C’est la fraîcheur, en entrant dans le chai par la porte entrouverte, l’obscurité des recoins, les silhouettes des outils sur le mur, une humidité de salpêtre, le vin et la terre au pied des vieux tonneaux noircis, c'est boisé et rance. Des sacs de charbon dans un coin, un tas de pommes de terre où le chien va renifler. Et puis il monte l’escalier, une échelle presque, prestement.                                      Petique petoque petique petoque.

Orhan Pamuk avec Roland Barthes |
« Être plongé dans un roman, vivre chaque jour en accord avec lui… Je ne peux pas vivre sans ça. Si le monde ne devient pas texte, s’il n’appelle pas à être écrit… difficile de l’habiter. Mon admiration pour Rousseau s’enflamme de nouveau. Écrire, contempler le paysage, pénétrer dans la vie des autres… » (Souvenirs des montagnes au loin, Orhan Pamuk, 2010)
« Je me mets en effet dans la position de celui qui fait quelque chose, et non plus de celui qui parle sur quelque chose : je n’étudie pas un produit, j’endosse une production ; j’abolis le discours sur le discours ; le monde ne vient plus à moi sous la forme d’un objet, mais sous celle d’une écriture, c’est-à-dire d’une pratique : je passe à un autre type de savoir (celui de l’Amateur) et c’est en cela que je suis méthodique. » (Proust et moi, Barthes, 1978)

Dans les podcasts du docteur Nasio, on trouve cette histoire incroyable et poignante de Clara, un bébé dépressif qui mange et dort trop peu, parce qu’elle voulait soigner sa mère, celle-ci ne trouvant pas la force de bien s’en occuper après le suicide de sa sœur. Il la résume ainsi (pour illustrer le travail de l’inconscient instrumental au travers de la triple empathie) :
« Clara, délaissée par sa mère, s’éteignait peu à peu en se laissant mourir, j’ai ressenti sa tristesse. Ensuite, j’ai ressenti aussi que malgré sa tristesse, Clara se crispait pour trouver la force d’être la mère de sa mère. Vous voyez, je la voyais toute amorphe, sur les genoux de sa maman, en même temps je sentais qu’inconsciemment elle était crispée, son corps était hypertonique. Pourquoi ? parce que Clara voulait avoir la force d’être la mère de sa mère. Et troisièmement, troisième empathie, j’éprouvais le ressenti inconscient de la personne la plus proche de Clara, c’est-à-dire de sa maman. J’ai ressenti le désarroi d’une maman impuissante qui s’avoue à elle-même : Je suis trop mal, je ne peux pas m’occuper de ma fille. Quand j’ai vu la mère pleurer, rappelez-vous, j’ai senti qu’elle se disait à elle-même : Je n’ai pas su m’occuper de ma petite sœur qui aujourd’hui est morte, et maintenant je n’arrive pas à m’occuper de ma petite fille qui s’étiole. »
Clara a été sauvée, quelqu’un allait pouvoir prendre soin de sa mère. Mais il y a un siècle, aurait-elle été sauvée ? aurait-on ressenti ce qu’elle vivait ? aurait-on compris la situation ? aurait-on reçu ensemble Clara et sa mère ? Surtout dans un milieu rural, paysan, comme Semoussac, où l’analyste le plus proche est bien loin, et où l’on ne sait probablement même pas de quoi il s’agit. Ce détour pour imaginer comment, dans le sens inverse de l’histoire, le petit Marcel aurait pu être sauvé. On m’a dit qu’il s’agissait de « mort subite du nourrisson », peu avant son premier anniversaire. Mais peut-être y a-t-il eu des signes, des indices, quelques symptômes qu’on n’aura pas interprétés, pas vus, pas sentis ? Peut-être le chagrin a-t-il fini par l’emporter sur les forces de la vie, tant pour le petit Marcel que pour ses parents ? Après tout, Martial, son père n’a presque pas connu ses parents, il avait deux ans quand sa mère Françoise est morte, et son père Pierre est mort six mois après. Et sa mère Alice, à l’âge de 9 ans, a perdu une petite sœur, Germaine, âgée de deux ans (et le grand frère Eugène au front, en 1914).

J’imagine le petit Marcel, dans sa vie (essence ?) limbique, trouvant le moyen de rejoindre la petite sœur qu’il ne connaîtra pas, jouant dans le grenier avec le rouet, en se glissant dans la peau du chien (et ça le démange, lui, derrière les oreilles). — Une façon de poursuivre la hantise du moment avec la question de l’animal (animalangue — apparue le 6 juin 2023 —, mais je me demande, au fond, si dans ce recoupement du fantôme et de l’animal, il ne s’agit pas de la même chose).

(« J’imagine ce que le patient sent, et en l’imaginant, je le sens moi-même. »)

Marches d’approche, dit f. J’ai l’impression de ne pas écrire autrement que de cette manière, sur la route, en chemin vers l’écriture. Reste à savoir si la piste se trouve sur son territoire.

L’allusion à l’inconscient marque une perte du fil de l’écriture, un nœud d’abstraction stéréotypé. Je dois m’en rendre compte puisque je le refuse et me débats avec en lui opposant une image sortie du film de David Lynch (qu’il vaudrait mieux ne pas mentionner, d’ailleurs), Mulholland Drive. Heureusement, la voix off fait tampon. Je ne suis pas le seul responsable de ce que j’écris, du moins de ce qui se raconte.

(À propos de nœud psychanalytique et de responsabilité détournée, le docteur Nasio, dans la série de podcasts L’Inconscient, cite pour terminer son émission, sans le nommer, « le poète » :
« Certes, ma vie est déjà pleine de morts, mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, une fois l’heure venue, c’est lui qui retrouvera sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu’à la dernière, et entrera le premier dans la lumière sacrée. »
Ce sont les mots de Georges Bernanos, extraits des Grands Cimetières sous la lune. Mais pourquoi ne pas le nommer ? Et pourquoi ne pas dire que la fin a été modifiée ? Car la dernière phrase se termine, en fait, ainsi : Et pourtant, l’heure venue, c’est lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu’à la dernière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant la troupe en désordre, entrera le premier dans la maison du père. — J’avoue que je chipote. Peut-être parce que j’aime rendre à César le glaive qui lui appartient, bien nettoyé et lustré, sans trace de ce qui a été tranché. Mais je préfère quand même la version retouchée du docteur, ou de son inconscient.)

Comme revenu à mes études il y a une trentaine d’années, je lis le commentaire de f parallèlement au texte de Paul Morand pour la seconde boucle du cycle de l’atelier Nouvelles. (Ce qui doit faire trois boucles : d’écriture à venir, de lecture en cours, de temps. Sacrée spirale — et c’est par là qu’il faudrait commencer : le vieux rouet, par exemple, dans le grenier, même s’il est cassé.)
Et qu’est-ce que faut-il retenir de la leçon ? — qu’on s’approprie une technique narrative | aucun enjeu à cette contribution | synthèse, ce sera une nouvelle strate d’invention | chacun — plus qu’un paysage — un « territoire » d’écriture | sera rendu possible le saut vers la nouvelle.

(Ce matin, petite gymnastique de mise en page en sauts de section, de ligne, trame de fond, couleur de police, corrections, groupements d’entrées. Et pour la mise en ligne, les entrées en sens inverse, la tête retournée. Du travail vers du livre dans ses possibles, en somme.)

Ryoko en vidéo (Tiers Livre) : « c’est de dire que de toute façon ceux qui ne sentent pas dans la réalité ne pourront jamais sentir !Si, euh si, si, si… ceux qui ne voient pas, euh peuvent voir par la littérature, grâce à la littérature, et euh, on peut combler les sens par les mots, c’est, c’est, en fait ce sont, seuls les mots seuls, la langue, qui est… euh qui est synesthésique, qui est… qui… qui… [et il faut voir comment la main et les doigts tournent, un peu comme le ferait une cheffe d’orchestre, ou comme une cuisinière mélangeant des ingrédients, ou une magicienne pour activer sa formule] qui rend impossible possible.

Ryoko dans le texte (Ce n’est pas un hasard) : « On coince l’événement entre des mots, des phrases, pour le compacter, l’enfermer comme on enferme dans le réacteur des particules radioactives. »

|| J’ai reçu le produit pour nettoyer les murs : STARWAX| Destructeur de dépôts verts CONCENTRE A DILUER | Élimine les dépôts verts et algues rouges | Toitures, murs et sols | Action curative, algicide et fongicide | Facilité l’élimination des traces noires | Fabriqué en France.
Sur le site du fabricant, on retrouve sur un tableau (à trois entrées : composants – cas – noms INCI) la composition complète du produit : EAU – 7732-18-5 – AQUA | CHLORURE DE DIDECYLDIMETHYLAMMONIUM – 7173-51-5 – DIDECYLDIMONIUM CHLORIDE | ETHANOL – 64-17-5 – ALCOHOL | PROPAN-2-OL – 67-63-0 – ISOPROPYL ALCOHOL | 2-BUTANONE – 78-93-3 – MEK
L’histoire de l’œil relève aussi d’une esthétique de façades et de l’économie de la matière à la chimie de langage très précise. ||

Cette note a été supprimée

De la langue du bouton-d’or |
Autres noms : sur le site internet Promesse de fleurs, renoncule âcre, bassinet, fleur de beurre, pied-de-coq ; Wikipédia élargit le champ du nom à plusieurs espèces de renoncules (âcre, bulbeuse, graminée, rampante) et ajoute grenouillette, fleur de l’impatience, goblet du diable ; dans le Grand Robert, on trouvera aussi populage (une autre plante dont la fleur ressemble au bouton-d’or), et de là colthra et souci d’eau.
Le bouton-d’or est en soi un nuage de noms (de quelques dialectes et patois).
Renoncule : du latin ranunculus signifiant « petite grenouille » ; désigne au figuré un habitant d’un lieu marécageux ; renvoie aussi, dans le Dictionnaire historique, à bouton-d’argent, douve, ficaire, gobelet, grenouille, rainette, sardonie.

Au retour de la Structure, une bonne marche dans les chemins, les champs, le long de la rivière, le chant des oiseaux. J’ai fait quelques photos de fleurs, des orchidées bleues cachées dans de hautes herbes. Et puis un nuage de boutons-d’or au bord de l’eau. J’ai repensé à Ryoko Sekiguchi : « Comment on peut être à la place de, aussi, à la place des autres, à la place des oiseaux, à la place des plantes… ça aussi pour moi c’est l’acte de traduction. »
(Et maintenant, on peut faire un pas de plus avec Silvia Baron-Supervielle, L’Alphabet du feu : « La traduction du silence est importante. Ceux qui n’en tiennent pas compte s’écartent du contenu du texte. Ils le dépouillent de sa structure. De ce sur quoi il s’appuie pour rayonner doucement. Traduire le silence d’une langue étrangère rapproche les deux versions : la distinction des langues se dissipe. » Mais c’est comment le silence d’un bouton-d’or ? Et sa langue ?

Tu veux que j’te dise ?                              Des mois que j’suis à la recherche de cette foutue tombe, du petit Marcel, depuis Noël j’crois bien, plus de trois mois, ça commence à faire, j’en ai appris des trucs sur lui, et sur d’autres au passage, j’en ai rectifié des petites vérités qu’en étaient pas, même si forcément ça rend tout chose la vérité retrouvée, et que tout content de la découvrir c’est pas impossible que j’l’ai fantasmée et que j’l’ai un peu affabulée chaque fois que j’ai essayé d’en parler. Bref ! ça m’fait des histoires vraies, comme ça. Mais depuis tout ce temps, rien à faire, j’ai pas retrouvé cette foutue tombe.                                                                    Tu sais ce que j’me dis ? c’est qu’après toutes ces notes pour retrouver cette tombe qui n’existe sûrement pas, je m’dis qu’en changeant juste le point de vue, et peut-être un ou deux pronoms par-ci par-là, ben en fait j’ai rien écrit. Rien. Ce serait pas moi, mais le petit Marcel lui-même ! C’est fou non ? de s’dire comme ça qu’on est le jouet de son personnage, que c’est comme si ce petit bonhomme, qu’a pas demandé à vivre ni à mourir au moment où il apprenait à marcher et à parler une poignée de mots, dans le plus grand équilibre instable… c’est fou de s’dire que cette personne qu’a pas eu le temps de le devenir finisse par trouver le moyen, le temps, et ça il en avait le petit Marcel, moi j’pleurniche sur une poignée de mois, lui il avait l’éternité… ! c’est fou de s’dire ça, qu’à défaut de pouvoir être une personne, il se fait personnage et s’écrit, s’invente son histoire, ou la découvre, en manipulant ma plume !                                          Le pauvre, il est peut-être pas si bien tombé. Moi, ma plume… qu’est-ce qu’elle a ma plume… ? Bon, après, on choisit pas sa famille comme dit l’autre.  

La seconde version du Horla se prêtera mieux à la lecture. Le récit est plus long. Il s’est étoffé par petits bouts de descriptions, d’anecdotes et de dialogues qui ménagent et prolongent plus sûrement le suspense que les explications et les images brutes, arrivées trop vite, de la première version. Le format journal de bord de l’angoisse permet d’instaurer des pauses. D’une entrée à l’autre, le récit est rompu, la linéarité brisée. Mais c’est pour mieux ajouter à la tension dramatique, en reculant parfois pour mieux sauter, un peu comme dans une série dont on attend le prochain épisode.

Le plus étrange… c’est ce qui s’est passé avant. Ce livre du petit Marcel, avant que je mette la main à la pâte, avec bonheur, même si c’était pas toujours une partie de plaisir, mais bien malgré moi, donc… l’étrange, c’est de savoir que ce livre a eu sa vie avant. Qu’il aurait son histoire avant que je la reçoive, en quelque sorte, avant que j’en hérite pour essayer de la coucher sur le papier.                                                   Comment les histoires qu’on raconte elles nous arrivent ? C’est ça le truc. Il y a la mort du petit Marcel, un événement fou qui fait des histoires, si on peut dire, parce qu’on va en parler dans tous les foyers de ça, la famille, les amis, les voisins. Le petit Marcel, même pas un an, il se dressait sur ses jambes, il allait pas tarder à marcher, et il parlait déjà, presque, deux trois mots peut-être, papa, mama, mine pour le minou, le chat noir, et voilà. Fini. On en a parlé loin de cette histoire. Et j’en sais rien de ce qu’on a dit. On l’a dit, ça s’est oublié. Comme tout le monde en a oublié beaucoup parce que tous ceux qui l’ont dit, avant, tous ceux qui ont vécu la chose sont partis aussi. Ils restent leurs récits dans quelques fonds de mémoires trouées. Des récits rongés. D’autant mieux qu’on aura sûrement refoulé la chose, ou affabulé un peu pour la faire passer, pour mieux la raconter à son tour, un jour. Un jour qu’on attend encore. Et en fait, non. On préférerait oublier.                                                            Et si c’était de ça qu’elle survit, l’histoire du petit Marcel ? si c’était à ça qu’il se raccrochait en me faisant écrire, en disant je à travers le mien ? et pourquoi pas ? tout le monde dit je, sauf lui, il a pas eu le temps. Si c’était de l’oubli qu’elle survit sa vie à lui ? enfin un truc comme ça parce que, ma parole, c’est pas si simple à dire.                                      Dans chaque pièce de la maison, dans chaque pièce on a dû en parler, on a dû y penser. Et elle est là l’histoire du récit, en héritage. Oh oui, c’est peut-être toujours un peu les mêmes mots, un peu les mêmes scènes. Surtout au début, les premières fois, du récit original. Les mêmes larmes, les mêmes soupirs, les visages décomposés, et les gestes. Du moins ça se ressemble. Mais ça appartient qu’à soi aussi. Et même, ça nous révèle, ça le découvre ce soi-même. C’est jamais vraiment le même monde qui tremble.                                  C’est ça… c’est le Qui des larmes, le Qui des plaintes, des yeux fuyants, le Qui des mains tordues… et ça jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à maintenant peut-être quand j’t’en parle… c’est ça et… le voilà le récit du petit Marcel, à se renverser de lui-même, à se retourner comme un gant… quand tu prends tout ça, Sanglots, Cris, Silences, Gestes, Regards, du même récit en modulations de fréquence depuis toutes ces années, tout ce temps traversé, de pièce en pièce, de maison en maison où les dieux savent où, et tiret, deux points, ouvrez les guillemets, t’en fais des personnages, t’en fais un dialogue, des séries de monologues et pas sûrs qu’ils se répondent d’ailleurs… à chacun son récit même, comme pour s’expliquer et…                                                        D’accord, le personnage qui s’écrit lui-même, l’écrivain qui n’est qu’un moyen, et c’est lui le véritable personnage, la marionnette de sa créature, et même moi là, qui parle, c’est peut-être encore lui, je ne serais jamais que sa voix porteuse… c’est pas nouveau. Mais c’est pas si courant j’crois. C’est surtout essentiel. Suffit juste d’inverser les je.                                                                   De tous les prénoms de tous ceux qui pleurent, qui crient, quand c’est à se cogner la tête sur les murs peut-être, non, toujours, quand on y pense, quand on en parle c’était toujours un peu ça au fond de nous, médusés… et ben c’est avec ça, à défaut de savoir vraiment ce qui s’est dit et passé, ces prénoms, qu’tu fais des phrases… des phrases, des êtres articulés, des mondes recoupés… c’est avec ça, le dialogue des Pleurs, des Cris, des Blancs, des Lèvres, des tremblements. Le récit du petit Marcel…                                                                             Ce serait mieux avec une valise trouvée au fond d’une cave, pleine de petits objets, de cahiers et livres, de vêtements, des lettres et des photos, comme Clara avec Madeleine. Mais non. Avec Marcel c’est rien. Quelques vagues souvenirs en héritage d’un malheur centenaire. Et c’est écrit dans le vieux livret de famille. Non, inscrit. L’écriture ça vient après. Avec tout ce qui s’est dit et passé après, que personne a noté. Avec Marcel c’est pas vraiment un projet, c’est une bataille.             			Quand j’disais que c’était pas nouveau cette idée que ce sont les personnages, en fait, qui appellent et dirigent l’écriture, ceux qui penseront à l’inconscient auront pas tout à fait tort. Mais c’est pas de ça qu’il s’agit pour moi. Non. Trop facile. Avec ça, tu dis tout et tu dis plus rien. C’est comme la boîte noire qui tombe au sol dans une chambre, une fois qu’elle est là, tu sais pas ce que c’est, tu peux pas l’ouvrir. Et normal, t’es dedans depuis longtemps. C’était dans un film.  				            En attendant Marcel, ce serait le titre du livre. Et faut considérer que c’est lui qui l’aurait écrit. Comme pour combler l’attente d’être enfin lui-même, quand il n’y aurait plus rien à dire.                                                  Oui. Que sont devenus ses vêtements de nourrisson, ses langes, peut-être les seules choses qui puissent conserver la trace vive de son passage. Les tissus d’une vie éphémère, pris dans la toile du siècle. S’ils se trouvaient là, quelque part au fond d’un buffet, d’un tiroir, d’un coffre, d’un carton ? Avec, pourquoi pas, pour pleurer la nouvelle, deux trois lettres de qui ?

Ryoko Sekiguchi, lors de la rencontre Tiers Livre : « La question était de comment on peut inviter…des…phrases… sans les écraser sans, sans voir, avoir le… les relations de pouvoir parce que les citations c’est de, c’est quand même ça, on fait venir les textes euh… au sein de nos propres textes, mais euh souvent euh… ben y a des, des écarts, on les traite pas bien. »

La musique de Boards of Canada, avec Geogaddi (écouteurs wireless implantés dans les oreilles), me semble appropriée pour la lecture du Horla. Mais la lecture du Horla n’est peut-être pas souhaitable dans la Structure. « Figurez-vous un homme qui dort, qu’on assassine, et qui se réveille avec un couteau dans la gorge ; et qui râle couvert de sang, et qui ne peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas — voilà ! », écrit Maupassant dans la première version du Horla. J’avais oublié. Si les amateurs de films gore s’en amuseront, dans la Structure, on prend souvent les choses au pied de la lettre.

Espace Culturel de Barbezieux : un grand panneau annonce la venue prochaine de l’écrivain local (Sauveterre, précisément) Jean-Claude Chapuzet, pour une rencontre-dédicace à l’occasion de son nouveau roman, Bandit. Mais pourquoi sur la couverture des livres empilés sur une table lit-on, au lieu de Jean-Claude, Jean-Charles Chapuzet ?

(La « table rase », c’est une tension, une tendance du moment ? N’était-ce pas ce que je cherchais déjà en imaginant un atelier d’écriture à partir d’Aveugles, le livre de photos de Sophie Calle, et la bande dessinée Deep, aux cases noires rehaussées de quelques bulles, quelques mots ?)

Hier, maman et mamie Lulu sont passées à l’improviste. Elles arrivaient du funérarium. La femme de Roland. L’occasion de reparler de la famille, des frères et sœurs du grand-père Omer. De leurs cousins aussi, dont je n’avais encore jamais entendu parler. Et une sœur décédée toute jeune. Le prénom leur échappe, mais pas les circonstances de l’accident : qu’on avait fait du feu dans un pré, que la petite a été brûlée, qu’on l’aurait ramenée nue, que ce jour-là il faisait froid. Une congestion ?

Ryoko Sekiguchi, avec l’application Résumé ChatGPT YouTube sans limite (en texte brut ; commentaires inutiles ; biffures méritées) :
« quand on écrit en parallèle en parallèle enfin simultanément c’est que par exemple supposons que vous avez une idée comme ça qui me vient et qui vient enfin vous avez qui vien mais en ENF [onomatopée étirée — les majuscules marquent quoi ? la pause ?] par exemple en français j’écris mais mais à toute vitesse
(41:56) et et un peu mélangé de japonais par exemple supposons et donc il y a ce ce texte comme ça le premier texte que j’ai des doubl [je dédouble ! — d’accord, il y a le petit accent de Ryoko, mais dans ce cas-là l’appli pourrait au moins ne pas commettre d’erreur] et ça fait deux textes avec des trop [non ! non ! — des trous !] différents et j’essaie de combler vient de mais par exemple supposons que je ne trouve pas le le mot équivalent ici et dans ce caslà [et le tiret ! c’est pas parce que c’est dit vite qu’il faut pas l’inscrire] peut-être soit j’essayie [c’est quand même pas à cause de l’accent ? elle l’a bien dit ! aucun effort cette appli…] de trouver équivalent autrement ou bien soit c’est le mot qui est par exemple en français qui était pas bon donc pour ce texte donc j’essaie de changer ce ce mot-là pour une autre
(42:40) un autre pardon et et ainsi j’avance et mais ça ça ça peut être très riche parce que parfois ce que qu’on trouve pas comme solution dans une lue [langue ! — …?] qu’on trouve dans l’autre et qu’on peut ensuite rapporter à à l’autre langue »

(Et sinon, on s’y met quand au cinquième exercice d’écriture ? — Comme si t’avais encore rien fait ? C’est plutôt que tu sais pas te relire !)

(Il aurait fallu parler du papier des photos, des dentelures, du noir et blanc, du jaunissement, des couleurs feutrées, voilées, ou trop vives, des contrastes trop fort. Quoi d’autre ? Au dos une date, le nom du photographe ? Une note écrite à la main, illisible ? Et la place dans la niche ? Pourquoi au fond, pour quoi à gauche ? Jusqu’au miroir en arrière-plan, et ce qu’il y a derrière l’image, dans l’ombre ?)

Dans le jardin, il y avait un petit œuf bleu turquoise au sol, assez pâle, comportant de petites taches d’un brun gris, comme des pois, et quelques traces blanches. Il n’était ni cassé ni fendu. Mais froid. Comme mû par cette sorte d’instinct qui pousse certains animaux à prendre soin des petits d’une autre espèce, je l’ai pris dans le creux de ma main et l’ai conservé pour le réchauffer. J’imaginais déjà que le petit étourneau allait sortir d’ici une vingtaine de jours. Malheureusement, il y a de fortes chances pour que l’œuf, stérile, ait été rejeté du nid. Et puis un œuf ne s’incube pas si facilement, il faut reconstituer les conditions complexes du nid, l’abri, la lumière, la chaleur et un peu d’humidité, peut-être même pépier, piailler, criailler. Et quand bien même, que faire de l’oisillon sorti de sa coquille ?
Arrivé au bureau, j’ai plutôt demandé au Chat Noir :
— Bonjour. Je viens de trouver un petit œuf bleu turquoise au sol. Est-il possible de le fossiliser ?
Le Chat Noir me répond d’abord que s’il est intéressant de vouloir préserver un œuf bleu turquoise — sur quoi repose l’intérêt de la préservation, sur l’œuf en tant que tel, fragile, ou du fait de son étonnante couleur ? —, la fossilisation n’est peut-être pas la meilleure méthode parce qu’il s’agit d’ « un processus naturel qui prend généralement des milliers à des millions d’années pour se produire, et il nécessite des conditions environnementales très spécifiques ».
Il m’invite alors simplement à faire sécher l’œuf à l’air libre ou de le conserver dans un récipient hermétique. Mais, avant d’agir, il me demande de m’assurer de la légalité et de la moralité de mon acte. « Il est également important de considérer que l’œuf pourrait appartenir à un oiseau en voie de disparition ou protégé, et qu’il pourrait être préférable de le laisser dans son environnement naturel. »
Il me propose ensuite, dans le cadre général de la fossilisation, d’acheter des kits pour créer mes propres fossiles à partir de coquillages ou de feuilles, en m’expliquant le fonctionnement : « Ces kits utilisent généralement de l’argile ou du plâtre pour créer un moule autour de l’objet, qui est ensuite rempli de matériau de fossilisation pour créer une réplique durable. »
Après avoir essayé de me faire peur avec la loi et la morale, il me vend du rêve, comme dans un télé-achat — ou télé à Chat… Et puis, dès lors que j’aurai obtenu un moule de mes feuilles et une réplique instantanée ayant l’aspect d’un fossile — d’un fauxile… quelle forme je tiens aujourd’hui mon Chat ! —, une fois les feuilles décomposées, puisque c’est dans l’ordre de leur nature, une fois le fossile délaissé, puisqu’il relève d’un pur artifice (sauf dans quelques millions d’années) : le moule, lui, que dit-il ? la reproduction, la standardisation, la valeur, la créativité, l’authenticité et l’identité, que deviennent-elles ? — hein mon Chat ?

Le blocage provient d’une sorte de confrontation, de percussion entre l’atelier, les consignes d’écriture, le quotidien et les notes qu’on en retire comme des fragments d’un rêve, et le désir, sinon une hantise, d’un livre avec le petit Marcel, doublé d’une plongée terrible au fond de soi.

Hier soir, peu avant minuit, ME a retrouvé Jeanne et Lou sur le toit en train de se photographier. Elles ont dû bien entendre, quelque part dans la haie en face, le rossignol qui chante toute la nuit.

N’y a-t-il pas une forme de table rase, sur le plan du travail dans la structure — où l’on est systématiquement connecté, où il faut toujours développer, expliquer, justifier, clarifier —, avec la lecture à voix haute, propre à communiquer, dit Régine Detambel, « du texte brut, non pas seulement le sens du texte mais la caresse de la voix incarnée, non pas forcément une pensée mais parfois uniquement du sensible, porté par le souffle […] dès lors qu’on propose de nouvelles expériences de vie, qu’on offre du rythme, de la musicalité, des images poétiques et métaphoriques aptes à toucher profondément la psyché. » ?

Durant le ménage de printemps du garage, j’ai trouvé dans un grand pot rempli de terre une pousse, une tige blanche qui serpentait comme elle pouvait à la recherche d’un peu de lumière, et deux micro feuilles pâles. En la déracinant doucement, j’ai retrouvé le noyau de brugnon dans la coque protectrice ouverte que j’avais enterrée là, fermée, quelques mois plus tôt. Je l’ai rempoté dans un pot plus petit avec la terre dans laquelle il s’est développé, bien arrosé, et placé la lumière non loin de la baie vitrée. Depuis, il se redresse, ses feuilles se sont déployées et d’autres ont poussé.

Une petite sieste de quelques minutes et, au réveil, au hasard du livre d’Henri Michaux sur la table de chevet, « Le Grand violon » :

« Mon violon est un grand violon-girafe ;
j’en joue à l’escalade,
bondissant dans ses râles,
au galop sur ses cordes sensibles et son ventre affamé aux désirs épais,
que personne jamais ne satisfera,
sur son grand cœur de bois enchagriné,
que personne jamais ne comprendra.
Mon violon-girafe, par nature a la plainte basse et importante, façon tunnel,
l’air accablé et bondé de soi, comme l’ont les gros poissons gloutons des hautes profondeurs,
mais avec, au bout, un air de tête et d’espoir quand même,
d’envolée, de flèche, qui ne cèdera jamais.
Rageur, m’engouffrant dans ses plaintes, dans un amas de tonnerres nasillards,
j’en emporte comme par surprise
tout à coup de tels accents de panique ou de bébé blessé, perçants, déchirants,
que moi-même, ensuite, je me retourne sur lui, inquiet, pris de remords, de désespoir,
et de je ne sais quoi, qui nous unit, tragique, et nous sépare. »

Ce que j’voulais dire aussi, avec la niche à photos… y a pas de livres chez Lulu, y a jamais vraiment eu de livres.                                             Les livres, c’était France Loisirs. C’était dans les pages du magazine où il fallait remplir le bon de commande chaque mois, et chaque fois, on cochait la case pour rien recevoir ce mois-ci. C’était ça le système si je m’souviens bien. On envoyait un bon de non commande. Comme Julien Prévieux a envoyé des lettres de non motivation !                                      Y avait sûrement quelques livres dans les tables de chevet, et sûrement aussi dans le placard fait maison, en contreplaqué, dans la chambre de Ben. Là où se trouvait l’encyclopédie en images à deux ou trois couleurs. Sûr, y avait un dictionnaire. Un vieux Larousse, je crois, en loques. Une couverture en toile grise, les premières pages ratatinées, écornées, qui tenaient plus qu’à quelques fils. La tranche avait disparu. On voyait bien comment s’était foutu la reliure, la couture. Lulu était couturière, elle aurait peut-être pu faire quelque chose ?                                                 Les pages roses au milieu, les expressions, les locutions latines. Les noms des habitants des pays, des villes. Je sais plus si c’était une version illustrée.  ²                                  J’aimais bien feuilleter les France Loisirs. J’aimais bien lire les titres des livres, les noms des auteurs, regarder les images des couvertures. Les BD à la fin. Mais on les achetait en magasin, quand on allait faire les grandes courses. Astérix et Boule et Bill surtout.                                                                  Non, les livres, chez Lulu… c’était pas comme on pense que c’est. Les livres c’était dans la niche du buffet, les photos. C’était dans le placard les gros albums photos. De gros albums à spirales dorées. Deux, y en avait deux principaux. Un à couverture vert foncé, émeraude, l’autre d’un rouge sombre. C’était pas du cuir, mais tout comme. Et les photos bien rangées dedans, recouverte d’un film plastique. J’aimais bien le bruit de ce film quand on voulait sortir une photo. Et ça avait l’aire fragile parce qu’il fallait bien attraper le coin pour le relever. Sur le côté, comme on tourne une page, c'était risquer de le replier sur lui-même, et le pli était irrécupérable, le film restait marqué et après les photos glissaient.                                          Chez Dada, c’était un gros dictionnaire sur le bureau, le Lexis, et un tas de petits Télé Z au papier gris, rêche. On les feuilletait pour les blagues à deux balles et pour une espèce de série, vraiment Z, en roman-photo. J’crois que c’était dans ce magazine télé.                                                       Non, y a pas de texte, pas de phrases. Quelques mots au dos des photos, comme ça, et je m’souviens pas quoi. Des dates sûrement, des lieux peut-être. Mais si, si, c’est des livres ces albums photos. Y avait rien d’écrit, mais y avait quand même des mots, des phrases sur chaque photo. J’aimais bien les feuilleter de temps en temps, les poser sur la table, avec Lulu ou maman, et je posais des questions. C’est qui là ? on était où ? c’était quand ça ? t’étais pas là ? comment il s’appelle le chien ? c’est moi ça ? mais c’est qui Marcel ? Des questions de narratologie pour du texte en puissance. Toujours le même, peut-être, mais en recombinaison perpétuelle. Chaque fois il fallait refaire le même récit et c’était jamais le même à l’oral. Surtout quand j’ai plus eu besoin d’écouter, quand je me suis mis à écouter les photos tout seul. Il manquait un truc, ou y avait des précisions, une anecdote de plus. Ou l’histoire se faisait par un autre bout, à l’envers. J’en sais rien en fait, mais si, c’était des textes. C’était des livres ces albums.                                                          Des magazines, y en avait un peu partout en fait. y en avait dans le placard, France Loisirs et pour le jardinage et d’autres pour la couture. Y en avait dans le grenier, tous les magazines télé et les journaux locaux, des Salut les copains, collectors aujourd’hui, des Paninis de foot. Et les Pif Gadget, les Rahan, les Panthère Rose et les Mickey Parade dans les cartons. Mais c’est avec nous. D’autres magazines avant nous, y en avait aussi dans la salle de bain. Ou avant que ça devienne la salle de bain, j’sais plus ce que c’était exactement cette pièce, et que ça finisse à côté, dans le pâr à gorets sur un tas de tuile. J’me demande si c’était pas des romans-photos, mais j’dois plutôt affabuler avec ce que j’viens de raconter.                                                Et dans la niche… les portraits de famille… mêmes décousus ça devait être l’anthologie. Ou la hantologie tiens !

Ce n’est pas si souvent qu’on apprend un mot nouveau avec un film (EX_MACHINA, d’Alex Garland) : stochastique : « qui dépend, qui résulte du hasard » dit le TLFI ; mais dans le film relatif à l’informatique, spécialement l’intelligence artificielle des assistants conversationnels (sous forme de robot humanoïde), il s’agit certainement de la définition mathématique et statistique (qu’entre liaison, processus, variable, calcul, matrice, effet, trame ou équation différentielle stoschastiques, je ne veux même pas chercher à comprendre) — et s’il s’agissait plutôt de la définition musicale de Iannis Xenakis qu’on trouve ainsi dans l’Universalis : « La polyphonie linéaire se détruit d’elle-même par sa complexité actuelle. Ce qu’on entend n’est en réalité qu’amas de notes à des registres variés. […] Il y a par conséquent contradiction entre le système polyphonique linéaire et le résultat entendu, qui est surface, masse » ?

Ariane. C’est ainsi qu’elle s’appelle la première personne à qui j’ai fait passer l’épreuve Voltaire ce matin. Une femme d’une quarantaine d’années passée (merci la carte d’identité) qui en paraissait une dizaine de moins, visage fin, joues rosées, des yeux ronds, noisette, cheveux châtains en chignon débraillé. Gilet rose, jean bleu. En reconversion, peut-être pour l’enseignement ou la formation. Ou une reprise d’études en psychologie, même si c’est loin. — On voulait nous installer dans la salle « Amorce », pour plus de tranquillité. Mais le chauffage n’avait pas été allumé, il faisait froid, et de ces vieux préfabriqués au plancher en bois usé, poussiéreux et un peu humide, ça sentait surtout le renfermé. J’ai préféré la salle « info ». — L’autre personne n’est pas venue. — Pendant qu’elle enfile les erreurs de ses 195 lignes, en noircissant environ la moitié des cases de la trame qui en comporte 780 (avec mon stylo), j’en profite pour en savoir un peu plus sur la stochastique.

Ça arrive aux meilleurs.
« On dirait que j’ai perdu ma capacité de concentration, ce talent que j’avais de rester plongé en apnée dans un roman. Aujourd’hui, donc, je me suis décrété la loi martiale. Interdiction de quitter ma chaise, obligation d’écrire une certaine quantité de texte en un temps imparti, toutes sortes de recettes que j’appliquais volontiers autrefois. Ce qui rend heureux, c’est le labeur d’un roman pour lequel on a l’impression de se faire violence, l’œil rivé à la page blanche, aux notes, aux textes précédents, au résultat concret. Autrement dit, que l’imagination permette toujours de fuir ce monde-ci pour entrer dans l’autre, merveilleux, du roman. » — (Orhan Pamuk, Souvenirs des montagnes au loin)
Alors, imaginez, quand on n’est pas romancier…

f 5 : un livre dont l’histoire a commencé avant vous ou qui déjà continue sa vie après vous […] d’accord, mais venant d’où, de quelle couleur, et avec qui dedans ?

Déchèterie ou déchetterie ? — Grand ménage de printemps dans le garage. Il y avait beaucoup de cartons à jeter, des objets et des matières diverses dans la benne « tout venant », des piles, quelques pots de peinture et flacons de produits toxiques, un peu de polystyrène, deux cartouches d’imprimantes et un clavier sans touches. Au dernier virage, je m’aperçois que le nouveau panneau indiquant la déchèterie a changé l’orthographe du mot. Pourquoi ? Sur Internet, l’orthographe est double : tantôt avec redoublement du t et sans accent, tantôt avec accent grave et un seul t. Mais le site principal c’est Horaires Déchetteries. En route, les panneaux du réseau d’ici indiquaient surtout déchetterie. Ailleurs, les réseaux proches — sur la route de la structure où je travaille — utilisent l’autre orthographe. Dans le Grand Robert, je trouve déchetterie. Mais le logiciel date un peu, et je m’aperçois que le Petit Robert en ligne, tout comme le Larousse, accepte aujourd’hui les deux orthographes (et sur Wikipédia, on parle aussi de recyparc, écocentre ou écopoint). Soit. Mais si les deux orthographes sont correctes, comment expliquer qu’on en change ? Il s’agit d’une homogénéisation de la signalisation routière ? Ou bien l’une, peut-être plus phonétique, est en train de prendre le pas sur l’autre ? Et pourquoi, moi, je préfère l’autre, à consonne double ? C’est mon côté scribe moyenâgeux ? Un penchant pour la discussion byzantine ?

Ces notes ont été déconnectées

À quoi peut bien servir un index ? La fonction est d’abord référentielle. Mon Grand Robert indique : « Table alphabétique des mots, des termes correspondant aux sujets traités, des noms cités dans un livre…, accompagnés des références permettant de les retrouver. » Mais, détaché de ses références, que devient un index isolé ? une simple liste ? ne peut-on pas le concevoir, le lire, comme un texte à part entière ? comme une forme de langage non plus annexe, accessoire, mais essentielle ? valant par elle-même, pour elle-même peut-être ? mais pas seulement, peut-être aussi par et pour quelque chose d’autre ? pour ce à quoi elle se réfère, mais quoi au juste ?

La lecture de Régine Detambel redynamise un peu mes séances de formation avec les stagiaires. Je me suis essayé lundi à de la lecture à voix haute : la lecture même de Lire pour relier, dans une sorte de performance où faire (lire à haute voix) c’est dire (parler de la lecture à voix haute). Un extrait à valeur de défense et illustration, afin que chacune puisse lire à son tour un texte de son choix. — Un choix orienté et improvisé. Comme il n’y a pas véritablement de livre dans la structure (ni roman, ni essai, ni recueil poétique, je me suis appuyé sur une poignée de blogs et de sites Internet : Madeleine Project de Clara Beaudoux, La Grange de Karl, Dreamlands d’Olivier Hodasava, L’Autofictif d’Éric Chevillard et Poetica pour Baudelaire et compagnie.
(Claire, l’Anglaise nouvellement entrée dans la structure, s’est essayée à la lecture d’À une passante. Après quoi, nous avons écouté les versions classique de Léo Ferré et pop de Frànçois Atlas.)

C’est fou le temps qu’on peut passer pour mettre à jour son CV. Intégrer quelques lignes pour la formation Voltaire, le score et le logo dans la catégorie Langues (avec l’anglais et l’italien — que je lis d’autant mieux aujourd’hui que l’extension Deepl n’est jamais très loin, Wordreference et Reverso au besoin, ou le traducteur du navigateur pour aller vite… mais quant à pratiquer ces langues…). Et c’est toute la mise en page qui a été bouleversée : les interlignes, l’espacement avant et après des paragraphes, la taille de la police ici et là, les couleurs, les zones de textes, les trames de fond, les remplissages, les bordures adoucies à tant de points, aligner, centrer, couper-coller, supprimer, télécharger d’autres icônes de téléphone, de courrier, d’email, changer le format de forme, placer, ajuster, modifier les couleurs, les dates en marge, d’autres dans la zone de texte, travaux et publications regroupés, et c’est quoi en fait la temporalité d’un curriculum ?
Des heures à retravailler une feuille alors je ne compte pas l’envoyer à qui que ce soit. À moins qu’en le retravaillant à vide, je l’envoie d’une certaine manière, et donc aussi : je pars de la structure. Je me l’envoie à moi-même. Des heures à retravailler une feuille, recto et verso, comme s’il s’agissait d’un vrai texte.

(Avec tout ça, j’ai failli oublier mon rendez-vous au Domaine des Fossés. J’étais encore en pyjama quand je me suis aperçu que j’avais dix minutes pour m’habiller et y aller. Tant pis pour la douche.)

Tout le chapitre de Régine Detambel sur « la page comme pansement » devrait être cité pour illustrer le quatrième exercice de f sur les Nouvelles. Je m’en tiendrai seulement à cette note sur cette pratique qui m’est familière, même si plutôt discrète :

« Les lecteurs et lectrices qui griffonnent dans la marge de leurs livres préférés mettent toutes les chances de leur côté : d’abord ils entament un conciliabule avec l’auteur par un partage immédiat de leurs réactions, ensuite ils jouent à des jeux de rôle avec les personnages, enfin ils reportent dans ces marges les éléments de leur monologue intérieur, s’offrant ainsi un lieu d’expression privilégié. Écrire, même seulement dans les marges, peut amener un moment d’apaisement, une véritable oasis de bien-être, qui dénoue les tensions.
Comment expliquer cela ?
Parce que griffonner même seulement quelques mots est déjà un acte créatif. Il y va de notre volonté, nous faisons des choix, nous décidons. Nous glissons tout notre corps entre les lignes, ce qui arrête le défilement des idées noires et nous fait prendre conscience de notre unité, pour être présents ici et maintenant. Et puis griffonner à même la page lue est aussi une manière de désacraliser le livre et de refuser sa domination unilatérale. Il s’agit de se dégager de l’emprise de l’auteur pour revenir à soi. Pour inventer à sa manière. Pour célébrer ses propres perceptions, ses sensations, ses expériences.
Livre, je te gribouille pour te montrer que j’existe ! »

Ce matin, Émilie est passée à la structure. Elle est venue signer la fin de sa formation, et dire au revoir en nous offrant un dessin au pastel sur une feuille de papier épaisse carrée. Elle a choisi le motif et les couleurs en fonction de qui allait le recevoir. Pour moi, il s’agit d’un paysage de montagnes et de nuages en nuances de gris. Sur un pic, un personnage de dos, à longue chevelure noire dans le vent, drapé de rouge, observe sur l’horizon nuageux un soleil non moins rouge. Qui se couche, ou se lève ?

Un Tonnerre d’appauvrissements : ce serait un second recueil de fables antisociales. — Je m’étonne qu’il n’existe pas encore de site sur Internet appelé Sentiers de la Terre. En revanche, il existe un parcours de randonnée, dans le parc national du Gros-Morne sur l’île de Terre-Neuve, baptisé Sentier de la Terre dénudée. Sur Alltrails, on lit qu’il s’agit d’un « sentier d’interprétation », que la terre est dite dénudée du fait de son soulèvement « lorsque les continents sont entrés en collision » au moment de la création « du supercontinent appelé la Pangée » (lit-on ailleurs), du fait aussi de la composition de la terre, « la roche est pleine de métaux toxiques », rien ne pousse, « il n’y a pas d’ombre le long de ce sentier », et l’on marche ainsi dans « un paysage orangé surréel, dépourvu de végétation — l’âme profonde de la Terre », mais dans une vaste zone « similaire à la surface de Mars ».

Cette note a été supprimée

Quelque chose me travaille aussi avec cette niche à photos, dans le buffet chez Lulu, et les albums photos dans un placard de la chambre. Et le petit Marcel n’est pas bien loin. Mais ce n’est pas mûr.

Régine Detambel : « Parfois, le fait de donner une signification à ce qu’on lit est accessoire. C’est l’infusion qu’on recherche, la fusion avec les signes sur la page, l’imbibition par le texte, non sa compréhension. La question du sens est alors secondaire. Tout le plaisir est là. Et le vertige. » — Je crois qu’il en va de cette fusion textuelle, dans la lecture, de la même façon avec l’écriture. Parfois, on voudrait écrire, mais quoi ? Ce ne sont pas les sujets qui manquent, même les plus insignifiants en apparence, et pourtant, rien qui vienne, rien qui parle. Et pourtant, le désir est là, d’écrire pour rien. Du signifiant sans signifié.

                             Le premier soir, j’ai dû lire les premières pages du livre dans la chambre, à côté de ME. Comme j’étais fatigué, je n’ai pas lu longtemps. J’ai retourné le livre ouvert pour ne pas perdre la page et l’ai glissé dans la niche latérale de la tête de lit. Et j’ai dû relire les mêmes pages le lendemain matin.                                            (Il y avait aussi, en épigraphe, le théorème de Pythagore : « Le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés. » Que venait faire là la géométrie ? Pour la traduction en termes simples, clairs, des relations complexes et abstraites de l’espace et des nombres ? Pour une phrase parfaite ?)                                                  Le livre, je l’ai aussi utilisé dans la petite cuisine de l’appartement. Assis sur un tabouret en bois, l’ordinateur ouvert sur une petite table ovale en faux marbre, un peu gêné par le plateau de petit-déjeuner (avec sachet de biscottes, brioche, des Petit Prince au chocolat, paquet de sucre en poudre) et un vase vide, je me suis aidé du bloc 13 du chapitre Hypoténuse pour mes notes sur le match de foot entre le Barça et le PSG vu dans un bar à Irun.                                               Rideau ouvert, c’était lecture avec vue sur la Bidassoa, la montagne et la Rhune au loin quand ce n’était pas couvert. Mais c’était toujours couvert le matin. Il y a aussi la route et le grand parking d’une entreprise, où l’on a fait un exercice de sécurité avec alarme, descente par les escaliers, et regroupement au fond du parking. Sans se presser.                                          S’il avait fait beau, si on y était allés, j’aurais pu lire La Salle de bain à la plage, le soleil sur l’échine, la mer à mes pieds, et le ciel sur la tête, de temps à autre, quand un avion décolle.

Nouvelle séquence mécanique |
Après le démarreur de la voiture, le câble de traction de la tondeuse a lâché. C’est moins gênant puisqu’on peut encore tondre, mais il faut pousser et la machine n’est pas légère et d’autant moins maniable que les éléments de la poignée branlent et grincent — c’est qu’elle va sur ses vingt ans. Le problème venait du ressort lié au levier de la courroie, sous le carter : son coude a cédé ; le câble fixé a lâché ; la poignée de traction est restée sans force. Vu les prix défiant l’achat pratiqués sur Internet pour ce genre de pièce détachée, j’ai réparé le ressort cassé à l’aide de deux pinces : une pour maintenir le ressort, l’autre pour en plier le bout et créer un nouveau coude, en n’oubliant pas de distendre un peu le bout du ressort, sinon, la tondeuse avance toute seule dès le démarrage et ne s’arrête plus — la chose pouvant être particulièrement dommageable en ce mois d’avril quand on essaie de sauver le plus possible les orchidées sauvages. On enfile le coude dans le trou du levier, on démarre pour voir comment se comporte la machine, et on remonte le carter quand tout est bien qui finit bien.
(Je devrais plutôt me filmer pour mettre en ligne un tuto sur YouTube.)

Une séance d’étiopathie se déroule en deux temps (discontinus). Le premier, du bout des doigts le long de la colonne vertébrale, à palper, appuyer, faire glisser pour suivre la ligne intérieure du cou jusqu’aux reins. Le second pour attraper le cou, manipuler la tête en tous sens, tirer d’un côté, tordre, une fois, deux fois, remettre dans l’axe, Relâchez bien… retordre en deux trois coups plus secs, en fermant les yeux pour s’oublier. Soufflez… 

« Mais est-ce vraiment si étrange qu’une personne achète des livres sans avoir le temps ou la volonté de les lire ? En fait, notre rapport à ces objets mythiques passe par des voies infiniment plus subtiles que la simple relation de cause à effet qui voudrait que les livres ne soient faits que pour être lus…
Car il peut arriver de souhaiter seulement s’abriter entre leurs pages, sous leur couverture, derrière la muraille de leurs piles. Au fond, on achète aussi un livre pour tenir un objet contre soi, pour se réconforter au contact de cette chose précieuse, qui a une odeur, une chaleur, des couleurs… Un livre est un doudou qui peut nous offrir rien moins que la catharsis. » — (Régine Detambel, Lire pour relier)

Sur le Sentier de la Terre : ce pourrait être un joli titre pour un recueil de fables modernes, mi-écologiques, mi-politiques, foncièrement sociales, pratiques et radicalement poétiques. Je ne sais pas quelle serait la première fable. Mais il y en aurait une méchante, une histoire de vieille tondeuse quasiment aveugle, d’herbes folles terribles pour la faire caler et d’orchidées sauvages décapitées. Quel est l’équivalent de sanglant avec la sève ?

Pour l’instant, je me contenterai du livre des vacances. Les souvenir sont tout frais.

Mon dernier livre, c’est La Salle de bain. Je l’ai lu principalement dans le salon de l’appartement d’Hendaye. Dans le petit canapé gris et son plaid à carreaux en nuances de gris, assis en tailleur, avec un coussin sur les genoux et le livre dessus.                                          La version poche est très sobre, avec sa couverture blanche et une image en noir et blanc tirée de l’adaptation filmique de John Lvoff : une moitié de baignoire sur pieds, la tête de Tom Novembre assis dedans.                                      Il était tard quand je me mettais à lire. J’étais tout seul, les autres étaient partis se coucher. Je baissais l’intensité de la lumière avec le variateur, mais pourquoi ? Pour ne pas déranger les autres dans les chambres ? Ou pour adapter le lieu à l’espace de la lecture, quand on n’y voit pas bien ? Et quand ça peut s’éclaircir à tout moment ? C’est ça : pour ne pas gêner les lueurs du livre ?                                                Quand les fourmis commencent à se faire sentir, je place le coussin sur l’accoudoir, à gauche, me cale du mieux que je peux contre lui en repliant mes jambes vers la droite, le livre sur le bout de l’accoudoir. Mais je reprends toujours la position tailleur, après m’être dégourdi les jambes en allant boire un verre d’eau par exemple, ou en préparant le café pour le lendemain matin.                                     Je n’avais pas de marque-pages, d’abord. Au retour de la sortie à San-Sébastien, un ticket de Topo blanc estampillé Euskotren, et sa ligne bleue sinueuse, a fait l’affaire.                                            (Je me souviens que le livre ne m’avait presque rien coûté. C’était un jour de braderie dans le l’Espace Culturel de Barbezieux, il se trouvait dans le bac des livres invendables. Le nom de l’auteur m’a tout de suite interpelé. Et puis, en feuilletant, les blocs-paragraphes numérotés.)                                                          Quand je vais me coucher, je referme le livre et le pose sur la table devant, à nappe synthétique blanche et lignes bleues, sur l’ordinateur ou à côté du portefeuille, des clefs.                                                    Je lisais le soir, et un peu le matin après le café. Une fois avant, le matin où la nuit a été écourtée, dans la lueur bleutée du rideau, la larme à l’œil hagard.

Suite d’Into the abyss, de Werner Herzog :

Un homme en chemise bleue, dans un salon faiblement éclairé. Une cheminée en arrière-plan, des ouvertures donnant sur un jardin. Des stores strient les vitres.

  • À 16 h, un type va venir prendre vos empreintes. Peu après, vous aurez le droit de prendre une douche, et ensuite vous vous habillerez en habits normaux. Des habits comme vous et moi, on met. Vers 17 ou 18 h, ils apporteront ce que vous avez demandé pour votre dernier repas, vous vous assiérez et mangerez. Si vous voulez quelque chose, vous pouvez le demander. Si vous voulez encore du jus de fruits, ou autre chose, demandez-moi. Parfois, on a de drôles de demandes. Tant que c’est faisable, je le fais.
  • Donnez-moi un exemple de ces demandes.
  • Une fois, un type m’a dit qu’il aimerait bien fumer un joint. Mais ça, c’est pas possible. | Le type qui a la clef ouvre la porte. Il ouvre en grand. Il y a un gardien derrière lui et un derrière moi. Quand il a ouvert la porte, il me suit à l’intérieur. Les gardiens entrent juste derrière lui. il y a deux gardiens devant le prisonnier et trois derrière. Je lui dis de sauter sur le lit…
  • C’est juste à côté de la cellule ?
  • Il n’y a pas plus de dix pas à faire, et encore. Je me mets de l’autre côté du lit, je m’occupe de la jambe gauche. Dès qu’il est allongé, je m’occupe de la jambe gauche, le gardien devant moi de la droite. Sur les trois entrés en dernier, un gardien s’occupe du bras droit, l’autre, du bras gauche, et le troisième est là pour s’assurer qu’une fois allongé le prisonnier… n’essaie pas de se relever. Il doit lui tenir les épaules sur le lit. Une fois qu’on y est, on y est. Comme on est quatre, on met environ 15 secondes pour le sangler. C’est rapide, parce qu’on sait où sont les sangles et ce qu’on doit faire. Le temps. Le processus. On a été entraînés pour ça. C’est la dernière fois que je le vois avec les yeux ouverts.

Et je découvre seulement maintenant le quatrième exercice sur comment la mémoire du livre lu c’est aussi celles des conditions matérielles de cette lecture.

J’étais en vacances quand j’ai reçu ma note Voltaire, près d’un mois après l’épreuve, quand même, alors que la feuille aux cases noircies est faite pour être scannée et lue en un clin d’œil. — Étrange chose, de vérifier les compétences linguistiques en retrouvant, à travers un ensemble de phrases simples en général, indépendantes les unes des autres (ou alors, le texte a été déconstruit), le « code erreur » sous un format binaire de cases blanches et de cases noircies, dans une série de colonnes donnant à la feuille un air de partition musicale (du genre papier perforé pour orgue de Barbarie), indéchiffrable.
(Encore que : il suffirait d’aligner les colonnes pour voir qu’il n’y a, en fait, qu’une seule et même note répétée des centaines de fois. Je pourrais peut-être la jouer sans trop de difficulté au pipeau. Il suffit simplement de faire attention à la longueur du vide entre la note et ses doubles.)

J’ai terminé la lecture de La Salle de bain, de Jean-Philippe Toussaint, emporté pour le séjour. Quel personnage est le plus à la dérive ? Le narrateur, installé dans la salle de bain chez son amie Edmondsson, avant de partir pour Venise sans bagage ? Elle, qui le rejoint là-bas je ne sais combien de temps dès qu’il l’appelle, avant de repartir à Paris après un coup de fléchette sur le front ? Ou le médecin qui fréquente le narrateur, installé à l’hôpital pour une sinusite, et l’invite à dîner, à jouer au tennis ? Ou l’auteur, qui écrit à coup de blocs-paragraphes numérotés, pour une histoire foncièrement fragmentaire, plus ou moins saccadée ?
(J’avais aussi emporté Lire pour relier, mais je ne l’ai pas ouvert.)

Il a encore plu ce matin, le ciel est chargé et il fait frais.
Dernière journée, on en profite pour faire quelques courses dans la venta Peio de la frontière et dans le Mendibil d’Irun. Je ne vais pas dans le magasin de vêtement. Je reste devant, à regarder les gens entrer, sortir, passer. Et la petite fille qui s’installe dans une petite voiture manège, descend, monte sur le capot, fait le tour, court vers les tirettes, revient à la voiture, se cache derrière le pilier en entendant sa mère assise contre la vitrine, l’air fâchée, parle à la petite fille dans le miroir qui lui tend la main, lui tire la langue et court rejoindre sa mère qui a haussé le ton.
Le restaurant où nous voulons déjeuner avant de partir est fermé : completo, à cause de la feria profesional de la industria de la movilidad sostenible dans le parc des expositions à côté. On rentre à l’appartement manger des pâtes. On s’en va.
Il a fait beau tout le trajet du retour.

Grisaille et pluie. Le ciel a fini par se dégager en fin de matinée. Nous sommes allés à la chapelle San-Martial visible depuis l’appartement, dans la montagne. Une bâtisse blanche dans la forêt. De là-haut, vue sur Irun et Hendaye, Fontarabie et la montagne, la Rhune et la côte dégagée, l’océan, le port et l’aéroport. Les méandres de la Bidassoa. Au pied de la chapelle, la table d’orientation est une plaque de métal argenté pour un paysage gravé comme une esquisse épurée.
L’après-midi, promenade au phare de Fontarabie. Nous avons emprunté le même sentier boisé, sinueux et pentu, aux parois rocheuses orangées, trouées, couvertes souvent d’un tapis végétal, qu’il y a une dizaine d’années, et nous avons retrouvé la crique, et sa petite plage de gros galets couverts de mousses à l’odeur de fraîchin, où nous nous étions baignés. C’était, alors, l’été. Il ne devait pas y avoir toutes ces petites fleurs printanières à trois, quatre ou cinq pétales, blanches, rosées et bleutées, mauves, jaunes, bleues, en forme de boutons, de coupes, de trompettes, d’étoiles, de vénus (orchidées sauvages), par grappes dans je ne sais quel arbre, des bouquets dans je ne sais quel autre, à feuillage persistant. Ni ces parfums doux, sucrés, de miel, et quelque chose de poivré ici ou là (et vicié, de ferment acide, en croisant un coureur). — Sur une langue rocheuse s’enfonçant dans les vagues qui la battaient, un pêcheur aussi visible qu’une ombre. Par où est-il passé ?

(En vacances, le cycle du sommeil est systématiquement contrarié (celui de la digestion est perturbé, encombré). Comment faire que l’espèce d’éveil paradoxal qu’est l’heure insomniaque (irréductible) corresponde, par écho, au sommeil paradoxal, de sorte que la nuit blanche prolonge le rêve ou le cauchemar réparateur interrompu ? — D’origine gauloise, le bas latin combrus désigne des « abattis d’arbres ».)

Sortie avec les amis à San-Sébastien.
Nous avons retrouvé le bar à tapas, dans le vieux quartier, où nous étions venus il y a une dizaine d’années, le Basztan, et nous nous sommes installés pour commander une trentaine de pintxos en tous genres et quelques verres.
Avant, un long aller-retour sur le front de la baie pour aller voir, tout au bout de l’autre côté, les Peignes du vent de Chillida : de grosses barres de métal rouille fichées dans des rochers et tordues, formant des boucles pour un jeu de roche, d’eau, de fer et de vent. Sur l’esplanade, quelques trous dans lesquels remontait l’air en gueulant.
Nous ne sommes pas montés au pied de la Vierge, mais nous avons fait le tour de l’écueil, le long de l’océan. Les vagues s’écrasaient sur la digue, et au pied du front de mer, contre des tas de blocs de roche marbrée, fendue, cubiques.
Une jeune maman a demandé qu’on la prenne en photo avec son fils et son chien, l’océan et les nuages gris mêlés pour fond.

Le Paris-Saint-Germain affrontait le FC Barcelone en quart de finale retour de la Champions Cup. Le match avait lieu au Camp Nou. Pour nous, à Irun, dans l’Eguzki Bar. Un bar tout en longueur, avec un grand écran à l’entrée, un petit au fond de la salle et un autre en vitrine pour les deux péquins sirotant leurs bières sur le trottoir. Ils restaient des places assises, mais toutes les tables étaient prises et la façon de se vautrer dans la chaise un peu en arrière, le coude sur l’autre à côté, vide, comme à la maison le bras sur l’accoudoir du canapé, signalait bien que tout était pris. On est restés debout au bar (ça faisait bien longtemps), à regarder le match en se tournant le dos et en laissant le verre se réchauffer durant une bonne heure. Avec le bonheur, justement, de voir l’équipe française renverser la situation. Mené déjà d’un but quand nous sommes arrivés (de deux, en comptant la défaite du match aller), les Catalans, vite réduits à dix par l’arbitre intraitable qui aura sorti près d’une dizaine de cartons en tout, ont fermé leur jeu pour se replier en défense. Mais les Parisiens, multipliant quelques belles actions, sont revenus au score et ont fini par mener la partie d’un point grâce à un pénalty. Devant moi, un type, commentant les actions en espagnol avec le barman, et mettant régulièrement à jour une machine de paris pour connaître le score de l’autre quart de finale (Dortmund contre l’Athletico Madrid ; les Allemands l’ont emporté 4 à 2), commençait à s’exciter en parlant dans sa barbe dans un français familier sans accent. En terrain espagnol, je m’efforçais de garder mon calme. D’autant que les joueurs français ont ralenti le rythme du jeu, faisant tourner la balle entre eux sans produire d’actions offensives, contrairement aux Barcelonais obligés d’aller de l’avant, de découvrir leur défense. La seconde moitié de la deuxième mi-temps était animée. La défense parisienne était un peu désordonnée, leur gardien italien sollicité à plusieurs reprises. Lorsque, d’une combinaison de corner à deux parisienne, une série de tirs façon billard permet à Mbappé de marquer le but libérateur à quelques minutes de la fin du match. Nulle émotion dans le bar. Sauf le Franco-espagnol qui applaudit, met une dernière fois la machine à jour, finit son verre d’un trait et s’en va en saluant le barman. Et moi qui ne pus réprimer un Yes ! en serrant les poings. Eh… la cuenta per dos cañas et… dos Kas lemon per favor.

Quelques jours de vacances à Hendaye — Nous sommes partis hier soir, par un temps superbe et une trentaine de degrés. Aujourd’hui, pas plus de quinze, ciel bas et noir. Cela ne nous a pas empêché de randonner dans la montagne, du côté du col de Jaizkibel en partant de la chapelle de Guadalupe, par le bois dans une pente escarpée. Nous nous sommes retrouvés dans le brouillard et la bruine. Vue ni sur la vallée de la Bidassoa ni sur l’océan. Sur la piste, nous avons rencontrés quelques pottoks, deux tours en ruines et un dolmen fantôme signalé au sol par des balises vertes et une borne pour cartel. À un moment donné, la couverture nuageuse s’est ouverte et l’océan est apparu. L’horizon semblait haut et les vagues immobiles.

La nuit passée, j’ai rêvé qu’on me présentait, je ne sais où, un livre souple, sans titre, sans texte, ou quelques rares phrases ici et là, qui semblaient faites pour illustrer les images, les paysages en noir et blanc, au détour d’une languette à soulever ou déplier. On pouvait le lire dans le sens qu’on voulait, de gauche à droite, ou de droite à gauche. Et bien que rien n’était inscrit sur la couverture, il s’intitulait Comme un oiseau.

Demain, journée à San-Sébastien avec des amis. On ira en Topo.

Je m’dis aussi qu’avec une photo, une vraie, un certain équilibre, une certaine justice, serait rétabli. Je sais bien qu’y en a pas des photos du petit Marcel, y en a pas. Mais même une photo d’aujourd’hui ça ferait l’affaire. Une photo de là où on l’a enterré, dans un caveau de famille à Saint-Thomas. Mais lequel ? Ça non plus on sait pas vraiment. Ce serait la famille Bossuet, mais y en a quatre des caveaux, et pas un prénom gravé dessus !                                            Le cousin Camille il se trouve là, lui aussi. Et il a sa tombe à lui tout seul. Deux vieilles plaques grises et fissurées, et une petite gerbe florale en céramique. Pourquoi il a pas eu quelque chose comme ça le petit Marcel ? Pourquoi pas une petite tombe à lui avec son nom à lui ?                                          En tous cas, de là où il se trouve, quelque part non loin du petit cousin, on a une belle vue sur l’estuaire.

|| Amazon serendipity — J’étais à la recherche des étagères fines Berlin 2010 pour agrandir mon mur de CDs. En faisant défiler la page, je suis tombé sur un « aimant de réfrigérateur Berlin | mur de Berlin avec graffiti | forte tenue », représentant un grand pan du Mur couvert de graffiti colorés, stylisés. Au dos, sur l’étiquette prix, on lit ce conseil : « Keep some souvenirs of your past, or how will ever prove it wasn’t all a dream ? » On trouve aussi le nom de la société marchande, United1871, et son site Internet renvoyant, en fait, à Berlin Souvenirs. On peut acheter des clichés en tous genres de la RDA sous forme de porte-clefs, de décapsuleur, de magnets, de boules à neige… et quelques fragments du Mur, plus ou moins gros, avec ou sans Trabant. On trouve même un éclat de Mur logé dans la capsule des marque-pages. La présentation de cet objet est ici et là édifiante :

  • « En direct de la manufacture de Berlin : depuis 1990, la première manufacture du mur de Berlin fabrique des pièces uniques à partir de fragments du mur de Berlin, en travaillant minutieusement à la main » — comme s’il s’agissait d’une entreprise familiale d’artisanat d’art ; depuis 1990, on n’a pas chômé ;
  • « notre manufacture a déjà été mentionnée à de nombreuses reprises dans des médias connus tels que Forbes, SPIEGEL Online et Daily Telegraph, entre autres. Nous fournissons des murs de Berlin à des musées, des universités, au Bundestag allemand et à d’autres institutions » — le Mur comme patrimoine, au fondement de l’identité nationale rayonnant à travers le monde, on comprend mieux le mur entre les USA et le Mexique ;
  • « possédez un morceau de l’histoire allemande […] ou faites-vous plaisir avec ce marque-page particulier […] parfait comme cadeau spécial ou comme souvenir, ou encore pour les nostalgiques » — les nostalgiques… ceux de la création de l’État allemand le 18 janvier 1871, avec la proclamation du IIe Reich dans la galerie des Glaces du château de Versailles qui boucle la politique de Bismarck énoncée le 30 septembre 1862 dans son célèbre discours où il avance que les grands problèmes ne se résoudront pas par les discours et les votes, « mais par le fer et le sang » ? ||
J’suis allé chez Lulu l’autre jour, manger. C’était pas prévu, mais ce foutu démarreur qui tournait dans le vide ça a pris du temps.                                 Ça faisait longtemps que j’y étais pas allé. Rien a vraiment changé là-bas. Peut-être une poignée de porte, un carreau, une poêle, une ampoule, un nouveau bibelot. Mon couteau était nouveau, même s’il coupait déjà plus. En tous cas rien a vraiment bougé là-bas. Tout est à la même place.                                              Y a toujours les photos dans la niche du buffet. Ces photos que j’ai toujours connues là. La photo de Lulu en belle et jeune mariée, celle de son père en infirmier militaire entre deux âges. Y a la photo d’Alice dans l’âge déjà, et dans je ne sais quel jardin. Elle tourne la tête, la maladie devait commencer à la travailler. Et puis la ribambelle des enfants, des petits-enfants de Lulu et des arrières. T’es toujours là, avec ta mine de clown. Mais y en a un, je l’connais pas…                             Les cons quand même ! Faut croire qu’il avait fait la première guerre trop sur le tard, le père Fissou, pour aller jeter les dernières grenades sur le front et puis occuper la Rhénanie : ils l’ont rappelé pour la seconde !                                         J’étais là, à regarder les photos, et surtout les plus anciennes, et j’ai eu cette drôle d’idée que le noyau de la famille, ici, était dispersé. C’est vrai : pas une photo avec Lulu et ses parents. Même eux ils sont pas ensemble, ni sur une photo de groupe, ni dans le temps : lui c’est encore la guerre, repartie comme en quarante ! et elle c’était la vieillesse au tournant de la folie, à peu près au moment de ta naissance. Mais j’étais là à regarder les photos, quand j’ai eu le sentiment qu’il en manquait une. Quand j’ai repensé au petit Marcel.                                   Et au petit Camille aussi, le cousin. Tu sais, celui qu’a fait une méningite aiguë. Lulu avait une douzaine d’années quand il est mort, en quarante. Lui, il en avait sept. J’sais pas s’il existe une photo de lui et de ses parents, quelque part. Ça m’étonnerait.                                            Les photos à l’époque, surtout dans ce milieu-là de paysans, j’crois que c’était surtout pour la communion. Y en a quelques-unes comme ça des enfants de Lulu, de la fratrie. Maman avec ses belles anglaises. Mais d’eux tout petits, rien. Pas de photo de Lulu toute petite, alors tu penses pour le cousin…                                                   Et pourtant je me dis que pour le petit Marcel, il en manque une. Ou plutôt, c’est bizarre, c’est comme si elle était là et brillait par son absence. Elle brille du fait que le noyau de la famille tient sous une forme disparate. Désarticulé dans le temps en plusieurs photos. Bizarre non ?

(Les livres dits pop-up. Une façon de représenter la lecture même ? Idéalement, ce sont des bulles irisées qui s’envolent des pages avec, à l’intérieur, une scène de la vie passée, ou imaginée, qui se construit en s’élevant, active comme une machine brinquebalante de Tinguely, éclate comme un feu d’artifice.)
Dans certaines messageries instantanées, on lit parfois que Ce message a été supprimé. À quel moment pourrait-on indiquer, dans un carnet, une chronique, un journal… que « ce fragment a été supprimé » ? Il faudrait qu’il soit écrit (C.Q.F.D.), et qu’il reste là quelque temps, tel quel, pendant que d’autres notes apparaissent au fil des jours, jusqu’à ce que — allez savoir pourquoi — on y revienne, qu’on le relise, le modifie, une fois, deux fois, trois — et puis finalement, non : ce fragment a été supprimé. Avant qu’on y revienne, avant de le réécrire — et ce serait signalé : ce fragment a été réécrit ?
Si l’inventaire de ce qui, dans notre propre histoire, nos propres intérêts, est perdu, participe de ce que f appelle marches d’approche, constitutions de silos, matières narratives rassemblées, ébauche d’un territoire à chacune et chacun personnel, il ne faut pas oublier que cela inclut aussi des disparitions d’écrits ou de livres, ou de ce qui s’y apparente de près ou de loin. De là, hormis la vieille Fiat, les éléments de ma première liste, inachevée, correspondent.

- une photo du petit Marcel (au milieu des petits cadres dans la niche du buffet)
- ces fascicules rouges de quelques pages remplies d’images (pour découvrir tel sujet, le nom m’échappe)
- la maison rue Baudelaire à Belleville (au 26, sans connaître Baudelaire)
- les petits personnages en coquillages de Lulu (dans une enveloppe accompagnée d’une lettre)
- d’anciens cahiers d’écolier dans un carton du grenier (avec des schémas à encre violette)
- le mini album de mes propres photos de famille (avec pas mal de chiens)
- l’espèce de vieille et petite encyclopédie illustrée pour enfants (en rouge et bleu les images, de mémoire)
- les dessins sur des cartons plastifiés, accrochés au mur (un village de montagne épuré, un bateau de pirate fauve, un bouquet de fleur tricolore, un moulin à eau en sous-bois)
- les pochettes des nouveaux vinyles (le samedi soir)
- un épisode de La Panthère rose en film Super 8 (où un moustique l’empêche de dormir)

Hier, sortie de la structure pour une exposition à la médiathèque. Malheureusement, l’événement a dû être reporté à aujourd’hui. On s’est alors ajouté à l’animation prévue avec le Trèfle, le foyer d’accueil médicalisé, pour quatre personnes présentant des handicaps physiques et mentaux (deux en fauteuils roulants, deux autres accompagnés pour les aider à marcher). À l’étage, dans une salle lumineuse et colorée, avec des petites chaises et des bacs de livres, on s’est installés derrière eux. Patricia, l’animatrice, leur a présenté des livres d’où se déployaient des créatures et des paysages extraordinaires. Elle leur lisait la petite histoire, elle leur donnait à toucher les figures de papier, elle leur posait des questions, ils répondaient d’un mot, et elle nous a fait chanter Une Souris verte, Loup y es-tu ? et crier cot cot, gruik gruik, bêêê, hi han hi han, meuh… Seul Jack, peut-être, semblait étranger à tout cela, comme prostré sur sa chaise, recroquevillé la tête en avant, l’air renfrogné, les yeux fermés, la langue tirée, tendue le plus possible, avec un bruit sourd écumant.

La liste devrait constituer l’inventaire de ce qui, dans notre propre histoire, nos propres intérêts, est perdu. Il faudrait une dizaine d’éléments. C’est peu, apparemment. Pourtant, je ne parviens pas à la déployer. Au contraire, les deux ou trois éléments que j’ai pu ajouter ont été effacés. Comment lâcher-prise ? Qu’est-ce qui me retient ainsi ? La question serait mal formulée ? f parle de choses perdues, mais si je parlais des choses que je voudrais retrouver ? ou de celles que je voudrais simplement trouver, comme une photo du petit Marcel ?

les petits personnages en coquillages de Lulu
le paletot du père Fissou
la pièce manquant du puzzle 10 000 pièces de Ben
les stickers des livrets de foot Panini de Dominique
la casquette à carreaux et à crasse de papi Omer
le croûte rouge de Dada
la tondeuse manuelle pour couper les cheveux de Yves
les foulards transparents de mamie Alice
le martinet à chambre à air de vélo pour les chiens
les flacons vert, bleu, rose d’eau de Cologne

(On dirait plutôt une version familiale du Je me souviens de Perec.)

J’avoue : introduire un fragment de Pascal en cinq points, c’était comme un coup d’essai pour les « Philosoficelles » perdues de Philippe.

Domaine des Fossés — un espace pour l’attente, trois fauteuils noirs en skaï vides — à droite la porte d’entrée, verre et aluminium, à gauche, un petit escalier vers un autre espace derrière — (des panneaux avec des noms, une porte) — en face, dérobé sur la droite, un côté le couloir, linoléum gris, mur blanc, impostes à grosses menuiseries acajou — juste devant, le mur bleu, intense — le plan d’évacuation.

Une photo du petit Marcel
La vieille Fiat Uno H. S. sur le parking des pompiers
Ces feuillets rouges de quelques pages, remplis d’images
la rue Baudelaire à Belleville

Into the abyss, de Werner Herzog :

Un vieil homme, en chemise blanche et cravate à carreaux gris. Derrière lui, un espace vert, des dizaines de croix romaines, une haie d’arbres. il fait beau.

  • Racontez-nous une rencontre avec un écureuil.
  • Une rencontre avec un écureuil ? Je conduisais une voiturette, j’étais sur le chemin, et j’ai vu deux écureuils qui se couraient après. J’ai continué à avancer, ils ont traversé le chemin, j’ai freiné, ils se sont arrêtés en pleine course et m’ont regardé. C’était incroyable. Si je n’avais pas freiné, j’aurais écrasé un des écureuils. Ils seraient morts et ça m’a fait penser… à toutes ces personnes… que j’ai accompagnées… lorsqu’elles ont rendu leur dernier souffle. À cause de mauvais choix ou d’erreurs qu’elles ont commises, leur vie leur est prise. Subitement… Alors… la vie est précieuse, que ce soit pour un écureuil, ou pour un être humain. Parfois, je médite sur cette expérience. il suffit d’un peu de bruit, et les écureuils s’en iront et continueront à vivre. Mais je n’ai pas ce pouvoir. Pour le condamné, sur le lit, je ne peux pas arrêter le processus… Pourtant j’aimerais tant.

|| Bientôt, nettoyer les murs. Monter l’échafaudage aux barres tordues crépies de béton sec. Acheter un produit algicide et fongicide, et des gants. Remplir le pulvérisateur. Pomper, pomper, pomper. Grimper sur les barres. Ne pas regarder en bas. Appuyer sur la détente. Balayer le mur. Ne pas pulvériser contre le vent. Un masque, il aurait fallu un masque. Insister sur les parties rouges, noires. ||

5) Poser la problématique d’écriture — pas d’annonce de plan. Est-ce que ça ne fonctionnerait pas un peu comme des axes de lecture possibles, au choix, répondant à la situation du moment dans les livres dont vous êtes le héros ? La conception de Pascal selon laquelle la vie humaine ne serait « qu’une illusion perpétuelle » proviendrait en fait d’un paradoxe de comédie généralisée fondé sur la parole — je n’ai pas vingt ans, je ne l’ai pas encore lu, mais je connais ce titre fascinant de l’ouvrage de Diderot sur lequel le prof s’est régulièrement appuyé, et je me sens obligé de le citer de façon un peu hasardeuse. L’étude portera donc sur ce paradoxe où l’illusion, la tromperie, apparaît d’abord comme une nécessité de la vie (I). — « Mais il faut l’illusion, il faut cette ivresse légère et permanente qui rend possible une vie même empoisonnée par tous les périls et toutes les erreurs », écrit d’ailleurs Georges Duhamel dans Récits des temps de guerre.Or, si toute vie à ses contradictions à vaincre, ce qui apparaît à Pascal comme un défaut provient, en fait, des limites de la parole pour décrire le monde et régir les hommes (II). La tromperie dont parle Pascal relèverait alors bien d’une ère du soupçon, mais appliquée moins aux relations humaines en soi, qu’à la nature du langage dans un cadre social, voire politique (III). — Ah, la politique pour finir, comme si ça réglait tout. Ce qu’on peut user d’une langue si vieille quand on est encore si jeune ! Sinon, ça se tient, même si ça reste fragile ? Pour un plan détaillé, on verra avec le Chat Noir.

« Les livres prennent vie sous mes yeux d’abord grâce à une image, une scène. Je ne peux imaginer d’autres types de romans… Je dois découvrir des lieux et des paysages qui feront travailler ma fantaisie. Une fois devant le paysage, le processus de fusion entre le roman que je désire écrire et la vue qui s’offre à moi se met en route de lui-même. Ça ne marche pas partout. Certains paysages me donnent seulement envie de les dessiner. »
(Orhan Pamuk, Souvenirs des montagnes au loin)

Ça y est, le démarreur ne tourne plus à vide, il a enfin accroché la roue interne. Elle est libre. Il était décalé.

Soit cet extrait des Pensées de Pascal : « La vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle : on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L’union qui règne entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d’amitiés subsisteraient si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu’il n’y est pas, quoiqu’il en parle alors sincèrement et sans passion. » — Il s’agit du texte que mon grand, en classe prépa scientifique, doit travailler en dégageant un plan d’analyse détaillé. Le problème, dans ce genre de sujet de dissertation étendu, relativement philosophique, c’est qu’il faudrait d’abord réaliser une sorte de micro commentaire composé pour bien distinguer les lignes de fracture du texte et en comprendre les tenants, les aboutissants, et leurs enjeux pour nous aujourd’hui. J’ai deux jours pour méditer la chose et la jeter sur un brouillon. — Qu’en dirait le Chat Noir ?
D’abord, n’oublions pas que je suis un jeune étudiant, que je n’ai pas encore vingt ans. Les méthodes apprises sont encore loin d’être acquises. Donc, première chose à faire : reprendre la fiche de méthode d’explication de texte revue avec Les Amours jaunes de Tristan Corbière — une fiche qui se réduit à la réalisation d’une introduction, mais qui était suffisante pour le professeur dans la mesure où, pour chaque partie, on pouvait procéder de la même façon en se concentrant sur les éléments les plus pertinents répondant à la problématique ; soit.

1) Situer le texte dans le mouvement général de l’œuvre ; donner son rôle dans une progression narrative en parlant des textes encadrants. Comme le fragment de Pascal concerne une dissertation sur le thème du Faire croire, situons-le dans un mouvement historique ou social contemporain, en essayant de savoir quel rôle il peut encore jouer aujourd’hui, pour nous, et dans quelle mesure il encadre à nos pratiques et nos valeurs de carnaval. De là : à l’heure des réseaux sociaux où l’expression est légion… à l’heure des likes, des dislikes, des émoticônes en guise de commentaires… à l’heure des fakenews répétées, amplifiées, invétérées… à l’heure des chroniqueurs et des influenceurs en tous genres… à l’heure des marchés et des guerres de l’information et contre l’information… à l’heure des intelligences artificielles et des assistants conversationnels… Quelqu’un a d’autres exemples ? on en conclut quoi ? que la parole semble entrée dans une ère du soupçon et du doute généralisés faisant pression sur nos vies et nos identités ?

2) Lecture du texte avec la bonne tonalité ; la bonne longueur des vers. — Je rappelle qu’il s’agit d’une fiche de méthode pour une explication de texte, pas pour une dissertation (je ne sais pas ce que j’en ai fait… on n’est pas sérieux quand on n’a pas vingt ans… alors j’adapte, je réinvente). Mais dans ce cadre-là, il s’agit du moment où l’on doit citer le sujet, ou au besoin, s’il est long, des extraits en les caractérisant pour mieux justifier les coupes. Si bien que la parole de Pascal semble tout à fait d’actualité, lorsqu’il affirme que « la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle : on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. » Mais la réflexion de Pascal se concentre sur la parole en fonction de la présence et de l’absence de l’interlocuteur. Dans un cas l’image qu’on donne de celui-ci est différente, sinon opposée, à celle qu’on donne dans l’autre cas. En sa présence, on le flatte, mais on le trompe puisque, en son absence, dans une parole vraie qui se livre « sincèrement et sans passion », on le critique, le dénigre ou le médit — à vingt ans, à peine, on exagère un peu. — Quel bavardage pour faire croire qu’on explique ce que tout le monde comprend d’un trait avec Pascal ! — L’illusion consiste donc en un renversement de la parole. Pour Pascal, personne ne tient pas parole, et cela vaut pour un système puisque : « L’union qui règne entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie. »

4) Déterminer le mouvement du texte et ses différentes étapes. (Le troisième point, caractériser le texte, la façon dont il est écrit, les premiers effets très généraux, a été englobé dans le précédent avec les coupes.) Le passage est court, il n’y a qu’une seule étape. Je dirais néanmoins que le mouvement, lui, est double. D’abord, Pascal semble employer une argumentation classique (attendue dans une dissertation par exemple) : j’énonce un argument (« illusion perpétuelle »), et je le justifie à l’aide d’un exemple concret (parler d’untel, en sa présence ou non) et analysé (« mutuelle tromperie » des hommes et conséquences désastreuses sur l’amitié ?) — la jeunesse fait qu’on peut s’identifier à son sujet et assumer le « je ». Ce faisant, son discours s’articule autour du paradoxe d’une parole qui, jouant la comédie, balancée entre l’art de « s’entre-tromper et s’entre-flatter », relève de l’entre-soi. Et la parole trouve là d’autant mieux son caractère de vérité que, d’une part, elle fonde la communauté des hommes, et d’autre part elle ne sonne jamais aussi vraie qu’au moment où elle trompe et fausse les rapports humains. — Et maintenant, peut-on dire tout cela plus simplement pour mon grand ? (Il faudrait d’abord savoir ce que vaut cette introduction de dissertation quand les fragments seront réunis.)

C’était une faisane. Je l’ai reconnue au dernier moment, mais dans l’instant, sur cette espèce de rampe gris-bleu que je descendais en voiture entre deux hautes levées de terre, c’est une touffe de plume couleur sable qui roulait pour traverser la route. — Avec celui de la dernière fois, sur le bas-côté, les faisans ne volent-ils donc plus ?

Pour les grands lecteurs, il s’agira peut-être d’une évidence. Mais il sera d’autant plus utile de le rappeler, avec Régine Detambel dans Lire pour relier, que cela leur apparaitra aussi comme une surprise :
« Car on ne lit pas les livres, on les vit.
Mieux, on se lit soi-même dans les livres. »
Et j’ajouterais qu’on se relie, se rejoint, se réunit à soi-même dans les personnages. On lit plus loin :

« Les personnages de fiction sont des réserves d’énergie. Ils nous offrent de nouveaux modèles, ou plutôt de nouvelles modélisations de notre devenir. C’est au plus profond de nous que nous expérimentons leurs aventures de papier, que nous les transformons en interrogations personnelles pour modifier nos propres schémas. Les personnages agrandissent notre monde au-delà de notre seule expérience. »

(Je ne sais pas comment faire pour qu’on entende dans le titre une porte battante : d’abord, l’adjectif devant le nom ; ensuite, l’inverse, les mots n’ayant pas changés de place mais de catégories. Je ne sais pas si la parenthèse du participe adjectival suffit. — Évidemment, ce serait aux textes de le faire entendre. Mais comment ?)

Gaëtan Picon, interrogeant l’opposition de Rauschenberg entre l’art littéral et l’art littéraire : « si tout un courant de la peinture, actuellement, raconte, allant même jusqu’à inscrire la légende au bas du dessin, ou le dialogue dans les petits nuages qui s’envolent de la bouche des personnages, ce n’est pas pour restituer au temps sa signification ! Ce peut être un jeu ouvert, ambigu, un texte qu’il nous appartient de produire, librement, à partir d’éléments cependant donnés : ce qui suggère que si la syntaxe est à réinventer, le vocabulaire demeure ? Mais il s’agit le plus souvent d’un piège tendu à l’anecdote, comme le trompe-l’œil était un piège pour l’objet : il s’agit de faire éclater le non-sens de tout ce que l’on peut dire. » — Est-ce que, pour celui qui vise l’art par le bout de la lorgnette de l’écriture, il s’agirait de faire éclater le non-sens de tout ce que l’on peut donner à voir, syntaxe et vocabulaire compris, lecture même —puisqu’il en va d’une certaine visualisation, spatialisation (et, très certainement, l’imagination doit tenir là quelque rôle majeur), à partir de la discrimination visuelle (lettres, mots, ponctuation), tactile (les groupes de petits points sous la pulpe des doigts) ou sonore (phonèmes, monèmes, hauteur et intensité de la voix) ?
(Pour une même conclusion : « Le sens vide la parole et rend chacun esclave de ce vide. »)

Incapable d’accrocher le nouvel atelier Nouvelles. De la première proposition, liée à l’atelier précédent des Gestes et Usages (et dans le prolongement du précédent encore, comme un creusement, un confinement des Enfances), j’avais retenu : « la superposition des strates qui conduisent, simultanément, à cette marche en avant du récit, avec clôture ». Pour la seconde, au sujet de nos librairies : « descriptions mémorielles — donc subjectives, et même au plus singulier de la perception subjective à distance et donc incluant les visages, les villes, les ouvrages qu’on s’y est procurés ou telle anecdote. »

J’ai déjà parlé de certaines librairies, sur Bordeaux en particulier (l’été 2023, je crois ; il était question du temps où j’y allais régulièrement, vingt ans auparavant). Je pourrais reprendre les textes.

La première librairie n’existe pas vraiment. Il s’agit soit du coin livre de la Maison de la Presse à Jonzac (où le grand-père Omer achetait des journaux), soit celui de la papeterie Landreau à Saint-ciers-du-Taillon (chez qui on a acheté mon premier sac d’école et mes premières fournitures et commandé quelques livres). Ces deux lieux ont fermé.

Mes librairies actuelles sont surtout virtuelles (Amazon, FNAC), mes livres achetés d’occasion le plus souvent (Rakuten, Momox) — quand ils ne sont pas numériques, mais c’est rare (et alors, je les vole avec Z-library, YGGTorrent), je ne parviens jamais à les finir : décrochage au bout de dix pages.

(Il y aurait aussi la question de l’approche du livre, du texte, ou même de l’écriture, où : « on ne cherche pas démontrer quoi que ce soit, mais juste construire progressivement un paysage, qui sera notre territoire d’auteur pour les constructions ultérieures. »)

Les librairies réelles dans lesquelles je vais n’en sont pas véritablement. Les deux Espace Culturel des Leclerc de Barbezieux et Jonzac, en temples open space de la consommation de masse ou les livres sont en quelque sorte livrés à eux-mêmes le long des murs dans des niches (assez larges, quand même), quand les biens de la high tech, la vidéo et l’audio, et l’électroménager à Barbezieux — à Pons, je ne me souviens, je n’y suis allé qu’une fois ou deux, et ça remonte —, sont mis en avant. La culture, aujourd’hui, c’est avant tout le son et lumière ?

Mes anciennes librairies :

- Mon Livre (Pessac ; à deux pas de universités Montaigne et Montesquieu ; fermé) ;
- chez Mollat (Bordeaux centre ; un air de bibliothèque pour appartement cossu et labyrinthique) ;
- la Machine à lire (dans le vieux Bordeaux ; salle voûtée d’un chai de château) ;
- la Nuit des Rois et la Bouquinerie Plus (des bouquinistes en fait ; l’un devant l’ilot de verdure de la place Gambetta, l’autre à l’ombre de la cathédrale Saint-André) ;
- (de ces cinq lieux, je dois encore posséder un marque-pages perdu dans je ne sais quel livre) ;
- la librairie Georges (Talence centre ; en face de l’église et de la station-service ; un beau bâtiment aux parois de métal en dentelle d’étoiles) ;
- le Passeur (Bordeaux rive droite ; au début de la grande avenue Thiers ; jamais entré, on passait devant pour rentrer à la maison ou à l’appartement).

C’est dommage, quand même, tous ces livres numériques en vrac dans la machine. Surtout le Boomerang de Michel Butor que j’attendais, introuvable en version papier (ou à des prix astronomiques), et que Tristan m’a gentiment transféré via Messenger (je ne comprenais le fonctionnement d’Internet Archive et son Open Library).

Je ne sais pas où a été acheté Mon Premier Livre de Nature, mon premier livre tout court.

Gaëtan Picon, réfléchissant sur la représentation et la signification du temps dans l’art (il y a une cinquantaine d’années, les cartes ont dû être rebattues) : « L’art vit de ne pouvoir réaliser son suprême désir. Dans l’échec de l’œuvre, le désir de l’art lui est redonné. Il est restitué à lui-même dans l’instant où il veut se perdre, et où il croit y parvenir. » Remplaçons art par écriture, œuvre par livre : je me demande si son discours ne tient pas d’autant mieux qu’on gardera bien en tête ces espaces ouverts de la grande distribution (même, au fond, les spécialistes comme la FNAC ou Cultura, ou feu Virgin ?), et leurs livrets réclames qu’on reçoit dans nos boîtes aux lettres (faux : Leclerc ne les livre plus pour des raisons écologiques ; mais en fait, on se prend à les récupérer soi-même au magasin : un réflexe pavlovien ?).

La dernière vraie librairie dans laquelle je suis entré c’était à Bagnères-de-Luchon, en 2022 pendant les vacances d’hiver, la librairie des Thermes. J’étais en convalescence après une semaine d’hôpital. Interdit de skier. J’ai acheté trois ouvrages polémiques de la collection Libelle, au Seuil (Mesurer le racisme, vaincre les discriminations de Thomas Piketty ; Pour une télé libre contre Bolloré de Julia Cagé ; La Langue de Zemmour de Cécile Alduy). Quelque chose en moi devait se débattre.

Le dernier commandé chez Landreau, c’était aussi une commande pour Noël il y a quelques années : L’Art en guerre.

Qui aurait un exemplaire papier de Boomerang à me prêter ?

Je suis retourné à la structure, hier, alors que je n’aurais pas dû, pour récupérer mon mobile oublié la veille. Je suis resté environ trois heures pour discuter un peu et déjeuner avec les collègues. Je ne voulais pas rester longtemps et ne pas trop déranger, mais on a surtout parlé : de Guillaume, de sa lettre de motivation pour répondre à une annonce de ferronnier, ce qu’il n’a pas fait ; de Quentin, qui n’a jamais appris à faire du vélo, il faudrait mettre en contact avec l’association Cyclofficine ; de Gilbert, qui n’avance pas, qui donne tout le matin, qui ne vaut plus rien l’après-midi ; d’Elfie, qui termine sa formation bientôt, qu’on trouvait rayonnante ; de Patrick, avec qui Cécile a travaillé hier pour présenter la structure, elle ne comprend pas où il veut en venir ; d’une activité collective à tester, une sorte d’escape game avec un meurtre et un texte auquel il manque des mots à retrouver ; de la façon de sécuriser les dossiers des stagiaires à l’aide d’un mot de passe ; etc. Je n’ai pas du tout dérangé. Je crois même avoir travaillé. Même pendant le déjeuner, il est souvent question de ceci, de cela, souvent ce qu’il y a à faire, qui le fait, avec qui ou pas, et de comment on le fait, de pourquoi et pourquoi pas.
Jean-Marc, arrivé à l’improviste pour déjeuner, nous a quand même raconté l’histoire de deux mecs habillés en femme, tout de rouge, pour une soirée au petit cabaret de Jarnac-Champagne où on a vu en eux des extincteurs de désir. Et Muriel nous a montré la photo d’une rainette sur une feuille, un petit bloc resserré vert tendre sur fond vert foncé, avec de petits yeux noirs. 

L’herbe a poussé vite. Passé la tondeuse aura été sportif. D’autant plus que la tondeuse fatigue. Il y a toujours un moment où son régime baisse et accélère ensuite. Et il baisse d’autant plus vite que la masse d’herbe à couper est importante. Or, il ne faut pas qu’elle cale, sinon il faut lui laisser le temps de refroidir. Ce qui me permet d’aller boire quelques verres d’eau et de me reposer. Mais comme je veux réduire les temps morts, je m’arrange pour cabrer la tondeuse, afin de dégager le hachis herbeux qui s’agglutine autour de la lame, voire reculer de quelques pas pour lui permettre de reprendre son souffle et lui donner un peu d’élan. Et le temps passé à aller et venir, tourner, virer, se dédouble. — Que cela ne m’empêche pas de profiter des pâquerettes et de laisser ici et là, en bordure de jardin, quelques lignes blanches.

Cette note a été supprimée

« Les œuvres vivantes sont autant de souffles, souffles du corps second où nous écoutons, magnifié, celui du corps premier dont il est venu. Comment pourrions-nous aimer, s’il en était autrement, des œuvres dont les modèles se contredisent ? »
(Gaëtan Picon, Admirable tremblement du temps)

Mon Voyageur analphabète est entré dans la structure il y a maintenant plus d’un mois, et il ne parvient pas à connaître, à apprendre, l’alphabet. Les cinq premières lettres, oui, les cinq dernières aussi, à peu près. Entre les deux, il y a eu un peu de progrès, mais il faut toujours qu’il récite dans l’ordre, qu’il reprenne depuis le début. À l’aide de cartes de syllabes simples à deux lettres, parfois trois, il identifie facilement certaines consonnes et souvent la voyelle. Il ne retient pas le U. — Peut-être faudrait-il commencer l’exercice en identifiant seulement les voyelles, qui reviennent souvent ? Puis les consonnes et les voyelles dans un second temps, dans le même ordre de passage ? Puis dans le désordre ? — Et dès qu’il se trompe de lettre, l’erreur se poursuit en catastrophe avec une série d’autres lettres, même celles avec lesquelles il n’a pas commis pas d’erreur auparavant. — En partant, il laisse sur la table une poignée de bonbons dans du papier doré.

« Romy Schneider : Tu sais ce que je veux ? je veux qu’on fasse la plus belle chose, la plus formidable chose, je veux aussi que ça choque tout le monde ! Ça je le veux. (Un temps.) Voilà. | Je ne me gêne pas, tu sais. Pas du tout, j’ai plus peur, de certaines choses. J’ai plus peur de me laisser aller, j’ai plus peur de me comporter euh… librement.
Alice Schwarzer : C’était quelqu’un ex-trê-mement… extrêmement déchiré. Et c’était toujours les deux en même temps ! elle pouvait être dominante et soumise. C’est, c’était très troublant ! | Elle pouvait être très faible et très fort, en même temps, très sûre d’elle, et en vérité… » — (Conversation avec Romy Schneider, de Patrick Jeudy)

Oh Romy, j’ai bien envie d’être cette jeune ado d’une quinzaine d’années qui va te dédier « Weightless », la chanson électro pop de cette compositrice anglaise qui s’appelle comme toi. Au moins pour le début :

I know maybe this came out of the blue
Maybe what I’m saying is a little too soon
But it’s getting hard to resist
Bending over backwards under my skin
Is this how it feels when something begins?
Every part is weightless

Mais impossible de ne pas repenser à la chanson la plus triste du monde, à faire craquer un vieux punk de façade, La Chanson d’Hélène.

Une fausse manipulation, pour une petite expérience surprise |

Je venais de copier un texte pour demander au Chat Noir d’en lister les noms propres, quand j’ai appuyé mécaniquement sur la touche Entrée sans avoir formulé ma demande à l’IA conversationnelle. Et voilà que le Chat me fournit cette petite lecture :
Le texte que vous avez fourni est un monologue introspectif dans lequel le narrateur réfléchit à un petit livre qu’il a lu et relu, composé de petits textes sans histoire apparente. Le narrateur est attiré par ces textes, bien qu’il ne puisse pas expliquer pourquoi. Il réfléchit à la façon dont les scènes décrites dans les textes sont comme des instantanés, des moments figés dans le temps et l’espace, et à la façon dont les personnages sont décrits à travers des images de corps. Il se souvient avoir découvert le livre dans une librairie et l’avoir étudié dans le cadre d’un programme d’études. Il réfléchit également à la façon dont l’écriture peut révéler quelque chose de profondément enfoui, de primitif, d’animal chez l’être humain. Le narrateur revient sans cesse sur l’idée que ces textes apparemment sans importance ont quelque chose de fascinant, bien qu’il ne puisse pas expliquer pourquoi.
Et bien sûr, je recommence l’opération, avec la même fausse manipulation — faussée disons, parce que je ne sais pas comment changer de ligne (il faut appuyer, en même temps, sur la touche Shift) et je me doute qu’en appuyant sur Entrée, le Chat va y aller de son commentaire spontané, et il est quelque peu différent :
Le texte en question semble être un monologue introspectif dans lequel le narrateur réfléchit à un petit livre qu’il a lu et relu. Le livre est décrit comme étant composé de petits textes sans histoire apparente, mais qui ont néanmoins quelque chose de fascinant pour le narrateur. Le narrateur évoque des images de corps et de scènes de la vie quotidienne, ainsi que la question du temps et de l’espace. Il mentionne également l’image du gant retourné comme étant une métaphore pour décrire ce qui se joue dans l’écriture. Le narrateur a découvert le livre dans une librairie et l’a étudié dans le cadre d’un programme d’études. Il se souvient de la façon dont les textes ont été analysés de manière collective et associative, et de la difficulté qu’il a eue à comprendre certains éléments. Il évoque également des souvenirs personnels, comme son année de maîtrise et son mémoire, ainsi que des réflexions sur la langue et l’animalité. Le texte est écrit dans un style fragmenté et elliptique, avec des phrases courtes et des répétitions, ce qui donne l’impression d’un flux de pensées et d’émotions.
Merci le Chat.

(J’ai passé la journée là, au bureau, à prendre de la distance avec les textes et les notes des trois derniers cycles d’atelier d’écriture sur les neuf derniers mois — il serait temps d’accoucher, non ? — tiens Jack, t’es là ? — non, c’est Marcel ! t’as pas reconnu ma voix ? — de la distance, autant que possible, pour essayer de comprendre comment l’ensemble s’articule, s’il y a bien un ensemble comme je me l’imaginais chemin faisant — temps remontant tu veux dire, à passer des années de jeunesse estudiantine, à l’enfance et à l’enfance d’avant toi fantasmée — c’est pas une remontée, c’est une chute —, pour reformuler les titres, et les sous-titres — tricheur, forcément comme ça, ça va s’articuler — comme un brouillon, tout s’articule dans un brouillon, c’est l’avantage — et surtout créer des listes de noms propres pour le premier ensemble à l’aide du Chat Noir — oui, on sait, tu viens d’en parler — et pourquoi le Chat Noir d’abord ? il est plus intelligent que le gros GPT ? — avoue-la, la référence littéraire, on t’en voudra pas, tout le monde la connaît ! —, alors que les deux autres possèdent un index commun, et à mettre en page, à jouer de la police, des colonnes, des sauts de section — ma parole, se mettre à la page comme ça c’est de l’exercice militaires ! — replions-nous ! replions-nous ! — fuyez !)

Comme un pavillon neuf dans une zone vaguement commerciale, déjà à l’abandon. Dans la petite salle d’attente à trois chaises et pas de table basse aux magazines en vrac, la radio (France Inter, et vu l’heure, Grand bien vous fasse, ça tombait bien). Derrière la porte, une voix d’enfant. On entend une porte se fermer, et la porte s’ouvre. Elle est là, en blouse blanche et sa mine accueillante. L’air un peu fatiguée peut-être, en tout cas marquée. Depuis juillet, elle était arrêtée pour sa grossesse et son accouchement. Elle vient de reprendre il y a peu. Et comment va le bébé ? — Elle se porte bien, merci. — Mieux que moi c’est sûr. — Allons, allons… qu’est-ce qui vous amène d’abord ?
On se retrouve en sous-vêtements assis, allongé, sur le côté, l’autre, sur le ventre, la tête dans une fente à moitié écrasée, les yeux aveuglés par la lumière des réflecteurs, et quelques cadres sur le mur illustrant le système nerveux, le digestif, le musculaire dans un corps fantoche mais coloré, en se relâchant le plus possible pour se faire désarticuler-réarticuler, craquer à l’occasion, et une jambe, et un bras, et le dos, et le ventre, et le cou, et la tête, même les pieds. Ah… — Relâchez bien… inspirez et… soufflez… comme si on avait le choix, pendant qu’elle se laisse choir de tout son poids sur vous. Vous aviez oublié mes câlins ? Non. Mais on préfère l’instant préliminaire où elle ausculte, observe, écoute, prend note, du bout des doigts, des lignes le long du corps, en palpant, en glissant. Et je me demande si ça se sent, la déferlante de frissons sur la peau.

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

7 commentaires à propos de “#nouvelles #lire&dire | Nouvelles chroniques (invétérées)”

  1. Rétroliens : #nouvelles | boucle 2 | Des nouvelles de Marcel – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

  2. Quel parcours que de vous lire ! Etrange pèche tellement passionnante, toutes vos réflexions à propos de l’écriture, ce que vous glanez vous-même… et que vous partagez. Je ne suis pas allée jusqu’au bout, mais pourrais vous lire de jour en jour. Et le Petit Marcel dans tout cela, les récits que l’on a entendu, les personnages qui écrivent eux-mêmes… Vraiment merci.

  3. Bonjour Will. Voudrais-tu me donner l’autorisation de copier une extrait de ton texte, cette partie-ci pour ma boucle 2 #02 ?

    « Tu sais ce que j’me dis ? c’est qu’après toutes ces notes pour retrouver cette tombe qui n’existe sûrement pas, je m’dis qu’en changeant juste le point de vue, et peut-être un ou deux pronoms par-ci par-là, ben en fait j’ai rien écrit. Rien. Ce serait pas moi, mais le petit Marcel lui-même ! C’est fou non ? de s’dire comme ça qu’on est le jouet de son personnage, que c’est comme si ce petit bonhomme, qu’a pas demandé à vivre ni à mourir au moment où il apprenait à marcher et à parler une poignée de mots, dans le plus grand équilibre instable… c’est fou de s’dire que cette personne qu’a pas eu le temps de le devenir finisse par trouver le moyen, le temps, et ça il en avait le petit Marcel, moi j’pleurniche sur une poignée de mois, lui il avait l’éternité… ! c’est fou de s’dire ça, qu’à défaut de pouvoir être une personne, il se fait personnage et s’écrit, s’invente son histoire, ou la découvre, en manipulant ma plume ! Le pauvre, il est peut-être pas si bien tombé. Moi, ma plume… qu’est-ce qu’elle a ma plume… ? Bon, après, on choisit pas sa famille comme dit l’autre. »
    Belle journée

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