#nouvelles | Solène Yu

Table des matières
1. Mon lieu
2. Libraires
3. Peau lisse sur index droit

1. Mon lieu

Ma bibliothèque tenait dans quelques cartons. Juste assez pour que, jointe au lit, à ma table de travail et à ma chaise, à mon piano, à mes quelques vêtements, mes bibelots et un carton de tableaux, ensemble ils ne dépassent pas le volume d’une petite camionnette. C’est la limite que je m’étais imposée pour pouvoir lever le camp rapidement ou stocker facilement mes affaires dans une cave lorsque je partais loin et longtemps.

Les livres faisaient partie des quelques objets qui me rassuraient, ceux que je retrouvais après chaque départ, immuables. J’ajoutais avec parcimonie les ouvrages qu’il était temps pour moi de lire, les auteurs glanés ailleurs. Ainsi, doucement s’étoffait la constance. Je n’avais cette sensation chaude et pleine tout au fond du ventre que lorsqu’enfin montés les cartons et les quelques meubles, lorsqu’enfin aménagées la cuisine et la chambre, ouvert et pianoté sur le clavier, je redécouvrais les livres dont les titres mimaient ma vie dans son lent déroulement. Extra pure, Saviano, la cocaïne dans l’estomac des pauvres hères que je recevais à l’Hôtel Dieu et qui ne savaient pas ce qu’il se passerait si l’un des sachets ingurgité explosait in situ, Les forcenés, Benotman, quand un gas du centre de rétention où les migrants sans papiers attendaient l’expulsion avait tenté de s’évader du service des urgences, qu’un collègue infirmier lui avait barré la route et s’en était vanté auprès de moi horrifiée, Le vide et le plein, mon inconditionnelle confiance en Bouvier pour tenter de comprendre dans toute sa profondeur l’extrême ambivalence nippone, les masses silencieuses de l’hypercentre tokyoïte, l’étudiante en uniforme et son regard fou et son soliloque étrange dans l’indifférence d’une rame de métro, Histoire de la folie à l’âge classique confrontée à celle de notre ère lorsqu’à Sainte Anne un jeune de mon âge, schizophrène et réfractaire à tous les traitements, faisait l’objet d’un bouillonnant débat sur la lobotomie et puis Vian, ses Chroniques du Jazz quand il a fallu revenir à l’essentiel, se souvenir la beauté.

Au départ, je les empaquetais soigneusement, par ordre alphabétique d’auteurs selon deux catégories que j’inscrivais au feutre sur les cartons : littérature, sciences humaines. Je les déballais toujours selon le même rituel, cherchant le A pour leur donner d’emblée leur place définitive au salon près d’une cheminée, dans un couloir d’entrée, dans ma chambre ou dans mon unique pièce de jeune adulte. Martin Eden, les Scwharz-Bart et un Tobie Nathan étaient de ceux qui traversaient les catégories et se trouvaient tantôt sur le meuble de Foucault et Canguilhem, tantôt entre Kerouac et Mishima.

Et puis un jour, devenir mère, bâtir une bibliothèque. Comme si j’attendais ce moment pour me fixer, que le bateau et sa passagère devaient s’arrimer aux livres fin rassemblés en une seule catégorie comme les couleurs mêlées d’une même toile. Elle se compose de trois parties érigées en place, planche par planche, bois de pin le plus clair, ou en caisses de vin empilées comme un fond de cale. Je voulais que la lumière y passe pour éviter à ces compagnons de voyages le figement, je n’y ai pas mis de bord. Un abri sûr mais ouvert après leurs années d’errance. La partie salon pour les livres lus, à partager ou à relire est nichée dans un angle entre deux sources de chaleur. Elle est un territoire incertain dans cet espace commun où l’on ne s’aventure qu’avec mon regard approbateur ou discrètement, en mon absence. J’y trône parfois, défiant les habitudes patriarches, dans un confortable fauteuil de cuir, assez bas pour mes courtes jambes. C’est qu’il faut être ancrée pour certains voyages. Une seconde partie est un fourre-tout intime à portée de main depuis ma table d’écriture et visible par moi seule. J’y mets sans tri les livres non lus, ceux qui s’impatientent depuis des décennies, que je connais pas coeur de couleurs, de formes, de tailles, de jaunissures et qui mériteront un jour d’être lus entre deux textes ou simplement ouverts au hasard, murmurés puis clos à nouveau pour d’autres décennies. La dernière partie est informe autour de ma table de chevet. Des livres débutés il y a des mois, des livres pour les noms qui y figurent Darrieussecq, Ernaux, Barrico, qui m’aident à trouver le sommeil ou me pressent de vivre au réveil, des livres aussi que je DOIS lire mais que je ne PEUX PAS lire, ceux offerts par ma mère, les méthodes de développement personnel ou comment élever son enfant, et quelques OSRNI, objets stagnants pour raison non identifiée comme l’addictologie de Lejoyeux, un dictionnaire d’économie d’avant 75, le Yoga de ma grand-mère. Je tente vainement de garder l’essentiel. N’diaye, Sarr, Ernaux, Bouvier ? Mais l’essentiel diffère à chaque instant et crée la bibliothèque du naufrage et de l’angoisse. Ces livres que j’ai envie de lire dans un temps qui fuit, dans ce flot qui ne s’arrêtera qu’une fois et qui, dans l’attente, se renouvelle sans cesse.
Alors, je les ferme et reviens à ma plume, mimer l’éternité.

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2. Libraires

LE TIERS MYTHE
A la sortie de la Sorbonne, des élèves tractaient, d’autres critiquaient ces « gauchos » qui demandaient le retrait du CPE, le maintien de l’égalité des chances. L’expression sonne désormais caduque mais à l’époque on y croyait. Passés les tracts et les débats, je prenais à gauche, toujours à gauche et j’allais me mettre au calme au Tiers-Livres (lapsus conservé). Je prenais toujours tout droit sur Victor Cousin avant Soufflot et de m’engouffrer dans les sous terrains du RER mais ce jour là j’ai bifurqué, j’ai eu envie d’errer autour du Mouton à Cinq Pattes rue Monsieur le Prince que je n’ai jamais atteint, ce fut la première fois. La devanture était celle du Paris des années 20, moulée sur les bords, fraichement repeinte d’une couleur pourtant déjà passée, deux larges grilles d’aération à sa base, une porte en renfoncement encadrée de deux étroites vitrines remplies de présentoirs ou se chevauchaient les livres, non choix du libraire. Le nom était peint en lettres d’or, capitales tout en haut. On y entrait comme dans un grimoire. A l’intérieur, lumière tamisée. Ça sentait la poussière, la moquette, l’épaisseur du papier, les livres qui attendent patiemment de s’étirer, les murs semblaient épais comme ceux d’un foyer. A l’entrée, l’unique libraire était assis sur un minuscule tabouret, disparaissait presque derrière deux tables recouvertes de livres en vrac, en pile au milieu desquelles un petit carnet ou figurait au crayon de papier la liste des ventes ainsi qu’une boite pour trier la monnaie. Les vitrines ne présentaient que des auteurs aux noms étrangers, les couvertures n’étaient pas celle auxquelles j’avais fini par m’habituer chez Vrin ou en poche, colorées, toutes différentes, des typographies majuscules, des titres exclamés. La plupart était en langue originale, principalement des ouvrages sociopolitiques qui offraient clairement une ouverture tierce, des points de vues critiques, subalternes, du bas monde, de l’invisible, du neuf pour l’approche toute bornée des études politiques de Paris 1. Le bruit circulait que le libraire était un ancien diplomate iranien démissionnaire qui trouvait visiblement là le plus confortable des refuges. Il lui plaisait de conseiller mais invitait plutôt à la lecture en s’immergeant lui même dans de vieux bouquins cornés de toute part si bien qu’on n’osait rarement l’interrompre.

LE BLEUET
Je n’ai de ce séjour que des réminiscences. Le ciel et le bleuet de Banon. Des paysages de Pagnol, arides, chaleur brulante dans la poussière qui s’élève sans vent, des maisons fraîches en pierres à flanc de falaise où la vie se tramait à l’abri du soleil, d’où l’on pouvait admirer le petit village, un véritable dédale tout en hauteur. En son sommet le plus bel observatoire de France, le ciel le plus pur, la voie lactée qui nous trouve allongés sous elle, les copains débattant sur la nature de l’univers, sûrement de longues cordes qui résonnent en échos interminables. En contrebas, le Bleuet dont j’ai moins de souvenirs, que ceux d’une façade champêtre à colombage, de vitres illuminées à travers lesquelles ont voyait de loin des bibliothèques de toutes formes et de toutes hauteurs, la densité de livres, la profondeur des allées, de multiples pièces larges, étroites, mansardées, le même dédale qu’au village, la même altitude peut être aussi. Une rumeur circulait : le libraire était un passionné de livres. Il n’en avait pourtant lu aucun. Encore aujourd’hui, cette rumeur devenue mythe me fait porter un regard tout différent sur le livre. Peut on l’aimer, le collectionner pour la beauté de l’objet, son contenu, sa valeur symbolique sans que sa lecture soit essentielle pour en justifier l’acquisition ou la vente? A regarder mes étagères, combien de livres n’ai-je pas lus et pourtant, me sont chers ? Pour quoi? Les lieux où je les ai dénichés, les libraires qui me les ont vendus, le simple titre qui me suffit. Combien de livres ai-je achetés pour le plaisir de le tenir entre les mains, l’exact volume, le toucher, l’originalité d’une couverture, l’épaisseur de ses pages, la beauté d’un objet que je déposerai dans mon salon, qui aura sa place en compagnie d’autres ?

THE ABBEY BOOKSHOP
Depuis quelques temps je voulais Kerouac en anglais pour tenter de saisir sa douceur et sa rudesse dans le son de sa langue. La majorité des choses qu’on vit a Paris est fortuite. C’est par hasard que j’ai découvert cette librairie, passant simplement devant un jour plus lent que les autres. Elle est nichée dans l’ancienne rue des écrivains, une étroite ruelle pavée où quelques rayons de soleil filtrés après la pluie font briller la pierre et ressortir l’entrée vitrée qui semble être celle d’une église. En passant la porte on pénètre les âges et l’on se trouve tout étriqué dans une unique pièce dont les immenses bibliothèques lui donne une vertigineuse hauteur, ou serait-ce l’entrée d’église ou le nom du lieu ? Brian Spencer est un homme grand, dégarni et très avenant. Seul dans son minuscule monde plein à craquer. Impossible de ne pas lui parler. Il semble attendre comme une évidence que je vienne à lui. Tout droit debout derrière son petit comptoir, il scrute tranquillement mes moindres mouvements un léger sourire sur les lèvres. Il écoute mon désir de Kerouac et me met entre les mains le livre recherché. Je ne me résous pas à partir si promptement, faire perdurer le lien, le voyage. Et Ginsberg ? Il voit bien un recueil qui pourrait me plaire, il ne l’a pas en stock, il me l’enverra par la poste. Il note sur un bout de papier mon nom, mon adresse. Chablis. On y fait du bon vin. Venez me rendre visite à l’occasion.
Quelques jours plus tard, dans mon bout de rue icaunais, j’ai reçu Howl et un mot au plaisir de trinquer avec vous.

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3. Peau lisse sur index droit et autres choses perdues ou oubliées…

1. Peau lisse sur index droit.
Elle fait bien une tête de plus que lui et deux fois sa largeur. Son ventre creux et gonflé malgré sa fine taille soulignée par deux longues ouïes renvoie les vibrations vers l’avant comme une grosse enceinte. Son mi et son la sont aussi épaisses qu’un câble de branchement, les autres s’approchent du diamètre des basses d’une guitare classique. Elles sont lisses, argentées, mat. Sur ce pachyderme musical on évolue lentement, on prend l’espace à chaque frottement, on se félicite à chaque changement de note qui fait perler la sueur dans la paume des mains et si elle s’impose dans l’espace, si la corde claque à deux doigts de l’œil, une grande douceur émane de son registre qu’on cherche dans les profondeurs de l’harmonie, qu’on peine à entendre – souvent en voiture, s’il y a un silence dans le trio, c’est la contrebasse qui fait un solo. Avec nos doigts minuscules, nos mains dont l’écartement atteint à peine deux tons, une largeur de cordes sur son manche démesuré, on la caresse de la pulpe interne de la dernière phalange de l’index et cela suffit à en extraire les basses qui ventre à ventre viennent fondre dans l’estomac et résonner par capillarité dans tout le corps.

Ses mains ont la texture de la soie comme s’ils les avaient gardées dans ses poches depuis toujours, jamais usées que pour des choses délicates, des touches de piano, des clés de clarinette, un minuscule tournevis pour resserrer quelques vis de ses installations d’électro, tourner des boutons volume et disto, des caresses. Au contact de l’instrument, son doigt glisse parfaitement et provoque de longs frissons le long de sa main. L’affaire est addictive et bientôt, il ne peut plus s’en passer, en gamme, en standards, en chorus. Mais pour se mériter, la contrebasse prend insidieusement l’épiderme. On ne remarque la première cloque que lorsque l’on a épuisé les fondamentales. A force de cloques et de repousse ce bout de doigt est devenu épais comme le si, dur comme de la pierre, son jeu magistral et sa main qui pianote sur la mienne, tic toc tic tic tic.

2. Groseille d’été, bouches séchées
3. La pente abrupte des vignes
4. Le vieux Ma’alo et ses dix-sept chiens sur disque dur.
5. Pelouse fraiche sous soleil brûlant, son large chapeau.
6. Le goût de la scène
7. Nos éclats de rires avant l’orage
8. Des cheveux longs
9. Boucle seule
10. Ordi Taxi Saigon
11. Moi, coréenne
12. Le Yémen au paradis
13. Julien et les autres
14. Sac de bijoux sur la route de Mazunte
15. Le premier père

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7 commentaires à propos de “#nouvelles | Solène Yu”

  1. Je savoure vos formulations qui sont chacune une entrée dans une possible exploration du rapport à l’habitat mental et matériel que représente une bibliothèque personnelle ou partagée.
    Il me semble que nous picorons dans les mêmes rayons des librairies, Pour ma part la littérature au féminin y compris la poésie a pris de l’ampleur au fil des ans comme s’il y avait quelque chose à rattraper, mais qui comme le temps perdu est impossible à rattraper.
    Mes rangements se font toujours par auteur.e.s à quelques exceptions pour les livres professionnels psy, J’utilise la pince dymo pour étiqueter certaines étagères ou des paniers rectangulaires. Quand ce sont des auteur.e.s prolifiques et préféré.e.s je passe au contenant rigide, transparent ou coloré en plastic ou en carton renforcé avec poignées… J’empile bien évidemment, et j’essaie de structurer la répartition des trésors à la manière inversée des archéologues. L’affaire est perfectible car j’aime garder mes livres et je préfère offrir ceux qui comptent davantage à quelques un.e.s de mes ami.e.s ou de mes connaissances en fonction de ce que la relation nourrit. Revecoir un livre c’est comme recevoir une lettre, cela nourrit l’échange. Un livre qui circule est un livre vivant. Merci pour votre élan vers ma bibliothèque.

     » Ainsi, doucement s’étoffait la constance »
    « Et puis un jour, devenir mère, bâtir une bibliothèque. Comme si j’attendais ce moment pour me fixer »
    « Un abri sûr mais ouvert après leurs années d’errance.  »
    « C’est qu’il faut être ancrée pour certains voyages. »
    « des livres aussi que je DOIS lire mais que je ne PEUX PAS lire, ceux offerts par ma mère, les méthodes de développement personnel ou comment élever son enfant, et quelques OSRNI, objets stagnants pour raison non identifiée comme l’addictologie de Lejoyeux, »
    « la bibliothèque du naufrage et de l’angoisse. Ces livres que j’ai envie de lire dans un temps qui fuit, dans ce flot qui ne s’arrêtera qu’une fois et qui, dans l’attente, se renouvelle sans cesse. »

      • J’attends les vôtres aussi dans ce partage Tiers Livre mais aussi ailleurs, puisque nos vies sont riches de motifs ,de mots et de motivations. La poésie m’est venue avec la maturité après des années à me frotter à l’univers des soins psychiatriques. J’ai toujours recherché dans mes relations humaines, même les plus difficiles, aux extrêmes des possiblités verbales et gestuelles, la possiblité d’un échange inédit, d’une promesse de rencontre qui compte. Les mots sont nos ambassadeurs, notre bienveillance et notre sourire à la vie et aux autres encore plus. « La poésie conserve à la vie » (Andrée CHEDID) c’est comme l’alcool du petit tonneau au cou des St Bernard en montagne ( un mythe rassurant). La poésie est partout, comme les petits bonheurs, on peut la ramasser ou la laisser germer en soi, comme une pomme déconfite qui laisse ses noyaux refonder le prochain pommier avec toutes ses pommes . https://la_cause_des_causeuses.typepad.com/grce_a_qui_atelier_en_lig/

  2. J’aime beaucoup le texte sur la bibliothèque, en particulier les deux premiers et le dernier paragraphes. Et la douceur parfois abrupte de votre langue. La liste de choses perdues est un paysage qui ne demande qu’à devenir récit.

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