#nouvelles | Stéphanie Buttay

Table des matières

1_ Main courante, histoires de bibliothèques

2_Histoires de mes librairies

3_Inventaire de choses perdues

4_ Meurtres pour mémoire, un souvenir de lecture

5_ Quatre stations autour d’Unica Zürn, auteure

#1 Main courante, histoires de bibliothèques

Cartographier. Se plier à l’espace, suivre les plis, suivre le plan de l’appartement. Passée l’entrée, les bibliothèques courent le long des murs, comme la main courante d’un escalier. Tenir la rampe. Pour la première, dictionnaires, sciences humaines et sociales auxquelles se mêlent, s’entremêlent les essais sur l’art, avant de céder la place aux grands formats, monographies, catalogues d’exposition… mais bifurcation pour cause d’entrave et engorgement, les grands formats garnissent le bas d’autres bibliothèques sans trop d’ordre ni raison. Passée la porte de la chambre, la bibliothèque majeure, littérature, toute en hauteur et rayonnage pyramidal. Depuis le sommet où le théâtre demeure, l’indéfectible Shakespeare en majesté, les livres s’étalent et dévalent la pente à travers les langues étrangères, pour atteindre le pays de France, le plus fourni, le plus prospère. Cachée derrière la porte d’accès, la poésie fait l’échelle. Mais Rilke et Rimbaud en bons frondeurs, se baladent ailleurs. Retour dans la pièce principale par où mène l’entrée. Une bibliothèque consacrée à l’art brut et ses apparentés, s’ouvre sur les Prospectus de Dubuffet. Passée la porte fenêtre, on arrive à un petit secrétaire où logent les contributions de la propriétaire et celles de ses amis. Livres, revues, brochures, opuscules, les précieux. Enfin, si dans un mouvement tournant on faisait volte face, un autel sous forme de courte étagère. Allen Ginsberg en tenue légère délivre le signe de la paix pour le Kaddish. Patti Smith fait courir ses chevaux. Et Werner Lambersy embrasse sans fin sa femme Patricia.

Déroger. Perec le souligne dans son texte, quelque soit le mode de classement adopté, il finit par échouer. Dans le même temps, il écrit, une bibliothèque qu’on ne range pas se dérange. Walter Benjamin pousse la pensée plus loin en parlant de dérèglement. A toute règle, sa dérogation. On a beau fixer des limites, leur assigner une place, leur désigner un meuble, les livres débordent. Les livres nous débordent. Comme les surréalistes, ils veulent aller par analogie, par affinités. Certains, comme ce petit ouvrage sur l’érotisme de Felicien Rops dressé devant le Robert, affichent leur incongruité. D’autres, livres de photographies et livres d’artistes, affirment leur esthétisme et refuse qu’on les range avec le commun. Et puis il y a les incertains, les indécis, les inclassables qu’on promènera d’un rayonnage à un autre sans se décider. Face à l’espace, les livres entrent en rébellion et envahissent.

Jouir. J’aime donner à manger à mes livres. Une dédicace, un dessin en fleuron sur la page de garde. Une photographie, une carte postale, une plume, l’annonce d’un concert glissés entre les pages que l’on retrouvera avec plaisir au hasard d’un déménagement, d’une consultation. Le livre s’enrichit de nos gestes. Le livre est augmenté. Dans l’archipel de nos bibliothèques, comme Prospero, nous nous retirons ducs en exil, et jouissons de nos possessions. Mais nous sommes vites débusqués de nos terres solitaires, happés par la quête du livre, celui qui nous échappe, celui toujours manquant.

#2  Histoires de mes librairies

Les affranchis, Les Lettres constellées, Thonon-les-bains. Les Lettres constellées, on y allait pour Bruna, flamboyante rousse qui tenait le rayon bandes dessinées. J’accompagnais surtout F. et E. après le lycée, tous deux irrémédiablement épris de la belle libraire, auprès de qui ils passaient leurs heures creuses. Le premier deviendra auteur, le second l’épousera. Et moi, je perdrai mon amoureux. Mais c’est aux Lettres constellées que j’accomplis pour la première fois ce geste, acheter un livre. Je me vois tendre le bras, tendre la main vers le rayonnage en direction de l’objet convoité au dos vert pâle. Hermann Hesse m’avait ouvert ses arcanes par hasard avec Demian à la bibliothèque municipale. J’en lus d’autres. En acquérant le livre, j’allais gravir un autre échelon, accomplir un franchissement. Un affranchissement. Je ne me souviens pas du passage en caisse, je ne me souviens pas d’où provenait l’argent. Je me vois rentrer chez mes parents le tenant précieusement. Je me souviens du titre, Siddharta. J’allais attendre ensuite de longues années la réédition du Jeu des perles de verre, épuisé, comme d’une promesse.

Le ventre de la baleine, Lyon 3e. Montchat, quartier tranquille du troisième arrondissement de Lyon, tout à ses habitants. J’y réside, rue du Capitaine, pendant mes deux années d’études de droit, traînant mon ennui après moi. A l’arrêt de bus, une place comme on en trouve dans toutes les villes de province avec son église, une pizzeria attenante, quelques commerces, mais aucun café ou square où l’on souhaiterait marquer une pause, s’arrêter en s’engouffrant sur le chemin du retour, pourtant… Pourtant au cours de la deuxième année, une petite librairie d’occasion ouvre ses portes. Elle me sauvera de la désespérance des mercredis après-midi restés vacants, de ses longues heures le nez collé aux cours, aux codes et autres jurisprudence imposés. On évoquerait plutôt un antre tout en longueur. Les murs s’enfoncent dans le corps du bâtiment, des murs bordeaux, dans mon souvenir, des murs foncés. Ils accueillent des rayonnages serrés, mal éclairés, essentiellement des Livres de poche, aux couvertures passées, surannées, d’un graphisme alliant les années 1950 aux années 1970. Ils s’étalent le long des parois, bon marché, non classés. Je fouine, je furète, j’avance au petit bonheur la chance. Le visage du libraire, un homme, je l’ai oublié. Il a peu de clients, et me laisse déambuler à ma guise. J’occupe le temps, comme l’espace. De ces visites du mercredi dans l’odeur humide du vieux papier, je ramènerai des classiques, Stendhal, Flaubert, Balzac. Me glissant dans le ventre de la baleine, la librairie devient mon échappée.

La ruche, librairie T, Paris 6e. Après avoir passé le croisement avec le boulevard Raspail d’où se dresse la silhouette massive du Balzac aux yeux percés de Rodin, la librairie T. étale ses vitrines sur le boulevard du Montparnasse. A pas feutrés, franchir l’entrée. Du sol au plafond, les bibliothèques en bois coulissent sur les murs, et dégorgent sous l’oeil narquois du père Ubu, en digne emblème. M., Y. et F. , sous, sur, entre les tables et les rayons oeuvrent. Abeilles ouvrières de l’endroit, ils s’activent . A moins qu’on ne les croise à l’arrêt, une pile d’ouvrages à la main, en long conciliabule avec un client, qu’ils ne s’engagent en apparté. Ici, on ne parle pas, on chuchote. A chacun son aire, sa clientèle, sa parentèle. Nid d’aigle, oeil d’épervier, les libraires de chez T. sont à l’affût. Tout usager sera reçu en prince, en privilégié. Vous pouvez déposer la demande la plus improbable, M., Y. ou F. sauront vous aiguiller, vous guider. Si ce n’est dans l’instant, ils mettront leurs connaissances multiples à l’oeuvre, toutes méninges sollicitées dans la durée. Si toutefois, votre demande n’aboutissait pas, le père Ubu en bon roi saura d’un coup de dé, d’un coup du sort vous réarmer.

L’île, Ler Devagar, Lisbonne. Nous résidons dans le Bario Alto, quartier animé de Lisbonne. La silhouette de bronze de Fernando Pessoa nous salue peu après la descente du tramway. J. ami ethnologue et auteur de guides de voyages à ses heures, nous a fourni quelques adresses selon lui, incontournables. Dès le premier soir, F. et moi nous enfonçons dans le dédale des rues étroites, à la recherche de la librairie Ler Devagar, ouverte de midi à minuit, tout un programme. Après avoir tourné quelque temps, nous débouchons enfin sur la rue S. Boaventura qui l’abrite. Je ne me souviens ni du bâtiment, ni de la façade. Je me souviens de l’immense étendue – 200, 250m2 ?-  qui se décline en différents volumes. Ici une salle pour les débats, les lectures, là pour des réunions. L’espace s’ouvre sur un deuxième niveau relié par  un escalier métallique. Ni F., ni moi ne parlons portugais. Nous navigons en eaux libres. Entre les tables et les rayons, sont disposés fauteuils, canapés où des lecteurs sont à l’oeuvre. Ils ne lèveront pas la tête lors de notre passage, et  nous ne serons jamais inquiétés par le moindre vendeur, d’ailleurs comment le distinguer ? Soir après soir, Ler Devagar devient notre point de chute, sans que nous nous en rappelions jamais le chemin, comme lancés dans un jeu de piste. Les Lisboètes sont francophiles, j’en ramènerai Le Dépeupleur de S. Beckett, et un exemplaire du Bureau de tabac de Pessoa  dans sa langue d’origine, pour l’ami J.  qui sait la lire et qui guida nos pas jusque là.

L’aujourd’hui, Books corner, coffee shop, Thonon-les-bains. Le Books corner ne se situe pas au coin d’une rue, mais s’abrite sous une arcade entre la bibliothèque et la Chapelle de la Visitation, centre d’art contemporain. Il délivre bien des livres mais aussi des cookies, un canapé profond, quelques tables ainsi que des cafés de toutes sortes. Devant, derrière la caisse, Aby et Lisa, s’activent, maîtresses des lieux, la trentaine tout devant. L’une a les cheveux bleu électrique, l’autre porte un noir outremer. Elles sourient. Elles s’affairent. Vont d’un client à l’autre attentives et soucieuses. Un autre café ? Oui, c’est le deuxième tome et il peut se lire indépendamment du premier. Vous veniez pour récupérer une commande et vous voilà attablé le chien Loki blotti à vos pieds. C’est qu’au Books Corner on ne parle pas que lecture mais aussi écriture. Tout en devenir, Aby vous confiera bien son prochain sujet.

#3 Inventaire de choses perdues

My memories are my documents –  Louise Bourgeois.

Sommaire

I. Le Magnétophone, les petits pois et les enfants perdus.

II. M., la gourmette en laiton

III. Hector Mallot et la malle aux livres

IV. Un souvenir d’enfance, la plage de X. en deux photographie

V. Le bleu des yeux de mon père

VI. Le portrait en noir et blanc, de Monelle B., danseuse de music hall

VII. L’après-midi de RM Rilke et Paul Valery au port de Sechex, août 1926

VIII. Le passeport d’Unica Zürn

IX. Le regard myope de Jean-Luc Godard

X .Un Suisse mort, Christian Boltanski

XI. Les pas perdus de Valère Novarina

XII. Lettres à HB, destinataire inconnu

I. Le Magnétophone, les petits pois et les enfants perdus. Un  jour d’été, frère et soeur sont requis à l’écossage des petits pois. Pendant qu’ils s’attablent dans la cuisine devant le tas de verdure, leur mère va discrètement chercher le magnétophone pour les enregistrer. Ils se sont aperçus de la manoeuvre et entonnent à pleine voix un chant tout spécialement dédié au légume vert. Ah, les petits pois, les petits pois, c’étaient de bon légumes… Elle se souvient nettement des premières paroles de la chanson, de leurs joies mêlées dans le chant, de la présence du magnétophone attestant de leur postérité. Elle ne sait pas ce qu’est devenu l’enregistrement. Dans la fragilité des bandes magnétiques, disparus le timbre, le ton, la voix, l’intonation un peu forcée de l’enfance qui se sait écoutée. Pour les enregistrer ce jour-là, sa mère a appuyé sur le bouton record  du magnétocassette. Par ce geste, elle renoue avec un ancien terme aujourd’hui inusité, se recorder.  Se recorder, répéter quelque chose afin de le savoir de manière littérale. Se recorder de quelque chose, se souvenir, se remettre en mémoire quelque chose. Se recorder  de quelqu’un, se concerter, se mettre d’accord avec quelqu’un. En retournant sur les lieux de l’enfance, s’agit-il de trouver un accord, de se raccorder à l’enfant que l’on a été ?  Ebahi d’être encore en vie, on souhaite retenir les visages, les noms, les voix. Les restituer. Les légender. Les enregistrer. Les fixer. La langue anglaise n’a pas oublié l’usage du verbe se recorder. Tous nos appareils enregistreurs disposent d’une touche record prête à être enclenchée, prête à fonctionner, à tout moment. Pourtant, malgré nos précautions, le moment souvent s’échappe, ou nous n’avons pas su saisir l’instant décisif. Plus tard le souvenir émerge de l’ombre et devient légende ou énigme. Paraphrasant Novalis, c’est alors que le monde se fait rêve et rêver devient monde.

#4 Meurtres pour mémoire, un souvenir de lecture

J’ai vingt ans et je veux être comédienne. Je suis revenue à Paris le temps d’un stage de théâtre dont je me promets monts et merveilles. J’ai vingt ans et je veux courir mon risque. C’est ma ligne de mire. Ne pas rester sur le bas côté, à tâter l’eau sans s’y risquer, la scène entre copains, les familles invitées. J’ai vingt ans et je veux tenter l’expérience de l’autre. Entre deux orientations universitaires, j’accumule les diplômes sans savoir où je vais, une certaine forme de vacuité m’accompagne. Nous sommes en 1990, c’est l’été. La capitale est déserte ou à peu près. Aucune de mes connaissances n’y réside. La capitale est en vacance. Les rues, l’espace sont à moi et tissent un réseau complexe que je suis loin d’avoir exploré. Je suis dans une rame du métro ligne 2. Je me dirige vers le lieu du stage, l’Atelier Blanche Salant et Paul Weaver, rue Crespin du Gast dans le XIe, station Ménilmontant. Un atelier tout auréolé du prestige des comédiens qui y sont passé. Je suis à la fois excitée et effrayée, mais résolue à poursuivre mon risque. Dans mon sac, une bouteille d’eau et un livre. A Paris, je ne circule jamais sans. Où que j’aille, un livre m’accompagne, temps suspendu, sur la durée du trajet. Celui que je tire de ma besace ce jour là est un livre de format poche à fond blanc. Il a pour titre Meurtres pour mémoire, et a Didier Daenincks pour auteur. Après recherche, il s’agit certainement du folio n°1955 de 1988, la première édition ayant paru dans la Série noire. Le livre, l’histoire, sont entamés. A partir de là, ma mémoire se brouille. Quelque chose ne raccorde pas ou résiste. Quelque chose discorde. Je me vois dans le métro aérien, un jour clair, alors que la portion que j’emprunte pour me rendre à mon cours en cet après-midi est sous terre, bien enterré. Je vois un fort contraste entre la lumière extérieure qui passe par les fenêtres, et l’obscurité qui tout à coup s’abat sur moi avec la violence d’une déflagration. Je dois être dans la première partie du roman, qui relate la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 aboutissant à un bain de sang orchestré par les autorité françaises. Je méconnaissais les faits, je prends mesure de l’événement. Désillée. Je me vois me dresser, le livre tombant à plat à mes pieds. Je n’en ferai rien. Je me vois me promettant que plus jamais je ne voterai en France, ce pays qui ne reconnaît ni son histoire, ni ses responsabilités. Je me vois… J’ai le derme à vif, je frissonne.

Je ne sais pas comment s’est accompli la fin du trajet. Je ne me souviens pas des jours qui suivirent pendant lesquels je finirai le texte, et le livre a disparu depuis longtemps de mes étagères. Je me souviens avoir écrit à Didier Daenincks dans la foulée de ma lecture. Une courte missive, pressée, où je lui disais mon soutien, une lettre naïve sans doute et éperdue d’admiration pour sa démarche d’écrivain. Je me souviens avoir omis d’y joindre mon adresse.

5_Quatre stations autour d’Unica Zürn, auteure

Le dessin perdu. Des yeux. Des yeux courent, parcourent la surface de la forme. Ils surgissent du fond tels des anémones de mer. Voyants et aveugles, ils me regardent, ils m’observent, je les vois me voyant. Les figures crées par Unica Zürn fourmillent d’yeux. L’oeil est un motif récurrent tant dans son oeuvre graphique que dans son oeuvre écrite, parfois les deux se mêlent dans le même souci de la ligne cursive. Les yeux reviennent comme un leit motiv entêtant. Je suis devant la reproduction d’un dessin à l’encre de chine et sans titre, datant probablement de 1963 . Il appartient à Yoko Ono. Hors des successions Zürn et Bellmer, son compagnon, ses dessins sont disséminés dans des collections privées. Pour le reste, la composition pourrait s’appeler Lignes, traits, points noirs sur fond blanc. Pourtant ce n’est pas le premier dessin d’Unica Zürn que j’ai vu. Il s’agit plus probablement d’un poisson, une des cinq oeuvres détenues par le Fonds artistique de l’hôpital Sainte Anne, présentées lors d’une exposition collective à l’Ecole de médecine de Paris, au début des années 2 000. Des oeuvres des autres participants, je ne me souviens pas. C’est par cette porte que j’entre dans l’univers de la créatrice allemande, poussée par la curiosité pour cet art qu’on dit brut. Happée par son bestiaire polymorphe, l’expressivité de son trait vibratile, le déploiement sur papier d’un monde flottant, tout en lignes de faille, en lignes de fuite. J’allais ensuite découvrir ses récits, ses poèmes, de L’Homme jasmin à Sombre Printemps.

Dès ma plus tendre enfance, les premiers yeux féminins que j’ai rencontré m’ont communiqué l’angoisse irrépressible que provoque chez moi l’araignée (…). C’est pourquoi je me suis très tôt divisée en deux moitiés.

D’un livre perdu aux livres retrouvés. Ecrire sur le livre. Ce serait un livre écrit par une femme. Il me vient immédiatement l’image d’une couverture aux teintes passées, une photographie sépia, et son titre Vacances à Maison blanche sous titré derniers écrits et autres inédits, auteure Unica Zürn, éditeur Joël Lossfeld. Je m’empare de l’escabeau afin d’atteindre les hauteurs de la bibliothèque où se loge la langue allemande, me positionne au centre du rayonnage, et là, un blanc, un vide, le volume n’y est plus. Perdu. Je redescends munie des deux ouvrages précités, mais décontenancée. Comme L’Homme-Jasmin relate son séjour à Sainte Anne en 1960, ces fameuses vacances sont le récit d’internement ultérieurs, à Maison Blanche notamment. La santé psychique d’Unica s’est notablement dégradée à la fin des années 1950. Plus tard dans la journée, je vérifierai si l’ouvrage est toujours disponible. Je découvre alors des écrits français publiés sous le titre Mistake par Ypsilon éditeur. Il me revient une conversation que j’avais eu avec l’éditrice, il ya bien des années autour du même sujet, Unica Zürn, qu’elle venait de publier. Forte de ce souvenir, je me dirige vers un autre pan de la bibliothèque, la poésie, et ce n’est pas un mais deux volumes que j’en extraie. Le deuxième est constitué de lettres de Hans Bellmer à Henri Michaux, l’amour secret d’Unica, datant de la période d’internement à Sainte Anne, de deux lettres de cette dernière au poète, ainsi que quelques documents relatifs à des expositions à venir. Michaux lui avait fait parvenir cahier et couleurs afin qu’elle puisse continuer à créer. Bellmer cherchait à l’en faire sortir à la barbe de l’institution. Tout deux fomentent des plans pour épargner sa créativité, la faire revenir vers la normalité. Pourtant à Sainte Anne où elle fut prolixe, des textes aux dessins, elle détruira beaucoup. Avant sa venue à Paris en compagnie de Bellmer en 1953, Unica écrivait des contes, des textes radiophoniques. Vacances à maison blanche restera le livre manquant, le livre manqué.

Le matin de son dix-septième anniversaire, la princesse alla se promener dans le parc. (…) Lorsque soudain un fourmillement et une agitation étranges, qui, commencés à la pointe des doigts se propagèrent jusqu’à la pointe des pieds. (…) La princesse s’était métamorphosée en bel animal aux poils bruns et soyeux.

Les jeux perdus. Ils emportent de quoi écrire et montent en haut de la colline surplombant un grand parc et une roseraie, à côté de la gare Gesundbrunnen. Ils s’assoient au soleil sur un banc vert et essaient ensemble de transformer en anagramme la phrase « Roses au coeur violet ».

Unica Zûrn et Hans Bellmer se rencontrent en 1952 à Berlin lors d’un vernissage, et ne se quitteront presque plus. Elle le suivra à Paris. Ils logeront tout d’abord à l’hôtel L’Espérance dans le quartier Mouffetard. Très vite, l’artiste de quatorze ans son aîné, l’initie à ses jeux. Il aura fait de même avec ses précédentes compagnes. L’un des plus fameux, il y en aura de plus érotiques, consiste en déclinaisons anagrammatiques comme ces Roses au coeur violet. Au départ, Unica se mettra dans les pas de son ami et maître, puis très vite elle s’en émancipera. Dès 1954, dix de ces anagrammes seront publiés accompagnés de dix dessins. Ce sont les Herrentexte, ces textes ou écritures sorcières, suivis de Oracles et spectacles en 1967 qui en réunira quatorze accompagnés de gravures. Cette activité se poursuivra jusqu’en 1964, et Mistake, directement écrit en français en sera le dernier feu. Dans L’homme jasmin, elle invente et décline des jeux à deux. Elle en énonce les règles. Pour la seconde, les participants se doivent d’être un homme et une femme. Unica aime les chiffres, aime les lettres tombés au hasard, elle en joue dans les deux langues, la langue maternelle et la langue d’adoption. Dans la vie, elle en poursuit l’oracle.

Les pas perdus d’Unica Zürn. 1916, naissance de Nora, Berta, Unica, Ruth Zürn. Je n’ai rien trouvé sur le choix de son unique prénom. 1933, elle entre comme sténotypiste aux studios cinématographiques de l’UFA à Berlin, puis deviendra scénariste et auteure de films publicitaires pour les mêmes studios. 1942, elle épouse Erich Laupenmühlen dont elle aura une fille puis un fils. Elle en divorcera en 1949. Pendant ces années de mariage, elle devient femme d’intérieure. Rendue libre, elle rédige contes et récits radiophoniques, et commence à dessiner. Le début des années 1950 est financièrement difficile. 1952, elle rencontre l’artiste Hans Bellmer qui devient son compagnon. Elle le suivra dans son retour à Paris en 1953. 1955 marque sa première séparation d’avec Bellmer. Il y en aura d’autres.1956 voit sa première exposition parisienne. 1957, elle rencontre le poète Henri Michaux. 1960, après avoir jeté son passeport dans une boîte à lettres, Unica est internée à Berlin, avant de rejoindre l’hôpital Sainte Anne à Paris, premières de ses nombreuses hospitalisations. Entre deux crises, les périodes de rémission se feront de plus en plus courtes. 1964, dernières anagrammes écrites directement en Français, Mistake. Elle commence la rédaction de l’Homme-Jasmin. 1970, sortie pour quelques jours de l’hôpital de la Chesnaie, Unica rejoint l’appartement de Hans Bellmer et se jette dans le vide depuis le sixième étage du balcon. Par-delà leurs diverses séparations, Unica Zürn et Hans Bellmer reposent ensemble au cimetière du Père Lachaise à Paris.

Elle s’est envolée, tout va bien pour elle. Son malheur commence avec la descente. C’en est fini de toute cette poésie.

Post-scriptum – J’avais déjà écrit sur Unica Zürn en 2004 pour Zon’art, bulletin épisodique et aléatoire sur les expressions et arts populaire, hors-norme, en marge, dont il me reste un exemplaire papier. Je récidivais quelques années plus tard pour le webzine Bulbe à la faveur d’une exposition. Le site a disparu, le texte perdu.

Copyright. Unica Zürn, encre de chine et aquarelle su papier, coll. Yoko Ono.

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A propos de Stéphanie Buttay

L'écriture accompagne depuis toujours ma pratique du dessin et de la couture. Voire, elle les précède : création de livres d'artistes notamment avec l'ami poète Werner Lambersy. Représentée au Musée de la création Franche à Bègles et au Prieuré Saint Cosme pour le Livre pauvre, j'ai publié aux éditions du Carnet du dessert de lune et dans la revue Cabaret.

30 commentaires à propos de “#nouvelles | Stéphanie Buttay”

  1. « Jouissance. J’aime donner à manger à mes livres.  »
    « Le livre s’enrichit de nos gestes.  »
    C’est dans ce dernier paragraphe que vous nous faites quitter l’austérité comptable et compilatrice des livres que l’on s’approprie dans un espace donné (fini même si on pousse les murs).
    La progression de votre propos entre la bibliothèque idéale ou idéalisée que l’on s’est choisie au dérangement assumé avec une pointe de regret ou d’ironie me touche. Lire c’est choisir. cqfd.

  2. Cartographier. Se plier à l’espace, suivre les plis, suivre le plan de l’appartement. Passée l’entrée, les bibliothèques courent le long des murs, comme la main courante d’un escalier. Tenir la rampe.

    Oui, ce sont les livres qui font le chez-soi et qui nous guident.
    Belle journée Stéphanie.

  3. Le plan séquence en 1 transporte ( quelle bibliothèque ! richesse d’associations!) . La pose réflexive en 2 ajoute un peu de contradiction au bel ordre de la coursive et de la rampe d’escalier). L’entrée du sujet « poétise » … 2 verbes 1 substantif pour partager l’amour des livres et faire rêver.

  4. « ébahi d’être encore en vie ». Merci pour « se recorder » et la chanson des petits pois . ( trouver l’accord du désaccord du Songe d’une nuit j’y pense soudain en lisant ces très belles lignes ). Merci.

  5. je suis venue plusieurs fois vers cette page et j’y reviens encore… et c’est vrai, je m’aperçois que je n’ai pas encore laissé trace de mes passages
    j’ai aimé le 3 du 1, *jouir*, ajouter des marques, des plumes, y glisser dedans des choses qu’on aime, des cartes postales qu’on reçoit et qu’on redécouvre plus tard
    et l’expression *nourrir le livre* me parle

    dans le 3 la chanson des petits pois m’a reconduite à l’équeutage des haricots verts, sorte de rituel d’été en compagnie de mon frère qui revenait tous les deux trois jours et que je pratique toujours aujourd’hui dans mon propre jardin… impossible de fixer tout cela sur une simple bande magnétique, c’est tellement plus que cela… tout ce qui nous a construits de ces partages d’enfance…

  6. Je te lis pour la première fois Stéphanie. Tout d’abord merci d’être passée me lire. Je vais te suivre sur ce cycle avec plaisir.
    À te lire : dans la 4ème proposition, ce travelling en métro à partir du livre en train d’être lu m’a frappée. Ah oui, c’est ça, sortir du livre, il suffit de lever la tête et « recorder » !
    Bonne suite.

  7. Rame (ligne) du métro, ligne de mire, recorder, raccorder, discorder (corde)… et si je divague: le fil de la cosse des petits pois, la bande magnétique de la cassette audio. Il y a un sous-jacent qui cherche à se dire, comme un motif. En tout cas, j’y suis sensible. Merci Stéphanie pour vos propositions.

  8. Courir son risque, ne pas rester sur le bas côté, ne pas tâter l’eau sans s’y risquer. Début fort et narration si vivante, la capitale en vacance, la lumière et l’obscurité dans le métro, le sujet du livre, on reste collé au texte, à l’anecdote, ce qui surgit du souvenir au fur et à mesure que l’auteure s’en souvient. Merci, Stéphanie.

    • …les fichiers Unica Zürn sont perdus, Nathalie… Et cette étrange coïncidence du nom d’Henri Michaux qui parcourent nos deux textes en écho, le monde est tout petit ! Et comme ça parcourait vos autres textes, et que je suis curieuse, j’ai lu le Monde et le pantalon. Merci

      • je n’ai pas voulu intégrer le mot « perdu »( acte manqué ) , j’ai pensé disparu avec le site mais pas disparu de vos « cahiers »…

  9. #5 découvrir davantage Unica Zürn à travers ces lignes biographiques, la quête, quatre stations autour de la perte qui accompagne toujours le parcours qu’on tourne ou qu’on vire…
    merci pour m’avoir donné à revoir son visage…

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